Parmi les Alaouites, un pourcentage important, peut-être la majorité, a critiqué le régime Assad à des degrés divers, pointant la corruption, la « wasta » (les relations ndt), le « shabbih » (appartenance à des bandes liées à l’ancien régime ndt), la discrimination et la répression.... Mais cette critique s’arrêtait toujours à la limite du maintien du régime, limite que les Alaouites ont rarement franchie dans leur « opposition ». Les Alaouites craignaient le changement de régime, quelle que soit la dégradation de leurs conditions de vie et de leur statut moral, car ce qu’ils craignaient profondément de perdre, c’était leur sentiment de sécurité collective, qui est aujourd’hui en train de leur échapper. Cela explique pourquoi une famille alaouite pouvait accrocher au mur une photo de Hafez al-Assad à côté de celle de leur fils, opposant, en prison. Cela explique également les réticences de nombreux opposants alaouites qui avaient pourtant passé des années en prison alors que le régime semblait sérieusement menacé après 2011. On pourrait dire que les Alaouites n’auraient pas été favorables à un renversement du régime Assad s’il n’était pas le fait d’Alaouites, pour éviter de se sentir en danger.
Selon notre perception, basée sur divers entretiens et contacts personnels, le pourcentage des Alaouites qui ne sont pas inquiets ou ne craignent pas la prise de pouvoir par les Islamistes en Syrie n’est pas plus élevé aujourd’hui que celui des Alaouites qui se sont opposés au régime d’Assad et ont œuvré pour le faire changer. Cela indique que les fondements du système politique précédent, de même que les bases du système politique qui se met en place, ne sont pas solides. Dans les deux cas, on constate un attachement contre nature de cette communauté à la réalité politique existante. Il n’est pas logique de blâmer le groupe pour ce qu’il ressent, mais il faut comprendre les éléments qui génèrent et perpétuent ce sentiment, aussi illusoire soit-il. Malgré la nouveauté de la nouvelle situation politique, il est clair que les éléments qui suscitent l’inquiétude des Alaouites ne diminuent pas, mais augmentent au contraire.
En termes de sécurité, l’aspect le plus important dans la vie des gens, les Alaouites semblent être passés d’un sentiment de sécurité collective dans le cadre du régime Assad, dans lequel ils étaient assurés que le système politique, malgré tous ses défauts, ne se retournerait pas contre eux en tant que communauté, à un sentiment de manque de sécurité collective en présence des manifestations évidentes de l’existence d’un régime islamiste qu’ils perçoivent comme une menace que certains vont même jusqu’à qualifier d’« existentielle ». Les Islamistes qui sont maintenant au pouvoir sont depuis longtemps une source majeure de crainte pour la plupart des Alaouites, non seulement parce qu’ils stigmatisent les Alaouites et d’autres comme des déviants de la vraie religion, avec toutes les conséquences politiques et en matière de droits de l’homme que cela implique, mais aussi, et surtout, parce qu’ils tiennent les Alaouites dans leur ensemble pour responsables de la politique et des crimes du régime, ce qui est une menace qui pèse sur leur sécurité en les plaçant sous l’autorité d’un régime qui nourrit des sentiments d’hostilité à leur égard.
Dans leur traque incessante des « restes du régime », de nombreux Islamistes, y compris des commandants sur le terrain, semblent considérer les Alaouites comme le « terreau fertile de l’ancien régime » et pénètrent dans ce milieu non pas en libérateurs ou en conquérants, comme ils le disent dans leur langage, mais en vainqueurs, comme leurs actes le disent. Vainqueurs d’un groupe sectaire « déviant » qu’ils tiennent pour seul et unique responsable de la politique criminelle de l’ancien régime.
La conviction qui s’installe dans l’esprit de beaucoup, et qui est le point de départ des violations et de la perte de repères, repose sur des amalgames erronés, mais confortables, qui jouent sur le plaisir ressenti à criminaliser et stigmatiser l’autre de manière générale. Il s’agit là de la réduction d’un système politique aux multiples points d’appui à sa dimension sécuritaire, puis la réduction de la dimension sécuritaire au contrôle d’éléments de l’environnement sectaire du chef du régime et enfin la réduction de tout cet environnement à ces éléments. Le résultat de toutes ces opérations de réduction est que la guerre contre un système politique qui a dominé la Syrie pendant plus d’un demi-siècle et qui s’est ancré dans tous les milieux sociaux devient une guerre contre un groupe confessionnel et communautaire particulier.
Le sens de la solidarité avec l’ensemble des autres composantes de la nation était absent chez les Alaouites face aux crimes horribles commis contre les milieux de l’opposition, derrière la peur de la chute du régime Assad et des conséquences qu’elle entraînerait pour eux (beaucoup pensent aujourd’hui que cette peur était justifiée), endormant ainsi leur conscience du fait qu’ils se tenaient aux côtés de « l’État et de l’armée ». Aujourd’hui, les signes de l’absence de solidarité nationale sont visibles face aux pratiques fractionnelles humiliantes et injustes à l’encontre des Alaouites et aux initiatives visant à transformer la communauté en victime, derrière des sentiments hostiles fondés sur des abstractions erronées et l’endormissement de la conscience sous prétexte de « combattre les restes du régime ». Dans les deux cas, les perdants sont les Syrien.nes dans leur ensemble, y compris ceux et celles qui placent leurs sentiments égoïstes au-dessus du sentiment national général. Les Alaouites devraient méditer cette leçon, et tous les Syriens devraient également méditer la leçon alaouite. Ce ne sont pas les autorités qui ouvrent la voie au patriotisme, mais la solidarité au plan de l’ensemble du pays, générale et courageuse contre toute injustice, qui est le seul moyen de construire une nation, et le seul moyen pour les individus et les groupes de se sentir en sécurité.
Rateb Shabo