
On ne doute pas qu’un souci patriotique sincère se cache derrière de tels propos en cette période déterminante de l’histoire de la Syrie, mais il est également évident que ces discours reposent sur une mauvaise conception de ce qu’est le peuple syrien. Une idée qui contient malheureusement aussi une grande part de vérité, c’est que le sentiment d’appartenance à un ensemble national n’est pas suffisamment développé chez les Syrien.ne.s pour que, dans la vie publique, ils et elles soient d’abord et avant tout loyaux et fidèles à nulle autre couleur que celle du pays. Les fonctionnaires, peu importe leur couleur « particulière » à la naissance, sont en mesure, s’ils le souhaitent, de faire passer leurs préférences et leurs envies particularistes avant la défense de la loi et de l’État « commun ». Il est rare qu’ils considèrent les autres habitant.e.s de la Syrie comme des citoyen.ne.s, bien plus comme des gens « d’une certaine couleur », et en conséquence,leur citoyenneté et leurs droits sont réduits ou augmentés en fonction de celle-ci, sans qu’il soit possible de trouver un moyen « sûr » de rétablir les droits dont ils ont été privés.
Il est évident que les discussions sur la représentation des différentes couleurs découlent d’une reconnaissance de la fragilité du sentiment d’appartenance à un même ensemble national sur la scène publique, et de la crainte qu’un fonctionnaire puisse discriminer les couleurs selon ses préférences. Ainsi, parler de couleurs et de la nécessité de les représenter, en partant du souci que la Syrie soit celle de tous et de toutes, correspond à un discours d’unité nationale qui prend en compte tous les « groupes », « composantes » ou « couleurs » du pays.
Toutefois, cette « solution » ne fait qu’accroître la fragilité nationale au lieu d’y porter remède.
La dénonciation de la prédominance d’une couleur dans les positions de pouvoir procède de la même démarche, c’est-à-dire que cette critique prend acte du fait que la couleur individuelle de chacun.e prend le dessus sur la couleur nationale dans l’exercice d’une fonction publique. Il ne fait aucun doute que cette question doit être abordée, mais elle ne doit pas être considérée comme un dérèglement imputable à la façon d’être des Syriens eux-mêmes, mais bien au système politique qui les régit et qui consent à un individu occupant un poste de responsabilité la possibilité de faire passer sa « couleur » avant celle de la nation syrienne, quand bon lui semble. La validation d’un système politique où la singularité de chaque couleur l’emporte sur la collectivité nationale impose comme solution « nationale » la répartition par couleur des postes de responsabilité, afin que chaque couleur puisse bénéficier de sa propre singularité dans les charges publiques ; c’est la voie qui mène à une désintégration nationale durable.
La Syrie pour tous les Syriens, cela ne passe pas par la « coloration » des postes, mais par une volonté suffisamment forte pour imposer un mécanisme de contrôle qui oblige les responsables à faire respecter la « couleur syrienne » avant toute autre chose, et à traiter les Syrien.ne.s comme des citoyen.ne.s devant l’État et la loi, en dehors de tout particularisme, sous peine de devoir rendre sérieusement des comptes. C’est le système politique qui est le premier responsable de cette situation, car il permet aux particularismes de s’exercer en discriminant les gens en fonction de leur « couleur ». En effet, les personnes qui occupent des fonctions publiques ont dans la tête une vision des choses qui a été créée explicitement ou implicitement par le système politique dont elles sont des agents, ce qui les amène à adopter un comportement discriminatoire dans leur travail dès lors qu’elles comprennent que le système implique la discrimination et que leur comportement discriminatoire contraire aux intérêts nationaux dans leur travail ne sera suivi d’aucune obligation de rendre des comptes, et pourra même accroître leur crédit au sein du système, en fonction du type de discrimination qu’elles pratiquent. Cela est valable dans la mesure où l’on peut dire que le comportement d’un fonctionnaire est la révélation de ce que le système politique s’efforce de cacher tout en prétendant son contraire en public.
C’est seulement par la possibilité pour chaque citoyen syrien de demander des comptes à un fonctionnaire qui se montre dépourvu de conscience nationale, de sens des responsabilités ou de respect de la citoyenneté de tout.e Syrien.n.e, quelle que soit sa « couleur », que l’identité syrienne prend sa pleine valeur et que se construit le sens de l’appartenance à une même communauté nationale, et c’est là la responsabilité du système politique en premier lieu, et la responsabilité des activistes patriotes de réagir vigoureusement face à tout traitement discriminatoire dans la vie publique. La Syrie ne pourra être un pays pour tous les Syriens que lorsque tous les responsables, quelle que soit leur position, seront obligés, par la force de la loi, par la voix des médias et par toutes les formes possibles de contestation juridique et de contrôle, de traiter tous et toutes sur un pied d’égalité. Dans les pays démocratiques, tout traitement discriminatoire, même au sein des entreprises privées, est puni par la loi.
La réparation d’une injustice commise à l’encontre d’une « couleur » syrienne, à quelque moment que ce soit, est une question qui concerne l’ensemble de la nation, et non pas uniquement cette couleur. Le manque de solidarité entre les couleurs et le fait de ne pas considérer l’injustice comme une affaire d’ordre public, même si cette dernière n’affecte « spécifiquement » qu’une seule couleur ou un groupe particulier, est le symptôme d’un sentiment patriotique défaillant, ce qui est propice à l’émergence d’un autoritarisme discriminatoire qui porte en lui tous les maux imaginables, de la discrimination « par la couleur » à la paupérisation générale, en passant par la volonté d’extermination.
Toute transgression ou injustice, même si sa victime n’est qu’un individu, a une portée générale, et la solidarité avec la victime, même si elle n’est qu’un individu, devrait entraîner la protection de la société dans son ensemble et de chaque individu qui la compose.
La discussion sur la répartition par couleurs a pour fondement une certaine crainte devant les tâches de constitution de la nation, mais surtout elle ne tient pas compte de deux choses importantes : premièrement, les différentes couleurs ne peuvent pas être représentées complètement, et la « coloration » souhaitée est en fait un gaspillage de droits plutôt qu’une protection de ceux-ci, car les « régimes de couleur » perpétuent souvent les intérêts d’une « élite de couleur » qui prétend la représenter, que ce soit par le biais d’une formule constitutionnelle formelle ou d’une formule officieuse cachée. Deuxièmement, il n’y a pas d’intérêts cohérents à protéger pour chacune des différentes couleurs, et en parler ne fait qu’ouvrir la porte à des discriminations dans lesquelles l’intérêt collectif est négligé.
En fait, la diversité de la palette de couleurs syrienne ne peut pas être respectée autrement qu’en passant à l’échelle supérieure, celle des intérêts communs à l’ensemble des éléments constituants du pays.
Une représentation basée sur ce principe universel, soutenue par une volonté politique sincère et des lois contraignantes qui ne permettent à aucun fonctionnaire, quel que soit son rang, d’empiéter sur le droit commun à la collectivité nationale, ainsi que la présence active de médias indépendants pour surveiller et critiquer, voilà les seules choses qui puissent mettre la Syrie sur la voie d’une véritable unification intérieure.
Rateb Shabo