1. Le Commissaire européen chargé des relations commerciales internationales et le Chef du Département du Commerce des Etats-Unis viennent de faire des offres de réduction apparemment considérables de leur soutiens internes agricoles afin de débloquer les négociations du Doha Round et d’inciter les pays en développement à faire des offres parallèles sur l’accès à leurs marchés des services et des produits non agricoles.
2. Peter Mandelson a proposé de réduire de 70% la MGS (« mesure globale de soutien ») totale de l’Union européenne (UE), de 65% au moins les soutiens « de minimis », et a dit qu’il est possible de réduire davantage les subventions de la boîte bleue que ce que prescrit l’Accord-cadre du 31 juillet 2004, donc de les descendre au dessous de 5% de la valeur de la production agricole totale de l’UE. Nous allons montrer que ces propositions ne remettraient pas en cause la politique agricole commune (PAC) actuelle vue de Bruxelles et laisserait même des marges d’augmentation des soutiens internes ayant des effets de distorsion des échanges. Par contre, comme l’UE triche massivement dans l’imputation de ses soutiens dans les différentes « boîtes » de l’OMC, la condamnation de ces tricheries ferait s’écrouler la PAC. Une prochaine chronique s’intéressera à la fiabilité des offres de réduction des soutiens des USA.
Vues de Bruxelles, les propositions de Peter Mandelson sont compatibles avec la PAC
Définitions préalables sur les composantes des soutiens internes couplés
3. La MGS totale correspond aux soutiens internes « ayant des effets de distorsion des échanges » (on dit aussi « couplés », sous-entendu au prix ou à la production de l’année en cours), autrement dit à la « boîte orange ». La MGS totale est la somme des MGS par produit et de la MGS « autre que par produit ». En outre il faut distinguer la MGS totale autorisée ou consolidée à l’OMC de la MGS totale appliquée ou utilisée ou notifiée : la première est fixée à 67,2 milliards d’€ depuis 2000 pour l’UE-15 tandis que la seconde est tombée à 39,3 milliards d’€ en 2001-02, dernière campagne de commercialisation des soutiens internes notifiés à l’OMC par l’UE. L’Accord sur l’agriculture (AsA) de l’OMC a prescrit aux pays développés de réduire la MGS totale autorisée de 20% de 1995 à 2000. Comme la MGS totale de la période de base 1986-88 par rapport à laquelle les réductions devaient intervenir était de 83,949 milliards d’€ (après conversion des 80,975 milliards d’écus en euros), la MGS totale autorisée depuis 2000 est donc tombée à 67,159 milliards d’€.
4. Une première remarque concerne la différence de 27,9 milliards d’€ entre les MGS totales autorisées et appliquées en 2001-02. Elle est héritée du décalage entre ces deux indicateurs qui était déjà de 31,146 milliards d’écus (78,672 milliards d’écus pour la MGS autorisée et 47,526 milliards d’écus pour la MGS appliquée) dès la première année de mise en œuvre de l’Accord sur l’agriculture en 1995-96. Donc, dès de départ, la MGS totale appliquée avait déjà été réduite de 39,6% alors même que la réduction totale requise sur la période 1995-2000 n’était que de 20% !
5. Cette première escroquerie de l’UE (les USA ont fait encore mieux !) s’explique pour l’essentiel par le fait que, durant la période de base 1986-88, les revenus agricoles étaient essentiellement assurés par le soutien des prix, y compris par des prix d’intervention élevés, alors que la réforme de la PAC de 1992 a fortement réduit les prix d’intervention des céréales et des viandes bovine et ovine en les remplaçant par des aides directes qui, elles, ont été placées dans la boîte bleue. Ce sont ainsi 18,8 milliards d’écus qui sont sortis de la MGS totale appliquée de 1995-96. Ensuite la MGS de 1986-88 était artificiellement élevée pour deux raisons : 1) les prix mondiaux de cette période étaient très faibles de telle sorte que les MGS par produit ont été particulièrement élevées ; 2) l’UE et les EU ont bénéficié d’un « crédit pour baisse de la MGS » qui a consisté à relever la MGS de la période de base pour récompenser les pays qui n’avaient pas attendu la fin de l’Uruguay Round pour réduire leurs soutiens internes couplés.
6. Les soutiens de minimis sont les mêmes soutiens couplés mais qui ne sont pas comptabilisés dans la MGS par produit appliquée tant qu’ils restent inférieurs à 5% de la valeur de chaque produit, ni dans la MGS autre que par produit appliquée s’ils sont inférieurs à la valeur totale de la production agricole du Membre de l’OMC. Celle-ci ayant été de 246,4 milliards d’€ en 2001-02, le soutien de minimis autre que par produit autorisé était donc de 12,3 milliards d’€.
7. Enfin la boîte bleue comprend les subventions partiellement découplées - car basées sur des facteurs de production fixes (superficies de la période 1989-91, rendements de la période 1986-91, et têtes de bovins de 1992) - allouées aux agriculteurs en compensation de la baisse des prix d’intervention. La boîte bleue de l’UE (les USA n’en n’ont pas) rassemble les aides directes établies depuis la réforme de la PAC de 1992 pour les céréales, oléagineux, protéagineux, viandes bovine et ovine, et dont le montant par hectare ou tête de bétail a été augmenté par la réforme de la PAC de 1999 suite à de nouvelles baisses de leur prix d’intervention. La réforme de la PAC de 2003-04 a introduit de nouvelles aides directes compensatoires de la baisse des prix d’intervention pour la poudre de lait écrémé, le beurre, le riz, le coton, l’huile d’olive, le tabac, le houblon. Le sucre devrait suivre d’ici quelques mois.
8. Mais, surtout, cette dernière réforme a décidé de transférer (depuis janvier 2005 pour la plupart des Etats membres de l’UE et à partir de janvier 2006 pour la France) la majorité des aides directes de la boîte bleue à la boîte verte - celle des subventions non soumises à réduction à l’OMC -, en les « découplant » totalement, c’est-à-dire en les octroyant indépendamment de la nécessité pour les agriculteurs de produire et de la nature des productions : c’est le « paiement unique par exploitation » (PUE) générant des « droits à paiement unique » (DPU).
La réduction de la MGS totale autorisée
9. Autrement dit, depuis 1992 l’UE a progressivement opéré un double transfert des soutiens de la boîte orange à la boîte bleue puis à la boîte verte. Tant est si bien que, lorsque les dernières réformes de la PAC commencées en 2003 auront été totalement mises en œuvre, pratiquement au moment où le nouvel Accord sur l’agriculture qui sortirait du Doha Round serait lui-même mis en œuvre, soit a priori le 1er janvier 2008, la MGS totale appliquée devrait avoir baissé de 39,3 milliards d’€ en 2001-02 à environ 18,8 milliards d’€. Cette réduction de 20,5 milliards d’€ est le fait des MGS par produit, soit de : 9,709 milliards d’€ pour la viande bovine (suite à la suppression du prix d’intervention le 1er juillet 2002), 378 millions d’€ pour le riz, 1,898 d’€ pour les produits laitiers, 1,242 milliards d’€ pour l’huile d’olive, 517 millions d’€ pour le coton, 964 millions d’€ pour le tabac et 5,809 milliards d’€ programmés pour le sucre.
10. Tout ceci réduirait de 48,4 milliards d’€ la MGS totale appliquée par rapport à la MGS totale autorisée de 67,2 milliards d’€, soit une baisse de 72%. Voilà pourquoi Peter Mandelson a proposé de réduire de 70% la MGS totale autorisée de l’UE, sans avoir en fait à réduire quoi que ce soit de la MGS totale appliquée qui pourrait même augmenter de 1,6 milliard d’€ !
11. En réalité l’UE pourrait même abaisser sa MGS totale appliquée à 10,4 milliards d’€ en remplaçant les MGS des fruits et légumes, qui ont été de 8,4 milliards d’€ pour 2001-02, par des aides directes intégrées à la boîte verte du « paiement unique par exploitation », auquel cas sa marge de réduction possible de la MGS totale autorisée passerait à 84,5% !
Les MGS par produit liées à des prix d’intervention n’ont aucun sens économique mais permettent à l’UE de faire croire qu’elle réduit fortement ses soutiens couplés
12. A ce stade, une explication plus technique s’impose sur la façon de calculer les MGS par produit. Dans l’UE 94% de celles-ci ont consisté en 2001-02 en des soutiens du prix du marché liés à un prix d’intervention ou à des mesures équivalentes de soutien des prix, auxquels s’ajoutent 6% de subventions en fonction du volume de production ou du prix.
13. Les rédacteurs de l’Accord sur l’agriculture de l’OMC n’avaient pas un gros quotient intellectuel car la MGS liée à un prix d’intervention n’a aucun sens économique puisqu’elle est définie et calculée comme l’écart entre le prix d’intervention du produit l’année de notification et le prix mondial de référence de la période de base 1986-88, écart multiplié par le volume de production susceptible de bénéficier du prix administré, en pratique la totalité de la production. Donc cette MGS est indépendante des opérations effectives d’intervention ou du prix mondial courant. Par exemple, puisque le prix d’intervention du blé est à 101,31 € la tonne (€/t) depuis juillet 2001 et que le prix mondial de 1986-88 était de 86,5 €/t, la MGS par tonne est restée à 14,8 €/t depuis bien que le prix mondial moyen du blé ait augmenté de 103 $/t en 2000/01 à 115 $/t en 2001/02, 142 $/t en 2002/03 et 153 $/t en 2003-04. Pourtant le soutien réel à la tonne, mesuré par l’écart entre le prix mondial et le prix d’intervention de l’année courante et concrétisé par le niveau des stocks publics d’intervention, a fortement baissé !
14. Une seconde preuve du faible quotient intellectuel des rédacteurs de l’Accord sur l’agriculture a été de considérer le prix d’intervention comme une mesure de soutien du prix intérieur se suffisant par lui-même. Il n’aurait en réalité aucun impact sur le prix intérieur sans coexister avec des mesures de soutien des prix bien plus déterminantes : la protection à l’importation d’abord mais aussi les subventions à l’exportation, les quotas de production, le gel des terres et l’aide alimentaire extérieure et intérieure. Il s’agit donc d’un faux soutien des prix, dont la suppression n’a pas de conséquence significative sur le revenu des agriculteurs ou les prix agricoles tant que subsistent à côté une forte protection à l’importation et les autres mesures ci-dessus (1). D’autant que la suppression des prix d’intervention est généralement remplacée par des subventions possibles au stockage privé qui, n’étant pas déclenchées automatiquement, ne donnent pas lieu à un calcul de MGS, ce qui permet de réduire la MGS appliquée.
15. Cette absurdité des MGS liées aux prix d’intervention a ainsi conduit l’UE à supprimer le prix d’intervention de la viande bovine le 1er juillet 2002, un véritable tour de passe-passe qui lui a permis de réduire du jour au lendemain sa MGS totale appliquée de 24,7%, soit de 9,7 milliards d’€. Et ceci sans incidence sur le prix du marché intérieur ni sur le revenu des éleveurs puisque la réforme de la PAC de 1999 avait programmé une forte hausse des aides directes en contrepartie de la suppression du prix d’intervention. L’UE s’apprête à rééditer l’opération avec la suppression proposée du prix d’intervention du sucre, ce qui réduira sa MGS totale appliquée à nouveau de 5,8 milliards d’€.
16. En outre la façon dont est calculée la MGS d’un produit liée au prix d’intervention (ou à une « mesure équivalente de soutien ») correspond à un montant de soutien des prix théorique et non réel, qui est très supérieur au coût des subventions compensatrices, de telle sorte que les Etats membres comme l’UE ont tout intérêt à remplacer les MGS par produit par des subventions puisque cela diminue d’autant leur soutien total. Ainsi la suppression escomptée du prix d’intervention du sucre remplacera la MGS de 5,8 milliards d’€ par une aide directe aux betteraviers de 1,5 milliard d’€.
Mais la supercherie ne s’arrête pas là, elle s’étend aux soutiens de minimis et à la boîte bleue.
Les soutiens de minimis : augmenter les soutiens en laissant croire qu’on les baisse
17. Tant qu’existait un prix d’intervention de la viande bovine la MGS s’est maintenue à un niveau très supérieur à 5% de la valeur de la production de viande bovine : les 9,709 millions d’€ de MGS en 2001-02 représentaient 47% de la valeur de la production de viande bovine de 20,671 milliards d’€. Puisqu’il n’y a plus de prix d’intervention depuis juillet 2002, donc plus de MGS de la viande bovine, l’UE peut augmenter ses soutiens de minimis à la viande bovine jusqu’à 5% de la valeur de la production, soit de 1,033 milliard d’€. La même chose se produira pour le sucre dont le prix d’intervention sera supprimé si la réforme demandée par la Commission européenne est adoptée par le Conseil et le Parlement européen.
18. Donc au fur et à mesure que l’UE supprime les prix d’intervention ou les abaisse suffisamment pour que les MGS par produit soient inférieures à 5% de la valeur de la production du produit en question, la valeur de la production agricole des produits sans MGS par produit augmente et donc l’ensemble des soutiens de minimis par produit. Ainsi la suppression du prix d’intervention, présentée comme la baisse des soutiens couplés, transforme non seulement le faux soutien des prix en subvention sonnante et trébuchante des boîtes bleue ou verte mais permet en outre de réintroduire des soutiens couplés autorisés très importants.
19. Comme souligné par des chercheurs australiens, le calcul du niveau permis de minimis de la MGS par produit doit éviter le double compte qui surviendrait si l’on retenait 5% de la valeur de la production de l’ensemble des produits pris séparément, alors qu’il ne faut pas y inclure la valeur des produits pour lesquels l’exemption de minimis n’a pas été notifiée à l’OMC car leur MGS spécifique est supérieure à 5% de la valeur de leur production (2). Il est possible voire probable que la Commission n’entre pas dans ces détails techniques subtils et considère que le soutien de minimis de la MGS par produit est égal à 5% de la valeur de la production totale .
20. L’UE a très peu utilisé le soutien de minimis, tant au titre des MGS par produit que pour la MGS autre que par produit, contrairement aux USA pour la MGS autre que par produit. En 2001-02 le soutien de minimis lié aux MGS par produit n’a été que de 468 millions d’€ alors que la valeur totale de la production des produits ayant une MGS par produit supérieure à 5% a été de 113,1 milliards d’€ pour une valeur de la production agricole totale de 246,4 milliards d’€. C’est dire que la valeur de la production agricole des produits sans MGS par produit a été de 133,3 milliards d’€ et donc que le soutien de minimis autorisé par produit était de 5% de cette valeur soit de 6,7 milliards d’€. Et comme la MGS autre que par produit utilisée a été de 574 millions d’€, l’augmentation possible du soutien de minimis autre que par produit appliqué était de 11,7 milliards d’€ par rapport au total autorisé de 12,3 milliards d’€.
21. Finalement le soutien total de minimis (par produit et autre que par produit) autorisé a été de 19,0 milliards d’€ (6,7 + 12,3) alors que le soutien total de minimis appliqué (et notifié) n’a été que de 1,042 milliard d’€. On comprend donc que l’UE ait déclaré qu’elle pouvait s’engager à réduire de 65% au moins ses soutiens de minimis puisqu’elle pourrait les réduire de 94,5% ! Les réduire de 65%, soit de 12,4 milliards d’€, laisserait la possibilité de les augmenter encore de 6,6 milliards d’€ par rapport au niveau utilisé en 2001-02.
Plafonner la boîte bleue à 5% de la valeur de la production n’est pas contraignant
22. Quant aux aides de la boîte bleue, l’UE en a notifié 23,726 milliards d’€ pour 2001-02, ce qui représentait 9,6% de la valeur de la production agricole. Puisque l’Accord-cadre de l’OMC du 31 juillet 2004 a plafonné la boîte bleue à 5% de la valeur de la production, soit à 12,321 milliards d’€, cela impliquerait que l’UE la réduise de 11,4 milliards d’€. En pratique il n’en est rien puisque les réformes de la PAC de 2003-04 sont en train de transférer l’essentiel des aides de la boîte bleue dans la boîte verte du « paiement unique par exploitation » (PUE), la boîte bleue résiduelle ne devant guère dépasser 7 milliards d’€ au 1er janvier 2008, lorsque la mise en œuvre du nouvel Accord sur l’agriculture pourrait démarrer. Ce qui laisserait une marge de hausse de 5,3 milliards d’€. On comprend donc que Peter Mandelson ait déclaré que l’UE pourrait aller plus loin que les 5% de plafond de la boîte bleue et accepter des réductions supplémentaires.
Conclusion provisoire : les fortes baisses se transforment en hausse de 13,3 milliards d’€)
23. Une conclusion partielle est que, vues de Bruxelles, les offres de Peter Mandelson sont effectivement compatibles avec la réforme de la PAC et que, par la magie des transferts de boîtes et de l’absurdité de la définition des MGS par produit liées à des prix d’intervention, l’UE non seulement ne serait pas obligée de réduire ses soutiens totaux appliqués mais pourrait les augmenter au total de 13,4 milliards d’€ (1,5 pour la MGS totale + 6,6 pour les soutiens de minimis + 5,3 pour la boîte bleue) et ceci après avoir réduit de 70% sa MGS totale autorisée, de 65% ses soutiens de minimis autorisés et avoir réduit à 5% de la valeur de la production ses aides de la boîte bleue autorisée alors que la boîte bleue appliquée représentait en 2001-02 9,6% de cette valeur !
24. A la réflexion, ce que nous avons qualifié de faible quotient intellectuel des négociateurs de l’Accord sur l’agriculture est plutôt le reflet de la perfidie de l’UE et des USA qui, en ayant négocié pratiquement en face à face les instruments de l’Accord, avaient compris dès cette époque tout le parti qu’ils pourraient tirer des concepts de MGS liée à un prix administré et de minimis, indépendamment bien sûr des boîtes bleue et verte. Mais à malin, malin et demi car ces perfidies vont se retourner contre leurs auteurs qui ont triché massivement.
Mais tous ces calculs supposent que l’on fasse abstraction des tricheries massives de l’UE
25. L’assurance de la Commission européenne que ses offres de réduction des soutiens internes ne remettent pas en cause la PAC actuelle est cependant extrêmement fragile car l’UE n’a cessé de tricher à trois niveaux : 1) le non respect d’une disposition essentielle de l’Accord-cadre du 31 juillet 2004 ; 2) les tricheries massives dans ses notifications passées à l’OMC ; 3) la non-conformité de la PAC actuelle avec les critères de l’AsA.
L’UE ne tient pas compte du plafond aux MGS par produit imposé par l’Accord-cadre
26. Le paragraphe 9 de l’annexe sur l’agriculture de l’Accord-cadre du 31 juillet 2004 prévoit que, « Pour empêcher le contournement de l’objectif de l’Accord par des transferts d’un soutien interne inchangé entre différentes catégories de soutien, les MGS par produit seront plafonnées à leurs niveaux moyens respectifs selon une méthodologie à convenir ».
27. Puisque, selon l’article 6 de l’Accord sur l’agriculture, les « engagements sont exprimés au moyen d’une mesure globale du soutien totale et de niveaux d’engagement consolidés annuels et finals », il n’y a de plafond consolidé pour chaque MGS par produit et les « niveaux moyens » dont parle le paragraphe 9 de l’Accord-cadre ne peuvent donc se référer qu’aux niveaux des MGS spécifiques appliqués et notifiés. En outre deux interprétations sont possibles selon que c’est l’ensemble des MGS par produit appliquées qui est plafonné ou chaque MGS par produit. Il semble bien que les Membres de l’OMC n’aient pas discuté de ce sujet au Comité sur l’agriculture ni de la « méthodologie à convenir ». Cela s’explique pour les pays développés puisqu’ils n’y ont pas intérêt mais cela s’explique beaucoup moins pour les PED si ce n’est qu’ils n’ont pas compris l’enjeu.
28. En s’en tenant à l’interprétation la moins contraignante pour l’UE et les USA que c’est l’ensemble des MGS par produit appliquées qui est plafonné, cela impliquerait le même plafond que les 39,3 milliards d’€ de MGS totale notifiée pour 2001-02 puisque la MGS autre que par produit était nulle car très inférieure au niveau de minimis. Autrement dit les 39,3 milliards d’€ des MGS par produit appliquées en 2001-02 deviendraient le plafond de la MGS totale autorisée et la réduction de celle-ci à 18,8 milliards d’€ au 1er janvier 2008 ne permettrait plus de supporter qu’une baisse de 52,2%, bien inférieure aux 70% proposés par Peter Mandelson.
29. En réalité la marge de manœuvre est pratiquement nulle si l’on tient compte des tricheries massives sur la couleur des boîtes dans lesquelles l’UE aurait dû notifier ses subventions, voire qu’elle n’a pas notifiées du tout .
Les tricheries massives de l’UE dans ses notifications des soutiens internes couplés
30. Depuis le début de l’OMC l’UE et les USA ont triché massivement en notifiant dans les boîtes bleue et verte ou en ne notifiant pas du tout des subventions qui auraient dû être mises dans la boîte orange (MGS totale) et astreintes à réduction. Ces tricheries massives s’expliquent en partie par le fait que, jusque fin 2003, une « clause de paix » protégeait les soutiens internes de l’UE et des USA de poursuites à l’OMC. Elles s’expliquent surtout par le fait que l’OMC n’assure aucun contrôle de la véracité des notifications de ses Membres : c’est à ceux qui sont convaincus que les autres trichent de les poursuivre à l’OMC. Encore faut-il qu’ils aient accès à l’information des pays fraudeurs, ce qui est très difficile pour les pays en développement, et surtout qu’ils aient la volonté politique d’attaquer les géants UE et USA qui contrôlent aussi indirectement les financements du FMI et de la Banque mondiale. Comme l’UE et les USA trichent tous les deux, aucun ne bouge.
31. Gabrielle Marceau de l’Organe de règlement des différends de l’OMC a ainsi répondu sur un forum internet le 27 février 2001 : « Il est bien clair que l’OMC n’a ni les ressources ni les compétences pour agir comme »police« de ces notifications... Chaque pays Membre agit comme chien de garde du système » ! Cette désinvolture de l’OMC sur les notifications de ses membres est d’autant plus inexplicable que la seconde mission fondamentale de l’OMC, après le règlement des différends, est l’examen périodique de leurs politiques commerciales (tous les deux ans pour l’UE et les USA). Malgré que cet examen mobilise beaucoup de moyens, il est uniquement fondé sur les informations que les Membres veulent bien communiquer à l’OMC, ne porte pas sur le contrôle des notifications et ses conclusions sont donc toujours élogieuses.
32. La plus importante tricherie a porté sur les aliments du bétail. L’Accord sur l’agriculture (article 6.2) stipule que les subventions aux intrants sont couplées et astreintes à réduction pour les pays développés. Comme 60% de la production de céréales, oléagineux et protéagineux (COP) de l’UE et des USA servent à l’alimentation animale, donc sont des intrants pour les productions animales, 60% des aides directes aux COP sont couplées mais l’UE les a notifiées en boîte bleue et les USA ont notifié leurs paiements directs en boîte verte. Sur les notifications pour 1995-96 à 2001-02 l’UE a donc triché sur environ 63 milliards d’€ (dont 9 milliards d’€ pour 2001-02) qui auraient dû être dans les MGS par produit et non dans la boîte bleue. La réforme de la PAC de juin 2003, qui a transféré environ 80% des aides directes aux COP de la boîte bleue à la boîte verte du « paiement unique par exploitation » (PUE), ne change pas leur statut de subventions aux intrants à placer dans les MGS des productions de viandes et de lait tant que la majorité des COP continuent à servir d’aliments du bétail.
33. L’UE a ensuite triché de trois façons :
1) Elle a oublié de notifier, même en boîte verte, certaines subventions relevant de la MGS autre que par produit : les subventions à l’irrigation, pour au moins 300 millions d’€, et la détaxation du carburant agricole pour au moins 2 milliards d’€ (980 millions en France seule).
2) Elle a sous notifié dans la MGS autre que par produit les bonifications d’intérêts d’au moins 700 millions d’€ et les subventions aux assurances agricoles d’au moins 100 millions d’€.
3) Elle a surtout triché en plaçant en boîte verte des subventions relevant de la MGS autre que par produit : c’est le cas notamment de celles à l’investissement des exploitations et des industries agroalimentaires, pour 5,6 milliards d’€ en moyenne depuis 1995-96, dont 5,4 milliards d’€ en 2001-02.
34. Donc, avec ces trois postes seulement, et en y ajoutant les 574 millions d’€ notifiés dans la MGS autre que par produit en 2001-02, celle-ci atteint 9,1 milliards d’€ et se rapproche du plafond de minimis autorisé de 12,3 milliards d’€, ne laissant plus qu’une augmentation possible du soutien de minimis appliqué que de 3,2 milliards d’€. Mais la notification correcte dans la MGS autre que par produit de la quasi-totalité des subventions notifiées à tort dans la boîte verte fera exploser cette MGS bien au-delà du plafond de minimis de telle sorte que le soutien de minimis autre que par produit disparaîtra totalement.
35. Quant au soutien de minimis autorisé de la MGS par produit il est très inférieur aux 6,7 milliards d’€ calculés précédemment car la valeur de la production agricole des produits sans MGS par produit tombe de 133,3 milliards d’€ à 53,0 milliards d’€. En effet la prise en compte des subventions à l’alimentation animale dote désormais d’une MGS par produit la production de porc (25,625 milliards d’€ de valeur de production), de volailles et œufs (17,277 milliards d’€) et de lait (40,134 milliards d’€). Le soutien de minimis autorisé de la MGS par produit n’est donc que de 2,7 milliards d’€, ainsi que le soutien de minimis total autorisé puisque le soutien de minimis de la MGS autre que par produit aura disparu. Donc le réduire de 65% comme l’a proposé Peter Mandelson l’amènerait à 945 millions d’€. Pas de quoi fanfaronner.
36. Sans parler de tricheries, mais plutôt d’incohérence de l’Annexe 2 de l’Accord sur l’agriculture exploitée à fond par l’UE et les USA, on a montré (3) que la totalité des subventions de la boîte bleue et la quasi-totalité de celles de la boîte verte (sauf l’aide alimentaire intérieure) sont couplées (voir paragraphe 42 ci-dessous pour le PUE), ce qui, pour 2001-02, correspond à 44,161 milliards d’€ dont 23,726 milliards d’€ pour la boîte bleue et 20,435 milliards d’€ pour la boîte verte.
37. Au total, en ajoutant aux 44,2 milliards d’€ les 3,1 milliards d’€ de subventions non notifiées du tout ou sous notifiées, puis aux 18,8 milliards d’€ de MGS totale appliquée probable au 1er janvier 2008, la MGS totale appliquée serait alors de 66,1 milliards d’€ et les possibilités de la réduire par rapport à la MGS totale autorisée de 67,2 milliards d’€ ne seraient plus que de 1,6% pour ne pas dire nulles compte tenu de l’approximation de ces calculs. Autant dire que, loin des 70% de réduction proclamés par Peter Mandelson, l’UE n’a aucune marge de manœuvre pour réduire sa MGS totale. Sauf comme on l’a vu à éliminer les dernières MGS liées à des prix administrés ou à des « mesures équivalentes de soutien » comme celles relatives aux fruits et légumes, en les remplaçant par des aides directes d’un montant moins élevé, mais qui resteront cependant à imputer aux MGS par produit.
38. Enfin la notification dans la MGS par produit de la totalité des 23,726 milliards d’€ subventions notifiées improprement dans la boîte bleue (et que la Commission pense avoir transférées pour l’essentiel dans la boîte verte depuis 2005) fera disparaître purement et simplement la boîte bleue de telle sorte qu’il n’y a évidemment aucune baisse possible.
39. Mais l’UE (comme les USA) triche aussi sur ses subventions à l’exportation puisqu’elle oublie d’y placer les aides internes bénéficiant aux produits exportés qui, aujourd’hui, sont bien plus importantes que les subventions à l’exportation. Ces dernières ont ainsi été réduites pour les céréales de 2,16 milliards d’écus en 1992 à 121 millions d’€ en 2002. Mais, en tenant compte des aides directes bénéficiant aussi aux céréales exportées, passées de 117 millions d’écus en 1992 à 1,28 milliard d’€ en 2002, et les exportations ayant baissé de 36,4 à 18,4 millions de tonnes, la subvention par tonne exportée a en fait augmenté de 20% (de 62,5 écus à 75,1 €).
40. L’UE et les USA oublient en conséquence aussi de compter comme subventions à l’exportation les aides directes sur les aliments du bétail consommées par les viandes et produits laitiers exportés. Le sujet portant ici sur les aides internes, on n’ira pas plus loin.
41. Fort heureusement trois jugements en appel de l’Organe de règlement des différends de l’OMC - « produits laitiers du Canada » du 3 décembre 2001, « exportations de coton des USA » du 3 mars 2005 et « exportations de sucre de l’UE » d’avril 2005 - ont créé des précédents soulignant que les aides de la boîte verte des USA sont couplées et ont des effets de dumping lorsque les produits sont exportés. Ils ont aussi montré que le dumping ne peut plus être défini comme le fait d’exporter à un prix inférieur au prix du marché intérieur mais que le prix d’exportation ne doit pas être inférieur au coût moyen de production, compte tenu des subventions croisées. Par conséquent toutes les aides des boîtes bleue et verte allant à des produits exportés peuvent désormais être attaquées pour dumping.
Le paiement unique par l’exploitation n’est pas dans la boîte verte
42. Le paiement unique par exploitation qui concentre désormais l’essentiel des aides directes de l’UE est couplé car il n’obéit pas à trois des cinq conditions du paragraphe 6 de l’Annexe 2 de l’AsA pour être totalement découplé :
1) Il est basé sur le montant des aides reçues de 2000 à 2002, un critère non prévu.
2) L’agriculteur ne peut produire ce qu’il veut car de nombreuses productions sont interdites (fruits et légumes, et lait et betterave sucrière si pas de quotas) ou plafonnées (pas au-delà du quota pour le lait et la betterave sucrière, plafond pour le coton, le tabac, l’huile d’olive). Or le seul fait de ne pouvoir cultiver des fruits et légumes a suffi à l’OMC pour considérer les paiements directs aux producteurs de coton des USA comme couplés.
3) L’agriculteur doit montrer chaque année qu’il dispose d’hectares éligibles pour percevoir le PUE.
43. Surtout, puisque le PUE ne peut être imputé à une production particulière, il est imputable à toutes les productions dont il a pour effet d’abaisser le prix de vente au dessous de coût de production. Toutes les exportations agricoles de l’UE sont donc attaquables pour dumping, même celles qui n’ont jamais reçu d’aides directes comme les vins et fromages AOC dès lors que leurs producteurs perçoivent le PUE.
Conclusion : toutes les subventions sont acceptables si elles n’entraînent pas de dumping
44. Les subventions agricoles ne sont pas condamnables en soi. Elles sont légitimes dès lors que les pays ne font pas de tort aux autres en exportant des produits subventionnés à des prix inférieurs au coût de production total moyen du pays, compte tenu des subventions en amont sur les intrants et investissements.
45. Dans les négociations actuelles les règles du jeu ne sont pas équitables : seuls les pays riches peuvent soutenir leurs agriculteurs par des subventions qui, compensant la baisse des prix au dessous du coût de production, ont à la fois des effets de dumping en cas d’exportation et des effets de substitution aux importations. Dans le même temps où les pays pauvres sont forcés de réduire le seul instrument à leur portée, la protection à l’importation. Et, si l’OMC n’oblige pas les pays les moins avancés à le faire, ils y sont contraints par le FMI et la Banque mondiale. C’est pourquoi la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire une protection efficace à l’importation associée à l’interdiction de toute exportation en dessous du coût total moyen de production est paradoxalement la forme de soutien des agricultures la moins protectionniste.
46. Refonder la PAC et l’Accord sur l’agriculture sur la souveraineté alimentaire sans dumping camouflé sous des subventions de la boîte verte est en outre l’intérêt évident de l’UE puisque ses exportations sur pays tiers en pourcentage de sa production totale n’ont été, de 2000 à 2003, que de 10,7% pour les céréales, 6,9% pour les viandes et 9,5% pour les produits laitiers. Au jeu actuel où l’agriculture sert de monnaie d’échange à l’UE dans ses négociations à l’OMC et avec le Mercosur pour ouvrir des marchés supplémentaires à ses exportations de services et de produits industriels, l’UE perdra infiniment plus que ses 11 millions d’actifs agricoles compte tenu de la multifonctionnalité spécifique de l’agriculture.
Notes
(1) FAO, Soutien interne : aspects liés aux échanges et indications empiriques, n°5 des Documents techniques de la FAO sur les politiques commerciales relatives aux négociations de l’OMC sur l’agriculture, 2005.
(2) Ivan Roberts, WTO Agreement on agriculture. The blue box in the July framework agreement, ABARE, March 2005.
(3) Voir le livre « 50 fiches pour refonder les échanges agricoles sur la souveraineté alimentaire » de Jacques Berthelot qui sortira prochainement. Une version anglaise suivra.