C’est le point d’orgue d’une année de colère agricole. Ce vers quoi tendaient les mobilisations syndicales depuis des mois. Les élections professionnelles du secteur s’ouvrent le mercredi 15 janvier, pour une quinzaine de jours. Dans un contexte où l’historique FNSEA, qui en 2019 avait recueilli au total 55,5 % des voix avec son syndicat frère les Jeunes agriculteurs (JA), pourrait voir son hégémonie grignotée. Par la très droitière Coordination rurale, des listes autonomes, ainsi que la gauche, représentée par la Confédération paysanne.
Exploitantes, exploitants, mais aussi salarié·es, retraité·es du secteur et propriétaires fonciers – soit au total 2,5 millions de personnes – sont appelé·es à voter, par courrier ou par voie électronique, pour élire leurs représentant·es dans les 101 chambres d’agriculture que compte le territoire français (89 départementales et 11 régionales).
Des élections sectorielles en apparence, et qui pourtant recèlent des enjeux cruciaux pour la société tout entière. Car les chambres d’agriculture ont un rôle majeur dans ce qui se fait localement en matière d’installation agricole, de formation, et d’accompagnement des professionnel·les. Elles apportent du conseil aux exploitant·es en matière d’utilisation des pesticides, par exemple. Elles peuvent également peser sur des choix d’aménagement, comme la construction de mégabassines.
Le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau (au centre), lors d’une réunion publique en vue des élections syndicales agricoles, le 10 janvier 2025 à Saint-Germain-du-Puch (Gironde). © Photo Sébastien Ortola / REA
Autrement dit, ces organismes aux missions de service public ont un rôle clé si l’on veut rendre les pratiques agricoles plus écologiques, plus respectueuses de la biodiversité et de la santé humaine.
Les élections, qui ont lieu tous les six ans, désignent un syndicat à la tête de chacune de ces chambres. Mais elles déterminent aussi le montant des financements publics alloués par l’État aux différentes centrales syndicales. Une donnée qui n’est pas étrangère aux stratégies de visibilisation pendant toute cette année de colère agricole…
D’où le double enjeu, pour ces organisations : au niveau local, obtenir des scores permettant de remporter des chambres, et au niveau national, cumuler le pourcentage le plus haut possible.
Un mode de scrutin complexe
À la date des dernières élections, en 2019, ce financement s’élevait à environ 13 millions d’euros. Le budget était alors ainsi réparti, suivant une clef de répartition à partir du résultat des élections : 4,2 millions d’euros pour la FNSEA-JA, 2,5 millions pour la Coordination rurale, et 2,3 millions pour la Confédération paysanne. Contacté à plusieurs reprises par Mediapart, le ministère de l’agriculture ne nous a pas répondu sur les financements actuels.
La principale critique faite à ces élections tient à son mode de scrutin, complexe et historiquement favorable à la FNSEA-JA. Il repose en effet sur une gigantesque prime au syndicat arrivé en tête de l’élection : celui-ci obtient d’emblée la moitié des sièges, auxquels s’ajoutent sur l’autre moitié les sièges répartis à la proportionnelle.
Voilà qui paraît fort peu démocratique… C’est pourtant bien ainsi que sont élu·es les représentant·es des chambres d’agriculture et c’est ainsi que, depuis soixante-dix ans, l’hégémonie de la FNSEA est reconduite. Avec 55,5 % des voix au niveau national en 2019, la famille majoritaire a gouverné ces six dernières années la quasi-totalité des chambres d’agriculture : 97 sur 101. Dans un rapport de 2021, la Cour des comptes recommandait de modifier ce scrutin proportionnel à prime majoritaire. « L’évolution de la gouvernance pourrait enfin favoriser la pluralité syndicale », écrivent les juges de la Rue Cambon.
Le caractère problématique de ce scrutin ne s’arrête cependant pas à cette prime majoritaire. Il tient également au fait qu’il n’est guère représentatif du monde agricole actuel, et que les différents collèges d’électeurs et d’électrices, appelés à voter forment un système qui, lui aussi, par l’intermédiaire d’un montage complexe, favorise l’historique FNSEA-JA.
Le fait majoritaire est aussi dans le mode de gouvernance : les syndicats minoritaires n’ont pas voix au chapitre.
Dans le détail, pour une chambre départementale, ce sont 33 personnes qui sont élues. Sur ces 33, 18 sont élues par le collège des exploitant·es agricoles. Les 15 restantes sont élues par neuf autres collèges. Parmi eux, citons le collège des coopératives agricoles, celui des caisses du Crédit agricole, celui des caisses de la Mutualité sociale agricole (MSA) : les personnes candidates sur ces listes sont la plupart du temps aussi affiliées à la FNSEA.
Il existe en outre un collège des retraité·es, dont on peut estimer qu’il n’est pas autant porté vers la transition agroécologique que les jeunes générations. Depuis 2017, déjà, la Cour des comptes recommande sa suppression. Et l’on compte seulement trois sièges pour représenter les salarié·es des exploitations agricoles, alors qu’ils et elles sont aujourd’hui plus nombreux que les exploitant·es.
Un impact sur l’agriculture, et au-delà
Enfin, comme le raconte notre reportage en Ariège, c’est dans leur fonctionnement que les chambres d’agriculture s’avèrent problématiques : « Le fait majoritaire est aussi dans le mode de gouvernance : les syndicats minoritaires n’ont pas voix au chapitre, explique le chercheur en science politique Alexandre Hobeika, auteur d’une thèse sur la vie de la FNSEA dans l’Orne. Ils peuvent assister aux sessions de la chambre, mais tout est décidé à l’avance, ou presque. Ce sont des chambres d’enregistrement plutôt que de débat. Cela ne fonctionne pas du tout comme des parlements. »
Ce dysfonctionnement a été pointé en 2020 par
L’enjeu, là aussi, dépasse les chambres d’agriculture. « Gagner une chambre donne accès à un tas d’autres mandats dans la grande constellation des organismes agricoles, comme la Safer, qui régule l’accès aux terres, poursuit Alexandre Hobeika. Dans le cadre de ma thèse, j’avais comptabilisé 185 sièges à pourvoir sur un département. »
Au vu de leur impact au-delà du strict monde agricole, les chambres pourraient en outre s’ouvrir à d’autres membres que ceux du secteur agricole. Le rapport parlementaire de 2020 proposait la mise en place d’un nouveau collège pour représenter la société civile, insistant sur le fait que « les chambres départementales d’agriculture doivent promouvoir la préservation de la qualité des milieux et du patrimoine environnemental ».
Cette idée était également avancée par la Cour des comptes en 2021, avec une proposition d’ouverture à « des associations de protection de l’environnement, de défense des consommateurs et des élus locaux »,et elle est portée depuis longtemps par l’essayiste et réalisateur Gilles Luneau. Lui propose même de transformer les chambres d’agriculture en « parlements de la nature et de la nourriture », avec les différents acteurs du territoire. Autant de pistes qui jusqu’ici n’ont pas abouti.
Amélie Poinssot