Los Angeles (États-Unis).– Les mégafeux ravagent Los Angeles depuis presque une semaine, et pour les habitant·es évacué·es de la mégapole californienne, l’histoire a, souvent, commencé par un banal coup de fil. « Je crois qu’il vaut mieux que tu rentres à la maison » ; « J’ai l’impression que ça brûle par ici ». C’est ainsi, aux alentours de 10 h 30 le 7 janvier, que les vies de Jason, producteur à Hollywood, et de Pierre, musicien, ont commencé à basculer.
Les deux hommes, la cinquantaine passée, vivent à Los Angeles depuis une trentaine d’années. Jason a aménagé sa maison sur la côte, à Pacific Palisades, dans un quartier cossu de l’ouest de la ville qui ressemble aux banlieues idylliques régulièrement décrites à la télévision américaine. Patiemment, au gré des contrats et du succès de ses productions en salles, Jason a agrandi son domicile. Deux chambres, puis trois, puis cinq, pour les enfants. Une pelouse aussi, sur laquelle la famille organise de grands pique-niques.
Pierre, à l’inverse, a longtemps vécu à une heure de route de là, chez ses parents, dans une demeure historique du quartier d’Altadena, refuge des classes moyennes, à l’est de la ville. Avant de finir, lui aussi, par sauter le pas et de devenir propriétaire : « Il y avait ce chêne magnifique, immense, de plus de 400 ans. À lui seul, le chêne valait le prix du terrain. »
Photo aérienne du quartier de Pacific Palisades, à Los Angeles, le 9 janvier. © Photo Josh Edelson / AFP
En quelques heures mardi, Jason et Pierre ont tous deux perdu leur maison et une partie de leur passé, englouti par les flammes. Dans leurs deux quartiers à l’histoire et à la population bien différentes, ils sont les visages de ces incendies, d’ores et déjà considérés parmi les plus destructeurs de l’histoire de Californie.
Seize personnes ont trouvé la mort. Plus d’une douzaine d’autres ont été portées disparues. Pour l’heure, l’origine des feux reste inconnue mais les chiffres, effrayants, permettent d’en mesurer l’ampleur inouïe. À Los Angeles, 150 000 personnes ont reçu l’ordre d’évacuer leur logement. La superficie brûlée par les feux, sur quatre fronts, s’élève à plus de 36 000 acres, plus de 14 400 hectares, soit une superficie représentant presque 1,5 fois celle de Paris intra-muros. Aucun des fronts n’est pour l’heure contenu. Los Angeles continue de brûler, dangereusement.
Au début, ils n’y ont pas cru
Si les incendies de forêts ne sont pas un phénomène nouveau en Californie, ces mégafeux ont surpris par leur intensité comme par la diversité du profil des victimes. Toutes les classes sociales ont été touchées en même temps. Des résident·es les plus privilégié·es des grandes villas de Palisades avec vue sur l’océan, estimées à plusieurs millions de dollars, aux locataires modestes de Lincoln Avenue à Altadena, localité également connue pour sa diversité et son importante population latino.
« Il y a souvent une incompréhension », souligne Deanne, écrivaine de « non-fiction » de Palisades : au-delà de ses célébrités, Los Angeles compte aussi une classe moyenne, insiste-t-elle. Elle-même en fait partie. Originaire de l’Ohio, un État du Midwest, Deanne, qui vit de la publication de ses livres et de ses articles dans la presse, occupe une petite maison qu’elle loue, et qui a, semble-t-il, miraculeusement survécu. Plusieurs fois par jour, elle se connecte sur l’application « Watch Duty », qui permet de suivre l’évolution des feux en temps réel, pour tenter de se rassurer.
Avec des mots simples, précis, son récit rejoint ceux de Jason et de Pierre, et d’autres encore. Toutes et tous racontent à Mediapart la violence des flammes, les conditions climatiques extrêmes et le sentiment de perte, voire de deuil. L’immense tristesse, la peur. Le soulagement aussi d’être en vie. Ou encore le fait de ne pas y avoir cru, au début. « On a des feux en permanence », rappelle Deanne. Malibu a brûlé il y a quelques semaines à peine, en décembre.
Plus largement, la Californie est menacée par les feux toute l’année. Depuis des années. Cet État progressiste de l’Ouest américain a d’ailleurs enregistré les incendies les plus meurtriers du pays, comme les feux de Paradise de 2018 qui ont fait 85 morts. Les pluies d’automne ou du début de l’hiver permettent néanmoins, d’habitude, de faire baisser les risques.
Seulement, depuis mai 2024, la Californie n’a enregistré que 0,29 pouce de pluie (moins de 1 cm). Il s’agit de la deuxième plus faible quantité de pluie jamais mesurée dans ce laps de temps. La sécheresse et les vents secs de Santa Ana, extrêmement puissants ces derniers jours (jusqu’à 160 kilomètres/heure), n’ont eu pour effet que d’attiser les flammes.
« C’était apocalyptique, confie Deanne. C’est difficile à croire parce qu’à Los Angeles, vous avez toujours la possibilité de conduire jusqu’à une autre plage, et tout redevient magnifique. »
Pluie de cendres
Le ciel bleu azur, le bruit relaxant des vagues, le chant des oiseaux, la lumière dorée du soleil et les palmiers donnent en effet par endroits une impression trompeuse de quiétude. Seuls une épaisse fumée grise, l’air irrespirable, le ciel orange (la nuit) ou la réapparition de masques FFP2 au supermarché viennent rappeler la gravité de la situation. Devant le lieu d’hébergement d’urgence de Deanne, il pleut d’ailleurs des cendres.
L’écrivaine cherche dans un sac de la pharmacie ses lunettes, avec ses mains pleines de bagues, les seuls objets de valeur qu’elle a eu le temps de prendre avec elle. « C’était l’enfer. [Quand l’incendie s’est déclenché], on pouvait à peine voir la route avec la fumée. Il faisait noir. »
« Quand je suis parti, des braises s’engouffraient dans mon véhicule »,complète Pierre, qui mime la scène, comme s’il s’agissait d’une fusillade. Jason a lui aussi assisté impuissant à la progression des flammes, qu’il a suivie seconde par seconde à distance, jusqu’à ce que les caméras de surveillance de son domicile finissent par brûler elles aussi.
« On regardait. On était pétrifiés. Les vents étaient tellement forts. La petite clôture à côté de la piscine était en feu. Des arbres étaient tombés au sol. C’était incroyable, les vents, on aurait dit un ouragan. Même les hélicoptères bombardiers d’eau étaient cloués au sol. On est pourtant juste en face de l’océan. »

Toute la propriété de Pierre a brûlé. © Photo Patricia Neves pour Mediapart
« Dans ma voiture, je priais », décrit Deanne. Elle attend désormais de pouvoir rentrer chez elle. Pacific Palisades et Altadena sont encore bouclées par les forces de l’ordre. Pierre a pu se rendre brièvement sur les décombres de sa maison ce samedi, lors d’une visite d’élu·es à Altadena. Il nous fait la visite depuis le siège avant de sa voiture. Dans son coffre, on voit le tuyau d’arrosage qu’il a apporté lorsqu’un de ses locataires l’a appelé pour l’alerter sur le début d’incendie de sa maison.
À l’entrée du terrain, le vieux chêne, en partie calciné. Au fond, des épaves d’anciennes voitures de collection, dont la première voiture achetée par son père. La maison de Pierre a entièrement brûlé, comme de nombreuses autres habitations dans les rues adjacentes. « Ici,montre-t-il, c’était mon studio d’enregistrement. » Penché sur les débris carbonisés, il s’exclame dans un sanglot : « Il n’y a plus rien à voir. » Rien que des cendres et beaucoup de gravats.
Seule une statue d’ange dans le jardin a survécu. « Avant, je pensais que j’allais mourir ici », souffle Pierre, non loin des rues de son enfance. Devant ce paysage de désolation, il ne sait plus. « Mon quartier est devenu une zone de guerre », lâche-t-il.
Centre d’hébergement et hôtel cinq étoiles
Guadalupe* n’a, elle, pas le temps de se poser toutes ces questions. Cette immigrée mexicaine d’une soixantaine d’années, qui possède son propre salon de coiffure à Altadena, fait la queue devant un centre d’hébergement d’urgence pour se renseigner sur ses droits au logement auprès d’une équipe mobile de la Fema, l’Agence fédérale de réponse aux catastrophes naturelles. Depuis plusieurs jours, Guadalupe dort dans une église. Son salon de coiffure est fermé, alors qu’elle doit payer 3 800 dollars de loyer pour son local et un petit logement adjacent.
« Mon propriétaire ne veut pas attendre, il veut le loyer », confie-t-elle à Mediapart. Elle se dit très inquiète et confie à plusieurs reprises « avoir honte » de raconter ses conditions de vie. Sa fille adolescente fait également la queue. Les deux femmes ont déjà perdu leur précédent logement pendant le covid. « Dans ma tête, au moment de l’incendie, je me suis dit : et voilà, c’est reparti… »,se souvient Guadalupe.Les flammes sont arrivées « si vite » que la coiffeuse a à peine eu le temps de réfléchir. Pendant plusieurs heures, elle a conduit ensuite dans le noir, sans savoir ou avoir où aller.

Dans le ciel de Los Angeles, les fumées sont omniprésentes. © Photo Patricia Neves pour Mediapart
Dans une ambiance diamétralement opposée, à Santa Monica, Denise* nous reçoit quant à elle à sa nouvelle adresse : un hôtel cinq étoiles en front de mer. Elle a perdu sa maison de Malibu, non loin de Pacific Palisades. Elle qui a travaillé à Hollywood avant de devenir avocate appartient à l’élite privilégiée de l’industrie américaine du film. Elle possède plusieurs maisons, ne manque de rien. Et pourtant sa maison de la plage lui manque.
Denise fait partie de cette communauté de la plage longuement décrite par l’autrice Joan Didion dans les années 1970. Elle nage tous les jours dans l’océan, comme s’il était devenu une partie de son corps blessé par des années de ballet. Ses grands yeux bleus retiennent des larmes.
Elle se souvient de cette petite phrase, ironique, d’un ami de son fils entendue après l’incendie : « Maintenant toi aussi tu es une sans-abri. » Denise, qui a côtoyé les plus grands acteurs des années 1990, s’interroge sur le monde qu’elle laisse à la jeunesse, à ses fils et à leurs proches. Elle s’interroge sur ce « cauchemar » que vit son pays : les catastrophes climatiques, l’état du débat politique et des institutions – en tant qu’avocate, elle a déjà plaidé devant la Cour suprême.
Denise repense soudain à cette photographie perdue dans l’incendie, un cliché pris avec Ruth Bader Ginsburg, juge suprême icône de la gauche décédée en 2020. Elle appréhende la présidence Trump, qui s’ouvre dans quelques jours.
« Les États-Unis ont besoin d’un exorciste », résume Deanne, qui se souvient d’avoir publié il y a quelques années une « ode » à la Pacific Coast Highway, route mythique de Californie. Aujourd’hui, elle se demande s’il ne s’agissait pas en réalité d’une « nécrologie ».
Patricia Neves
* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes concernées.