Mamoudzou (Mayotte).– Avant de prendre le nom d’une figure du combat pour « Mayotte française », le lycée Younoussa-Bamana était connu comme le « lycée de Mamoudzou ». Situé au cœur du chef-lieu du département, le rectorat en surplomb, cet établissement dans lequel une bonne partie de l’élite politique et économique de l’île a passé son baccalauréat fait figure, depuis sa construction au début des années 1980, de navire amiral de l’éducation nationale à Mayotte. Or même lui est aujourd’hui en piteux état.
Avant que le cyclone Chido ne dévaste l’île le 14 décembre, cet ensemble constitué de bâtiments éparpillés sur une butte, et depuis quelques années de salles en préfabriqué posées comme des cubes de Lego, était en proie aux sureffectifs et aux violences qui touchent l’ensemble des établissements du second degré de Mayotte. Il est désormais non seulement partiellement détruit – plusieurs salles ont vu leur toit s’effondrer ou s’envoler sous la violence des vents – mais a été ces derniers jours au cœur de vives tensions.
D’un côté, des centaines de réfugié·es africain·es (entre 500 et 1 millier selon leurs propres estimations), qui y ont trouvé un abri pendant un mois après avoir vu leur maison détruite par le cyclone, et de l’autre, un collectif de citoyen·nes qui veulent les faire déguerpir à tout prix avant le retour des élèves.
Deux jours avant la rentrée du personnel éducatif, programmée pour lundi 20 janvier, et une semaine avant celle des enfants, prévue pour le 27 janvier, des échauffourées ont même éclaté, contraignant les policiers à faire usage de gaz lacrymogène et de grenades lancées en direction des sans-abri, y compris de femmes portant leur enfant sur le dos.
Des personnes touchées par le cyclone Chido reçoivent de la nourriture lors d’une distribution à l’école primaire Paulette-Henry dans la ville de Mamoudzou, le 29 décembre 2024.. © Photo Patrick Meinhardt / AFP
Des manifestants, et surtout des manifestantes, font depuis des jours le pied de grue devant l’établissement pour demander leur expulsion. « Nous exigeons qu’ils quittent le lycée Bamana, qu’on les envoie ailleurs, en dehors du département », réclamait jeudi dernier Safina Soula, la présidente du collectif, selon qui la solution passe par la suspension du droit d’asile. Pour elle, il faut expulser les sans-abri « dans [leur] pays d’origine » – alors même qu’une grande partie des personnes venues au lycée ont déjà obtenu le statut de réfugié·es et n’attendent plus que l’autorisation de la préfecture pour prendre l’avion pour l’Hexagone.
Plus mesurée, une autre manifestante admettait qu’il fallait bien proposer un logement d’urgence à ces personnes, mais que la priorité devait aller à l’éducation des enfants. « Nous aussi nous sommes des victimes, nous aussi nous avons tout perdu. Il est urgent que nos enfants reprennent le chemin de l’école », affirmait-elle.
En face, les réfugié·es – des Congolais·es, des Burundais·es, des Rwandais·es et des Somalien·nes pour la plupart – comprennent la revendication des Mahorais·es, mais pas la violence de leurs propos. « Nos enfants aussi sont à l’école, c’est sûr qu’on doit libérer ce lycée. Mais c’est l’État qui nous a dit de venir ici [après le cyclone] et c’est donc à l’État de nous trouver un autre lieu, parce que nous n’avons plus de maison », explique Jordan, un Congolais de 29 ans qui vit à Mayotte depuis plusieurs années.
Vendredi, irrité·es par la passivité des pouvoirs publics, les manifestant·es ont décidé d’agir en investissant une partie du lycée. Le lendemain, le groupe a même réussi à « libérer » une salle avant que les policiers ne séparent les deux camps. Au milieu, quelques agents du rectorat demandaient un peu de patience aux manifestant·es, le « transfert » des « Africain·es » dans un autre lieu étant prévu pour ce début de semaine. Mais dans le brouhaha général, et alors que les gaz des policiers piquaient encore les yeux, ils avaient bien du mal à se faire entendre.
Le bâti en partie détruit
Le lycée Bamana est la partie émergée d’une situation que l’on peine à évaluer, plus d’un mois après le passage de Chido, mais dont tout le monde presse le caractère inextricable. « C’est le grand flou, admettait samedi un enseignant du second degré ayant requis l’anonymat. On ne sait pas où on va recevoir les enfants, ni comment, et on ne sait même pas combien ils seront et combien nous, les enseignants, nous serons. On part dans l’inconnu. »
Faire un état des lieux, se compter, compter les élèves : c’est précisément ce à quoi la communauté éducative va s’atteler durant cette semaine de « rentrée administrative ». Initialement programmée pour le 13 janvier, celle-ci a été repoussée après le passage d’un autre cyclone à proximité de Mayotte, Dikeledi, le 12 janvier. Moins dévastateur que Chido, il a provoqué des inondations dans le sud de l’île.
« Cette mesure vise à vous accorder le temps nécessaire pour faire face aux conséquences personnelles de cet événement climatique et pour préparer au mieux un premier accueil dans les écoles et les établissements », a écrit Élisabeth Borne le 13 janvier, dans une lettre adressée au personnel de l’académie. La ministre de l’éducation nationale devrait se rendre sur l’île dans les prochains jours.
L’objectif est de ramener les élèves, peu importent les conditions, juste pour maintenir un semblant de paix sociale.
En réalité, cette annonce visait surtout à répondre à la colère des enseignant·es, qui estimaient cette reprise précipitée. « On est lessivés, on n’a plus de toit, toujours pas d’eau et d’électricité pour certains, et ils nous demandent de reprendre le boulot !? C’est impossible », grondait Valentin, un professeur de sport, début janvier. Ce report n’est d’ailleurs pas suffisant aux yeux des syndicats, qui ont lancé un préavis de grève et qui ont prévu de manifester devant le rectorat ce lundi (tout comme les soignant·es, devant l’hôpital de Mamoudzou, le même jour).
« Nous sommes d’accord pour reprendre le travail, mais pas à n’importe quelle condition », explique Ansiffoudine Port-Saïd, cosecrétaire de la FSU, le syndicat majoritaire sur l’île. « On n’a pas fini de réparer nos logements, rappelle-t-il, et surtout, on ne sait pas comment on va pouvoir accueillir les élèves sans les mettre en danger, et sans nous mettre nous-mêmes en danger. »
Bruno Dezile, secrétaire général de la CGT Éduc’action, estime que « l’objectif est de ramener les élèves, peu importent les conditions, juste pour maintenir un semblant de paix sociale », dans un contexte tendu où les affrontements entre jeunes se sont multipliés ces derniers jours. « C’est trop tôt, abonde Haidar Attoumani Saïd, coprésident de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE). Il faudrait réunir l’ensemble des acteurs – rectorat, enseignants, parents, élus – pour que chacun donne son point de vue, avant de rouvrir les écoles. » Lui prône une rentrée administrative le 1er février, et une rentrée scolaire le 15.
Mais « il faut bien reprendre un jour, même dans des conditions dégradées », souligne un agent du rectorat qui a requis l’anonymat (le recteur n’a pas donné suite à nos multiples sollicitations), et il devient même urgent de lever un certain nombre d’inconnues.
Parmi celles-ci, il y a d’abord l’état du bâti. Selon un premier diagnostic effectué par l’administration, une quarantaine d’écoles (sur 201) sont hors service, principalement dans le nord et dans la zone la plus urbanisée, autour de Mamoudzou. Dans de nombreuses autres écoles, des salles sont inexploitables : plafond effondré, vitres cassées, fils électriques au sol, mobilier pillé… Cinq des 33 établissements du second degré sont également très dégradés, parmi lesquels le lycée Bamana.
Solutions inopérantes
Le transfert dans un autre établissement situé à proximité a été un temps imaginé. La rotation, une pratique courante à Mayotte depuis plusieurs décennies qui consiste à faire cours le matin pour une classe, l’après-midi pour une autre, serait ainsi généralisée au grand dam des syndicats. Ceux-ci déplorent depuis longtemps cette « entorse à l’égalité ». Mais la solution ne semblait pas avoir été retenue par le rectorat à l’issue du week-end.
Ces transferts sont parfois tout simplement impossibles, et pas seulement parce qu’un bon tiers des bus scolaires sont bloqués dans les entrepôts depuis Chido. « Il y a des problèmes de rivalités intervillageoises », souligne Haidar Attoumani Saïd. Depuis quelques années, ces rivalités ont pris une tournure violente, avec des affrontements de jeunes, y compris devant les établissements scolaires ou à l’intérieur. Le représentant des parents d’élèves cite en exemple la commune de Ouangani, où les conflits entre les jeunes de Kahani et ceux de Barakani sont trop vifs pour imaginer envoyer des enfants d’un village dans un autre.
Un nouveau cas de choléra déclaré sur l’île
L’agence régionale de santé (ARS) de Mayotte a identifié un cas de choléra dit « importé » le 18 janvier 2025. Selon celle-ci, le patient a été « pris en charge rapidement et de manière sécurisée au Centre hospitalier de Mayotte (CHM) quelques heures après son arrivée » sur l’île, et un protocole de non-contagion a été mis en place, pour rechercher les personnes ayant potentiellement été exposées.
Au printemps 2024, l’archipel avait déjà été touché par cette maladie, avec 221 cas comptabilisés. Début octobre, les autorités de santé estimaient que l’épidémie de choléra était officiellement « terminée » et avaient confirmé le chiffre de cinq décès « imputables » à cette pathologie.
Le contexte humanitaire actuel, à la suite du passage du cyclone Chido qui a dévasté une partie de l’île et désorganisé largement les services publics, peut laisser craindre de plus grandes difficultés à suivre ce nouveau cas de choléra à Mayotte. L’accès à une eau potable partout, toujours non assuré à Mayotte, est également un des facteurs clés pour prévenir la contamination.
Dans ce cas, des tentes pourraient servir de salles de classe temporaires. Mais cela pose d’autres problèmes : la chaleur, et encore une fois la sécurité. « Déjà, avec des clôtures et des fils barbelés, la sécurité des élèves et des enseignants n’était pas assurée quand il y avait des tentatives d’intrusion. Comment va-t-on faire pour sécuriser des tentes ? », interroge Ansiffoudine Port-Saïd. Une autre piste avancée consisterait à développer les enseignements à distance. Mais qui pourra en bénéficier, alors que rares sont les foyers à posséder un ordinateur, que les coupures d’électricité sont nombreuses et que la connexion, déjà mauvaise avant le cyclone, est très dégradée ?
L’inconnue concerne aussi les enseignant·es. Combien seront-ils pour cette reprise ? Selon Port-Saïd, 1 900 « collègues » auraient quitté l’île (sur près de 8 000). Combien d’entre eux reviendront ? Et dans quel état ? « On aura quelques pertes, mais cela ne sera pas aussi significatif que certains s’en alarment », estimait le 14 janvier le recteur Jacques Mikulovic au micro de France Info.
Plusieurs enseignant·es joint·es par Mediapartsont parti·es dès qu’ils l’ont pu, et parfois après avoir porté secours pendant des jours aux sinistré·es en lieu et place de l’État. Ils affirment ne plus être sûrs de vouloir y revenir. D’autres disent qu’ils répondront présents, mais admettent leur fatigue.
Une école en difficulté, bien avant Chido
Bruno Dezile rappelle que les enseignant·es étaient « déjà épuisé·es » avant Chido. « Chaque jour, il y avait un problème : une bagarre, une intrusion, une attaque contre un bus. Des élèves sont morts. Des collègues ont été violentés. » Dans son collège de Chirongui (sud de Mayotte), il estime qu’au cours des dix-huit dernières années une dizaine de jeunes ont perdu la vie.
Cette violence est d’autant plus difficile à supporter que les conditions de travail sont exceptionnelles – dans le mauvais sens du terme. D’un côté, les classes sont surchargées avec un sureffectif généralisé : selon le rectorat, il manque 1 200 salles dans le premier degré, et les collèges et lycées prévus pour accueillir entre 900 et 1 200 élèves en comptent plus de 2 000. De l’autre, les enseignant·es ne sont pas assez nombreux.
Depuis des années, le rectorat propose pourtant des conditions avantageuses : un·e jeune débutant·e peut commencer avec un salaire approchant les 3 000 euros. Malgré tout, l’île est de moins en moins attractive. À la rentrée, en août dernier, il manquait, selon la CGT, entre 200 et 300 agent·es dans le second degré, et plus de la moitié des postes d’enseignant·e (57 %) étaient occupés par des contractuel·les qui n’ont pas toujours été bien formé·es, et dont certain·es ont été envoyé·es devant les élèves sans le moindre accompagnement.
Il manquait également des psychologues (5 postes sont actuellement pourvus sur 25) et des infirmiers. Or ces derniers auront un rôle central à jouer après le traumatisme causé par le cyclone, qui a fait officiellement 39 morts et plus de 5 000 blessés (un bilan probablement sous-évalué).
La dernière inconnue porte d’ailleurs sur les élèves eux-mêmes. « La grande crainte, c’est de se rendre compte, à la rentrée, qu’il en manque. Se posera alors la question de savoir ce qu’ils sont devenus », explique un professeur de lettres de Petite-Terre. La rentrée administrative doit permettre de les contacter. Lui-même a tenté de prendre des nouvelles de ses élèves, mais il n’a pas pu tous les joindre.
Craignant une « année blanche », de nombreux parents qui en ont les moyens ont décidé d’envoyer leurs enfants dans l’Hexagone ou à La Réunion jusqu’à la fin de l’année. Mais l’inquiétude va plutôt vers les plus démuni·es, celles et ceux qui habitent les bidonvilles rasés par Chido. « Peut-être que certains sont morts, on ne le sait pas, et on ne le saura probablement jamais », s’inquiète le professeur de lettres.
Rémi Carayol