« La Marche de l’unité », une mobilisation anti-discrimination organisée par des étudiants le 31 décembre 2024 à Dacca, la capitale du Bangladesh. Munir Uz Zaman/AFP
Depuis plusieurs mois, les médias occidentaux diffusent largement les récits des atrocités commises par le gouvernement de Sheikh Hasina, renversé en août 2024 après quinze ans de pouvoir à la suite de révoltes étudiantes de grande ampleur qui ont abouti à la mise en place d’un gouvernement intérimaire dirigé par le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus.
Sans nier les abus des dernières années de règne de la Ligue Awami (AL) (corruption massive, arrestations arbitraires, emprisonnements, disparitions forcées, etc.) – le parti historique auquel est affiliée l’ex-première ministre, et qui a lutté pour l’indépendance du pays obtenue en 1971 après une longue guerre meurtrière contre le Pakistan –, il convient de porter un regard objectif sur la récente séquence historique.
Une histoire politique dominée par la violence et une lutte de pouvoir entre deux partis
Le Bangladesh National Party (BNP) longtemps représenté par Khaleda Zia, première ministre de 1991 à 1996, d’un côté, et la Ligue Awami (AL) de Sheikh Hasina de l’autre, se sont affrontés sans relâche après l’indépendance de ce pays peuplé aujourd’hui de plus de 170 millions d’habitants.
L’AL, qui a été le leader de l’indépendance, était au départ pour un gouvernement laïque d’inspiration socialiste, tandis que le BNP était résolument en faveur d’un État islamique. Ces divergences d’origine se sont néanmoins peu à peu effacées.
Cette confrontation a donné lieu à une succession de coups d’État entre 1975 et 1990. Sheikh Mujibur Rahman, premier président du pays et père de Sheikh Hasina, est assassiné en 1975 lors du putsch mené par le général Ziaur Rahman, l’époux de Khaleda Zia. Ziaur Rahman devient alors président avant d’être lui-même assassiné en 1981.
La rivalité entre les deux formations s’est également répercutée sur les élections nationales, constellées de violences, d’achats de votes et d’alliances diverses – principalement avec les partis islamistes. Ces partis islamistes sont devenus de plus en plus nombreux et ont acquis un poids très important dans le jeu politique alors que, au lendemain de l’indépendance, seul existait le Jamaat-i-Islami, qui avait collaboré avec le Pakistan et dont le chef était Ghulam Azam, auquel la nationalité bangladeshie a été retirée.
Les anciennes premières ministres Sheikh Hasina (à gauche) et Khaleida Zina (à droite) aux côtés de l’ex-président américain Jimmy Carter à Dacca, le 2 août 2001. AFP
L’AL et le BNP alternent à la tête du Bangladesh, pour des périodes à peu près équivalentes : 1971-1975, 1996-2000, 2009-2024 pour l’AL ; 1979-1981, 1991-1996, 2001-2009 pour le BNP. Derrière le jeu de pouvoir incarné par Sheikh Hasina et Khaleda Zia – héritières des figures masculines centrales des deux partis rivaux –, on constate que le BNP comme l’AL ont, l’un et l’autre, en donnant des gages toujours plus importants aux islamistes, contribué à l’islamisation du champ politique et de la société, en rupture avec les idéaux laïques de l’Indépendance.
Dans cette histoire politique disruptive et fortement répétitive de plus d’un demi-siècle, les attentats du 11 septembre 2001 marquent un tournant. Le Bangladesh se rallie à la « guerre contre la terreur » lancée par les États-Unis. Le pays est alors commandé par une dictature militaire islamique (l’islam avait été décrété religion d’État en 1988 par le président Hussein Mohamed Ershad, en rupture avec la Constitution de 1972 qui prônait un État à vocation socialiste et l’égalité de toutes les religions et croyances).
Officiellement, le Bangladesh est une république démocratique à régime parlementaire où le chef d’État (dont le rôle est moins important que celui de premier ministre) est élu pour cinq ans par le Parlement au suffrage indirect. Derrière cette devanture fragile se donne à voir une réelle dictature militaire islamique, surtout depuis le coup d’État du général Hussein Mohamed Ershad, chef d’état-major de l’armée, qui institue dès sa prise de pouvoir en 1983 la loi martiale mais créé un parti à sa botte, le Jatiya Party, pour concourir formellement à des élections dans lesquelles pullulent les hommes de main (matbar).
Le gouvernement, après les attentats de New York et Washington en 2001, se rallie à la lutte anti-terroriste mondiale. Il est tenu par le BNP, devanture légale du pouvoir militaire, et il autorise à partir de 2002 des arrestations massives. Près de 3 000 de ses opposants, principalement de gauche, sont déclarés « terroristes » et mis sous les verrous. Cette opération, dénommée Clean Heart, reçoit à l’époque l’aval de Washington.

« Les disparitions forcées » datent donc de ce moment et ont produit pour les gouvernements ultérieurs, qu’ils soient de l’AL ou du BNP, un modèle d’élimination des formes de contestation, et plus généralement un mode de « gouvernance » autoritaire employé par toutes les dictatures de pays majoritairement musulmans, pour lesquels la lutte anti-terroriste mondiale devient un instrument de blanchiment et de préservation (citons à cet égard, parmi d’autres exemples, le cas de l’Ouzbékistan, dont le régime qualifie en 2005 les plus de mille morts d’une manifestation à Andijan de « terroristes »).
Une page qui se tourne laborieusement
En ce début d’année 2025, les élections promises par le gouvernement intérimaire de Muhammad Yunus ont été repoussées sine die. La raison officielle est qu’un comité dédié aux réformes électorales doit être formé, et que la commission des élections doit elle-même évoluer.
Selon le BNP, ces projets nuisent au système démocratique et visent à maintenir en poste les anciens hauts fonctionnaires inféodés à l’AL. Le parti suspecte une conspiration qui viserait à ramener au pouvoir Sheikh Hasina, exilée en Inde. Ces soupçons ont été exprimés de manière particulièrement virulente après l’incendie du secrétariat du gouvernement, le 25 décembre dernier, qui n’a été maîtrisé que six heures après son déclenchement et qui a détruit de nombreux documents décisifs pour la reconstruction politique du pays.
Des manifestants célèbrent la démission de Sheikh Hasina devant le bureau du premier ministre, le 5 août 2024 à Dacca. Sk Hasan Ali/Shutterstock
Au lendemain de la chute du régime de Sheikh Hasina, la rhétorique invoquant les martyrs de la lutte indépendantiste de 1971, usuelle au Bangladesh, est recyclée par le mouvement social qui a abouti à la démission de Sheikh Hasina pour faire référence aux martyrs de la « révolution de juillet » 2024, sur fond de crise bancaire et financière qui aurait vu 16 milliards d’euros siphonnés par les anciens dignitaires de l’AL.
La dualité catégorielle collaboration/libération, qui structure le champ politique bangladeshi depuis l’Indépendance – elle avait été employée à l’encontre des « collaborateurs » du Pakistan pendant la guerre civile puis dirigée contre Hussein Mohamed Ershad (président de 1983 à 1990) – qui avait été un collaborateur d’Islamabad – et ses partisans, se voit aujourd’hui appliquée par le mouvement social né en juillet 2024 aux « collaborateurs du gouvernement fasciste » de Sheikh Hasina.
En outre, des rassemblements étudiants et des blocages d’universités se produisent actuellement dans l’objectif de contrer toute réintroduction de quotas – en faveur, cette fois-ci, des membres de l’administration ; or c’est précisément cette question des quotas dans les emplois de la fonction publique qui avait mis le feu aux poudres en juin 2024, les étudiants ayant alors protesté avec force contre un système de discrimination positive censé faciliter l’embauche des enfants des martyrs de la lutte pour l’Indépendance et qui, dans les faits, avantageait surtout les partisans de l’AL. Ces quotas devaient être abolis après la démission du gouvernement de Sheikh Hasina, mais actuellement l’administration des universités veut les réintroduire.
L’avenir démocratique du pays en suspens
À la frontière indienne, des incidents ont éclaté fin 2024. Le moine hindouiste bangladais Chinmoy Krishna Das, un homme peu connu et sans poids parmi les personnes de confession hindoue (8 à 10 % de la population contre 12 % en 1971), qui venait d’être exclu de l’association internationale pour la conscience de Khrisna pour agressions sexuelles avérées, a été arrêté et emprisonné pour sédition, et l’un de ses avocats a été agressé lors d’une rixe opposant ses partisans à la police devant le tribunal où se tenait son procès. L’incident pourrait s’apparenter à une tentative de déstabilisation venant du gouvernement fondamentaliste indien de Narendra Modi.
Condamnée à mort en 1993 par une fatwa émise par un obscur imam provincial après la publication de son livre Lajja qui dénonçait les violences exercées à l’encontre de la minorité hindoue au Bangladesh, l’écrivaine Taslima Nasreen a pris la défense du moine et accuse le gouvernement intérimaire d’instaurer une « nation de djihadistes ». Réfugiée à partir de 1994 dans différents pays d’Europe où elle fut héroïsée pour son combat contre l’islamisme en général et, en particulier, pour sa dénonciation des attaques islamistes visant les populations hindoues au Bangladesh, elle a publié de nombreux ouvrages et réside désormais en Inde où son droit de résidence vient d’être étendu.

Publication par Taslima Nasreen d’une caricature de Muhammad Yunus sur le réseau social X datant du 9 janvier 2025.
C’est aussi en Inde que l’ex-première ministre Sheikh Hasina a trouvé refuge. Le gouvernement d’extrême droite fondamentaliste hindouiste et profondément antimusulman du premier ministre indien Narendra Modi s’inscrit face au Bangladesh dans une sorte de continuité avec le parti du Congrès, auparavant à la tête du gouvernement indien : ce dernier avait aidé le Bangladesh lors de son conflit avec le Pakistan.
Depuis les manifestations de l’été 2024, des persécutions de personnes de confession hindoue ont été signalées. Il est toutefois difficile de distinguer si leur religion est mise en cause, ou bien s’il s’agit de leur appartenance à l’AL, parti généralement considéré plus favorable aux minorités hindoues que le BNP.
Il faut ajouter que, l’industrie textile, du fait de ses exportations mondiales, est devenue un pilier de l’économie bangladaise. Elle constitue un autre point d’incertitude compte tenu des grèves qui secouent régulièrement le secteur et qui s’étaient soldées en 2023 par des saccages d’usines, des fermetures d’établissements et des pertes financières importantes.

La main-d’œuvre, essentiellement féminine et faiblement rémunérée, permet aux industriels du secteur, qui détiennent par ailleurs une forte influence politique, de mieux s’enrichir. Le salaire minimum est monté à 104 € avec des hausses annuelles de 5 %, alors que les syndicats demandaient 190 € et des hausses annuelles de 10 %. Il est probable que les ouvrières et les ouvriers ne se contenteront pas de ces faibles améliorations dans le contexte de transformation politique cruciale que traverse actuellement le Bangladesh.
Dans cette situation instable et potentiellement chaotique, Yunus, ne peut s’engager sur la tenue rapide de nouvelles élections, car il n’a aucun pouvoir réel et constitue plutôt une façade de légitimité. Rappelons que l’économiste, aujourd’hui âgé de 84 ans, fut un combattant pour l’indépendance et est historiquement proche des premiers idéaux de l’AL et opposé au BNP, lequel est favorable aux islamistes… mais il n’a actuellement aucune ligne politique. Son apport principal est l’invention du microcrédit, qu’il a conçu à l’origine, à l’indépendance, pour aider les femmes abandonnées par leur mari et rejetées par leur famille (destitued women). Récemment, il a promis une stabilité des prix lors du ramadan en 2025.
Cette mesure de stabilisation des prix durant le ramadan permettrait d’éviter les flambées habituelles qui aiguisent les inégalités et les ressentiments, lors d’une période censée promouvoir un message religieux d’égalité devant Dieu. Toutefois, la position du prix Nobel de la paix 2006 reste délicate. Il dispose d’un large soutien à l’intérieur du pays ainsi que d’un prestige international du fait de son engagement auprès des plus démunis. Mais sa nomination est aussi critiquée par ceux qui le jugent trop favorable au néolibéralisme et aux États-Unis. In fine, au Bangladesh, l’armée semble toujours aux manettes sous l’hégémonie d’un paradigme islamiste qui semble être parti pour durer.
Monique Selim, Anthropologue, directrice de recherche émérite à l’IRD-CESSMA, Institut de recherche pour le développement (IRD)
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