« La réalité qui nous entoure a changé radicalement ; la poursuite de notre travail nécessite de nouveaux outils. »
C’est ainsi que Sapir Sluzker Amran a expliqué la décision qu’elle et sa compagne de lutte, Carmen Elmakiyes Amos, ont prise à la fin de l’année dernière de mettre fin aux activités de Shovrot Kirot (« Briser les murs »), le mouvement féministe mizrahi qu’elles avaient construit ensemble.

Fondé en 2019, Shovrot Kirot est rapidement devenu connu pour avoir organisé des manifestations virulentes, des campagnes de sensibilisation et des actions directes dans le cadre d’une série de combats transversaux pour la justice dans la société israélienne - allant de la défense du droit au logement, de la lutte contre les violences faites aux femmes, des violences policières et du pinkwashing, à la réinsertion des prisonniers, des droits des demandeurs d’asile, des luttes des Mizrahim, de la lutte contre la pauvreté et de l’influence croissante du laboratoire d’idées religieux de droite Kohelet Policy Forum sur la politique israélienne. Mais l’éventail de leurs campagnes était loin d’être la seule chose qui distinguait le groupe.
Alors que la plupart des groupes israéliens de défense des droits de l’homme ont traditionnellement été dirigés par l’élite ashkénaze du pays (des Juifs dont les ancêtres sont originaires d’Europe centrale et orientale), Shovrot Kirot était composé de militantes issus de la classe défavorisée mizrahie d’Israël (celle dont les familles sont venues du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord). Son modèle financier était également unique : contrairement aux organisations habituelles de la société civile israélienne qui dépendent de fondations internationales, de gouvernements étrangers ou de riches philanthropes, Shovrot Kirot se limitait à de petits dons provenant des communautés dans lesquelles elles étaient actives, dans le but d’effacer la distinction entre les « clients » vulnérables et les « experts » professionnels qui les soutiennent.
Pourtant, les changements survenus dans la société israélienne ces dernières années ont contraint Sluzker Amran, avocate spécialisé dans les droits de l’homme, et Elmakiyes Amos, cinéaste et artiste, à repenser leur stratégie. « Nous avons l’impression d’avoir atteint la limite de ce qu’il est possible de faire collectivement à l’heure actuelle », a déclaré Elmakiyes Amos à +972. « Dans le passé, descendre dans la rue ou manifester devant la maison d’un ministre semblait radical et efficace », a-t-elle ajouté. « Maintenant, depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement actuel [fin 2022], cela se produit tout le temps et toutes les manifestations se ressemblent. Nous devons proposer quelque chose de nouveau. »
Leur décision de mettre fin aux activités de Shovrot Kirot était en partie due à la fragilité inhérente à leur structure financière. « Notre mouvement a tout le potentiel nécessaire pour provoquer un changement profond, mais nous ne pouvons pas avoir un réel impact sur la société sans un soutien suffisant », a expliqué Sluzker Amran. « Lorsque nous avons commencé à agir de cette façon, juste avant la pandémie, nous étions l’une des seules organisations à être financées par la communauté grâce à de petits dons : nous avons pris la décision d’être indépendantes. Mais avec la réduction des financements [des services publics] par le gouvernement, par exemple pour les refuges pour femmes victimes de violences conjugales, ces structures doivent désormais trouver leurs propres financements participatifs pour survivre. C’est devenu une compétition, ce qui ne devrait pas être le cas : ces services devraient tous être soutenus par l’État. Notre modèle a commencé à s’effondrer. »

Des militantes de Shovrot Kirot à Givat Amal, au nord de Tel Aviv, le 11 avril 2022. (Oren Ziv)
Le mépris et les doubles standards des groupes ashkénazes de gauche ont également joué un rôle. « Il existe une stigmatisation raciste selon laquelle les Mizrahim seraient de droite - alors qu’en fait, toute la société juive israélienne s’est déplacée vers la droite - et à cause de cela, on nous a toujours demandé de prouver notre légitimité en tant que militantes des droits de l’homme et d’expliquer le lien entre nos luttes et l’occupation [des territoires palestiniens] », a déclaré Elmakiyes Amos. « [Ma réponse est que] tout est lié : ce système est malade et oppressif et nous luttons contre l’injustice pour la libération de toutes et tous. C’est l’autre voie que nous proposons à une gauche qui n’a pas su être inclusive depuis 70 ans. »
« Les personnes qui ont le plus à gagner à un changement du régime [en place] sont celles qui ont elles-mêmes dû faire face à la brutalité policière, aux expulsions, aux démolitions de maisons et au racisme systématique », a poursuivi Sluzker Amran. « Mais ce potentiel n’a pas été pris en compte : nous n’avons souvent été intégrées au débat [avec les autres groupes de gauche] — et je reprends ici leurs propres termes — que pour « apporter de la couleur » lorsqu’ils estimaient que ces espaces étaient « trop blancs ». Il y avait un manque de soutien réel à notre égard, et j’en garde encore du ressentiment. »
La stratégie de Shovrot Kirot pour provoquer un changement politique est simple : amener les communautés marginalisées à se solidariser les unes avec les autres pour construire une force politique impossible à réprimer. « Si nous parvenons à créer des alliances entre toutes les communautés avec lesquelles nous travaillons, elles constitueront une majorité politique », a expliqué Amos Elmakiyes. « C’est la raison pour laquelle ceux qui sont au pouvoir sont si intéressés à les monter les unes contre les autres. »
Mais ces dernières années, et en particulier dans le sombre contexte du 7 octobre et de l’offensive israélienne qui s’en est suivie sur Gaza, cette tâche est devenue plus difficile que jamais. « Une communauté qui est en mode survie ne peut pas prêter attention et donner à une autre, même s’on comprend bien que la lutte [de chaque communauté] est tout à fait justifiée et interconnectée », a-t-elle poursuivi. « Il faut maintenant se concentrer sur le travail de réparation au sein des différentes communautés, afin d’atteindre le point où une alliance véritable et profonde sera possible contre un gouvernement israélien qui choisit la mort plutôt que la vie. »
Retour aux périphéries
Elmakiyes Amos et Sluzker Amran se sont rencontrées lors de la vague de manifestations pour la justice sociale qui a balayé Israël à l’été 2011, et qu’elles ont principalement passée dans des campements de protestation dans les quartiers pauvres et majoritairement mizrahim du sud de Tel Aviv. Depuis, elles défendent haut et fort les droits de toutes les communautés vulnérables et minoritaires, notamment les Israéliens d’origine éthiopienne, les citoyens palestiniens d’Israël, les prisonniers, la communauté LGBTQ+ et les survivant.e ;s de l’Holocauste.
En tant que militantes, les deux femmes se sont fait un nom au fil des ans en tant que figures centrales du mouvement féministe mizrahi, sensibilisant l’opinion à des sujets souvent ignorés non seulement par la droite, mais aussi par la gauche israélienne, majoritairement ashkénaze et issue des classes supérieures, tels que l’affaire des enfants yéménites et l’affaire de la teigne des années 1950, ainsi que d’autres cas d’abus et de persécution contre les Mizrahim de la part de l’élite sioniste. Pendant des années, elles ont été au centre des efforts visant à mettre fin à l’expulsion de Givat Amal, un quartier ouvrier de Tel-Aviv à prédominance mizrahie ; après 60 ans de batailles juridiques, les habitants ont finalement été expulsés en 2021 pour permettre à des magnats de l’immobilier de construire des appartements haut de gamme.

Des policiers israéliens arrêtent un activiste lors de l’expulsion de familles principalement mizrahim du quartier de Givat Amal à Tel Aviv, le 29 décembre 2014. (Oren Ziv)
Mais dans un domaine où les succès sont rares, Elmakiyes Amos et Sluzker Amran ont remporté une victoire dans leur campagne de protestation visant à obtenir la libération anticipée de Dalal Daoud, une citoyenne palestinienne d’Israël qui purgeait une peine de 25 ans pour avoir tué son mari qui l’avait violée et maltraitée à de nombreuses reprises. Daoud est ensuite devenue active au sein de Shovrot Kirot, personnifiant ainsi la thèse du mouvement (changement et alliance) : « Nous voyons des femmes que nous aidions encore il y a un an ou deux devenir des participantes actives au mouvement, soit en tant que donatrices, soit en tant que militantes, une fois qu’elles ont réussi à se sortir de l’eau », a déclaré Elmakiyes Amos à +972 en 2021.
En 2020, Shovrot Kirot a participé à la marche des fiertés de Tel Aviv avec des banderoles dénonçant le « pinkwashing » de l’occupation par Israël. Lors d’un concert qui a suivi la marche, Sluzker Amran a été physiquement agressée par quelqu’un qui était là aussi alors qu’elle protégeait une femme avec un enfant qui était agressée parce qu’elle brandissait un drapeau palestinien. L’agresseur, un homme gay, lui a violemment cogné la tête contre le sol, lui causant des blessures qui ont nécessité des soins à l’hôpital. Alors que la police a conclu un accord avec l’homme pour 500 NIS (140 $) afin de clore l’affaire, Sluzker Amran a insisté pour faire rouvrir le dossier et a déposé une plainte. L’affaire est toujours en cours.
Depuis lors, met en garde Sluzker Amran, la liberté d’expression dans la société israélienne, même parmi les citoyens juifs, n’a fait que se restreindre davantage. « Notre droit de manifester est plus que jamais menacé — nous sommes maintenant dans un pays fasciste », dit-elle. « Voir un policier lors d’une manifestation pour les d’otages étouffer, puis charger à cheval la sœur de l’otage Matan Zangauker est une image que je ne peux pas oublier.
« Il y a quelques semaines, je suis allée à une manifestation où les gens scandaient des slogans en hébreu et en arabe, et un policier a essayé d’interdire uniquement ceux en arabe », se souvient Sluzker Amran. « Je lui ai dit : « Vous réprimez non seulement les Palestiniens ici, mais aussi la langue et la culture de vos grands-parents : nous sommes des Juifs arabes. » Il a répondu : « Mais je ne comprends pas ce qu’ils disent. » « Alors apprenez », ai-je rétorqué. Il a été décontenancé. »
Pour Elmakiyes Amos, en même temps, les conditions actuelles appellent chaque communauté à se replier sur elle-même. « L’année dernière, nos membres ont été confrontés à des situations de plus en plus extrêmes sur le plan politique et personnel, ce qui a rendu plus difficile le soutien mutuel entre les différentes luttes et communautés et l’établissement d’alliances, ce qui a toujours été notre objectif. » « Même au sein du mouvement », a ajouté Sluzker Amran, « on a commencé à entendre : « Mais cette campagne n’est pas féministe », ou « Cette action n’est pas contre l’occupation », ou « Ce n’est pas de l’activisme Mizrahi ou LGBTQIA+ », etc. »
Des militant.e.s du groupe de gauche Mizrahi Shovrot Kirot et du collectif Kan2Come bloquent l’accès à l’autoroute Ayalon à Tel Aviv lors des manifestations antigouvernementales, le 26 mars 2023. (Keren Manor/Activestills.org)
« Dans cet environnement où tout est extrêmement agressif et violent, il est nécessaire de faire un travail communautaire profond et à long terme », explique Elmakiyes Amos. « Personnellement, je continuerai à travailler avec la communauté dans laquelle j’ai grandi [Mizrahim, dans à la « périphérie » d’Israël], car c’est celle dont je connais le mieux les besoins. »
Le premier projet d’Elmakiyes Amos après Shovrot Kirot est une initiative appelée « Cinema on the Block », qui vise à rendre les films à fort impact social accessibles aux quartiers défavorisés, à stimuler le discours critique et à mettre à disposition des outils de résistance. « Je crois sincèrement en l’art comme vecteur de changement », a-t-elle expliqué. « Le travail communautaire est urgent à l’heure actuelle pour qu’il y ait une possibilité de véritable coexistence et de rapports de bienveillance mutuelle et de solidarité réelle entre les communautés défavorisées, ce qui pourrait à son tour transformer la réalité ici. »
« Je veux croire que notre voix fait la différence »
Sluzker Amran a fait la une des médias internationaux en mai 2024 lorsqu’elle et Neta Hamami Tabib, membre du conseil d’administration de Shovrot Kirot, ont tenté d’empêcher que les camions d’aide humanitaire et de distribution de nourriture à Gaza ne soient pillés par des dizaines de colons israéliens au poste de contrôle de Tarqumiyah, en Cisjordanie occupée. Les soldats et la police sont restés les bras croisés pendant que les colons agressaient physiquement les deux militantes et détruisaient l’aide. Le travail de Sluzker Amran pour faire la lumière sur cet incident a déclenché des campagnes internationales qui ont finalement contribué à empêcher les colons d’intercepter les camions.
« Je voyais des images [de colons pillant des camions d’aide humanitaire] depuis chez moi à Tel Aviv, à seulement une heure de là, et à un moment donné, je n’en pouvais plus et j’ai senti que je devais faire quelque chose », a-t-elle déclaré à +972. « Même si c’était très effrayant, nous y sommes allées, nous voulions comprendre comment agir pour arrêter cela, car personne ne le faisait. Quand nous sommes arrivées, ils avaient déjà détruit une partie des produits. Ils sont partis et sont revenus avec plus de monde. Neta prenait des photos et je suis montée dans le camion. Nous avons crié [aux colons] d’arrêter de piétiner la nourriture, que ce qu’ils faisaient allait à l’encontre des plus hautes valeurs du judaïsme, que les gens mouraient de faim.
« L’un des colons m’a alors giflé très fort, et les soldats et les policiers présents n’ont rien fait. Mais un autre colon, un jeune garçon, m’a envoyé plus tard un message pour me dire qu’il y avait réfléchi et qu’il avait réalisé que ce qu’il avait fait était mal. Je ne sais pas s’il l’a oublié le lendemain, mais pour moi, ce fut un point de départ. »
Sluzker Amran tente de protéger les camions d’aide qui livrent de la nourriture et des biens humanitaires à Gaza, au point de contrôle de Tarqumiyah en Cisjordanie occupée, le 5 mai 2024. (Neta Hamami Tabib)
Pour Sluzker Amran, les événements de ce jour-là ont mis en évidence le type d’actions nécessaires en Israël-Palestine après le 7 octobre. « Il faut se concentrer davantage sur les actions directes et la lutte contre la violence des colons et de l’extrême droite, et accorder plus d’attention à la manière de mener des luttes non violentes dans cet environnement extrêmement violent, tout en sensibilisant politiquement les gens qui sont moins engagés », a-t-elle déclaré. « Je veux croire que notre voix, aussi faible soit-elle, fait la différence et peut influer sur la réalité. »
Le 7 octobre, Elmakiyes Amos et sa fille rendaient visite à ses parents dans sa ville natale d’Ashkelon, une ville ouvrière à majorité mizrahi dans le sud d’Israël. Des décennies de négligence systémique à l’égard des communautés mizrahi ont fait que de nombreuses maisons à Ashkelon, y compris celle des parents d’Elmakiyes Amos, ne disposent pas d’abris anti-bombes. Ainsi, alors que les missiles volaient au-dessus de sa tête et que les militants du Hamas patrouillaient dans son quartier, elle a caché sa fille pendant 24 heures dans ce qui semblait être la partie la plus sûre de la maison : la penderie.
Pour Elmakiyes Amos, le logement est un symbole de la hiérarchie ethnique dans la société israélienne. « Il y a d’abord la question de savoir qui a accès à des abris et qui n’y a pas accès : nos quartiers n’en ont pas », explique-t-elle. « Nos différents combats ne sont bien sûr pas équivalents, mais ils s’inscrivent dans le même système. »
Comme d’autres communautés de la « périphérie » d’Israël qui ont été directement touchées par l’attaque du 7 octobre, telles que Netivot, Ofakim et divers villages bédouins du sud d’Israël, Ashkelon a été exclue du plan de 18 milliards de shekels de mesures de réhabilitation adopté par le gouvernement israélien en décembre 2023. Sderot, une autre ville du sud qui a subi d’importants tirs de missiles depuis Gaza le 7 octobre et pendant de nombreuses années auparavant, n’a été incluse dans le programme qu’après une bataille publique acharnée menée par son maire.
En réponse à ce manque de considération, Elmakiyes Amos a lancé l’initiative communautaire « Okef Israel » (« Faire le tour d’Israël »), qui vise à unir les communautés exclues du plan de réhabilitation gouvernemental et à les aider à s’organiser politiquement pour défendre leur cause et collecter des fonds. Le premier volet de l’initiative consistait à recueillir les témoignages des habitants sur ce qu’ils avaient vécu le 7 octobre, qui ont ensuite été partagés sur les réseaux sociaux pour amorcer un dialogue et renforcer la solidarité entre les communautés. Parallèlement, Elmakiyes Amos a lancé un projet artistique qui a débouché sur une exposition, « 30 secondes », documentant la vie quotidienne de sa famille et des habitants d’Ashkelon pendant les premiers jours qui ont suivi le 7 octobre.
Shovrot Kirot a également apporté un soutien constant aux familles des otages dès les jours qui ont suivi le 7 octobre, en exigeant un cessez-le-feu et un accord sur les otages. Mais en accord avec leur travail centré sur les communautés sous-représentées et marginalisées dans le discours israélien, ils ont déployé des efforts particuliers en faveur des travailleurs étrangers et des citoyens bédouins pris en otage, ainsi que de deux otages capturés il y a plus de dix ans et largement absents du débat public : Avera Mengistu et Hisham Al-Sayed. « Lors des manifestations, nous essayons toujours de représenter les invisibles », a expliqué Elmakiyes Amos.
Pour Elmakiyes Amos et Sluzker Amran, s’écarter de la structure de Shovrot Kirot marque le début d’un nouveau chapitre, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles mettent fin au mouvement en soi, et elles ont l’intention de continuer à travailler ensemble. L’un des projets qui se poursuivra sous la direction de Sluzker Amran est l’Ezrachion, une archivage numérique indépendantedes luttes sociales et politiques en Israël-Palestine.
« Les archives sont conçues comme un outil d’éducation politique et de résistance », explique Sluzker Amran. « [Elles nous permettent de lutter] contre l’isolement et de tirer les leçons du passé afin que nos actions gagnent en efficacité stratégique. » Les archives offrent désormais la possibilité de télécharger des images en temps réel lors des manifestations. « De cette façon », ajoute-t-elle, « nous pouvons également apprendre les uns des autres. »
Nathalie Rozanes