Il fallait regarder CNews, mardi 7 janvier, pour mesurer l’immense entreprise de réécriture de l’histoire qui s’est immédiatement mise en branle à l’annonce du décès de Jean-Marie Le Pen. Alors que le site du navire amiral de Vincent Bolloré rendait hommage à cette « figure de la politique française », la présentatrice Sonia Mabrouk n’avait pas assez d’adjectifs pour le couvrir d’éloges en direct sur la chaîne. « C’était un animal politique et médiatique », il a « marqué une partie de l’imaginaire politique », « il avait vraiment une culture impressionnante »…, a-t-elle notamment déclaré, allant jusqu’à reprendre un sobriquet qu’il affectionnait : « C’est un menhir. »
Autour d’elle, les chroniqueurs et chroniqueuses n’ont cessé d’abonder ces éloges, tentant ainsi de gommer la nature profonde du fondateur du Front national (FN), son racisme, son antisémitisme et son négationnisme – qui lui ont valu de multiples condamnations. Ce fut aussi le cas sur la torture en Algérie, que Jean-Marie Le Pen avait revendiqué avoir pratiquée avant de faire volte-face (lire la série de l’historien Fabrice Riceputi sur le sujet) : « À chaque fois, il portait plainte pour diffamation [sur ces accusations – ndlr]. Il y a beaucoup de zones d’ombre », a défendu Sonia Mabrouk, tandis que le reste du plateau opinait ostensiblement du chef.
© Photomontage Armel Baudet / Mediapart avec captures d’écran
Et qui mieux que Jérôme Sainte-Marie, présenté comme un « homme de sondages » alors qu’il conseille le parti lepéniste depuis des années, dirige aujourd’hui la formation de ses cadres, et a été récemment candidat aux législatives, pour commenter la perception de Jean-Marie Le Pen par l’opinion publique ? Tout de go, l’expert de l’expertise repeint le fondateur du FN en « lanceur d’alerte » ayant eu raison avant tout le monde : « Aujourd’hui, il apparaît davantage comme un lanceur d’alerte qu’il a été, plutôt qu’associé à des déclarations scandaleuses »,a-t-il dit, évoquant les « thèmes qu’il a portés de manière courageuse [sur l’immigration] et qui se sont imposés ».
Toujours sur le plateau de CNews, la polémiste Céline Pina a quant à elle savouré les effets de la « dédiabolisation » réussie de l’extrême droite : alors qu’il « représentait la ligne rouge, [Jean-Marie Le Pen] disparaît », a-t-elle affirmé, avant d’inverser littéralement la donne et l’histoire : « Aujourd’hui, le super-méchant est à l’extrême gauche. » Tout l’après-midi de mardi, le nom de Jean-Luc Mélenchon fut abondamment cité comme étant une figure autrement plus dangereuse et antisémite que celui qui cofonda le principal parti d’extrême droite français aux côtés d’un ancien Waffen-SS.
Tout au long de sa carrière politique, Jean-Marie Le Pen a multiplié les déclarations racistes antisémites ou niant les crimes nazis. Des déclarations qui lui ont valu une longue liste de condamnations.
En 1971, Jean-Marie Le Pen a été condamné pour la première fois pour apologie de crimes de guerre. La maison d’édition de disques, qu’il avait créée en 1963, avait commercialisé un disque intitulé Le IIIe Reich. Voix et chants de la révolution allemande, et la documentation qui l’accompagnait assurait que « la montée vers le pouvoir d’Adolf Hitler et celle du Parti national-socialiste [avait été] caractérisée par un puissant mouvement des masses, somme toute populaire et démocratique, qui triompha à la suite de consultations électorales régulières ».
Le 13 septembre 1987, il déclare que l’existence des chambres à gaz est « un point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ». Des propos qu’il réitérera plusieurs fois et qui lui ont valu d’être condamné deux fois au civil, en 1991 puis en 1999. Au pénal, il est ensuite condamné en appel en 2017 pour contestation de crime contre l’humanité, après avoir répété cette phrase en 2015 – la condamnation a été confirmée en 2018 par la Cour de cassation.
Il avait déjà été condamné pour ce motif en 2012, en appel, pour avoir affirmé en 2005 que l’occupation allemande en France n’avait pas été « particulièrement inhumaine ». En 1993, Jean-Marie Le Pen avait déjà été condamné pour injure publique pour son jeu de mots de 1988, « Durafour crématoire », qui visait Michel Durafour, ministre de la fonction publique de l’époque.
Le 28 novembre 2018, à 90 ans, il est encore condamné pour des propos visant les homosexuels tenus en 2016 et 2017. En 2022, il a en revanche été relaxé en appel pour avoir attaqué en 2014 plusieurs personnalités engagées contre l’extrême droite, et lancé à propos de Patrick Bruel : « Écoutez, on fera une fournée la prochaine fois. »
Le dessinateur Plantu a cotisé à ce relativisme en un dessin mettant le leader de La France insoumise (LFI) en équivalence avec Jean-Marie Le Pen : « Jean-Marie Le Pen n’est pas mort », écrit-il dans une poursuite hallucinée de son entreprise de disqualification de la gauche mélenchoniste, comme il l’avait déjà fait en 2011. Sur les réseaux sociaux, les éternels pourfendeurs de LFI ont multiplié les posts désignant le triple candidat à la présidentielle comme l’« héritier » de celui dont il n’a pourtant jamais cessé de condamner les « actes » : « Le combat contre l’homme est fini. Celui contre la haine, le racisme, l’islamophobie et l’antisémitisme qu’il a répandus, continue », a-t-il encore écrit mardi.
Un concert d’hommages et une grande silenciation
Toute la journée, les responsables du Rassemblement national (RN) ont rejoint ce concert d’hommages, alimentant la sphère médiatique de l’empire Bolloré en mots remplis d’émotion, sans nuances ni rappels des condamnations de Jean-Marie Le Pen. « Tribun du peuple à l’Assemblée nationale et au Parlement européen, il a toujours servi la France, défendu son identité et sa souveraineté », a commenté Jordan Bardella, dont la réaction a même été jugée timorée par CNews.
Sans surprise, toutes les familles de l’extrême droite ont communié à son souvenir, de Damien Rieu, figure de la sphère identitaire, à Pierre Sautarel, directeur présumé du site Fdesouche, en passant par Éric Zemmour, qui y est allé de son message balayant d’un revers de main les « polémiques » pour aller à l’essentiel : « Il restera la vision d’un homme, et son courage, à une époque où les hommes courageux n’étaient pas si nombreux. »
« Polémiques », c’est aussi le terme qu’a choisi le premier ministre pour désigner l’antisémitisme, le racisme et le négationnisme de Jean-Marie Le Pen. « Au-delà des polémiques qui étaient son arme préférée et des affrontements nécessaires sur le fond, JM Le Pen aura été une figure de la vie politique française. On savait, en le combattant, quel combattant il était », a ainsi écrit François Bayrou sur X, toute honte bue. Le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, qui n’en finit plus de courir après l’extrême droite, a quant à lui affirmé qu’« une page de l’histoire politique française se tourne », avant d’ajouter : « Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir de Jean-Marie Le Pen, il aura incontestablement marqué son époque. »
L’Élysée n’a guère fait mieux dans son communiqué officiel, se contentant de rappeler le parcours du fondateur du FN, sa présence au second tour de la présidentielle en 2002, et prenant soin de se mettre à distance de tout jugement : « Figure historique de l’extrême droite, il a ainsi joué un rôle dans la vie publique de notre pays pendant près de soixante-dix ans, qui relève désormais du jugement de l’Histoire », lit-on dans le texte qui ne fait, lui non plus, nulle mention du racisme, de l’antisémitisme et du négationnisme d’un homme qui n’aura cessé de prôner la haine de l’autre tout au long de sa vie.
Les nombreux hommages rendus à Jean-Marie Le Pen le jour de sa mort prouvent à eux seuls la capacité d’influence acquise par les sphères d’extrême droite, qui ont réussi à distordre la réalité au point de faire passer ce multicondamné pour un brillant et inoffensif visionnaire. Sans même parler du RN et de ses alliés, la droite au pouvoir, élue à de multiples reprises grâce au front républicain, n’a pas eu un mot pour dénoncer les immondices du « point de détail », de « Durafour crématoire » ou encore de la « fournée ». Ni pour s’offusquer, récemment encore, de voir Jean-Marie Le Pen chantant chez lui avec des néonazis.
Ces premières réactions à chaud en disent long sur la droitisation extrême du paysage politique et sur l’inanité d’une partie de l’écosystème médiatique. Elles jettent aussi une lumière crue sur l’abandon total des repères et l’inversement des valeurs dans lesquels nombre de responsables politiques se vautrent allègrement, persuadés qu’ils tireront toujours leur épingle du jeu de l’amnésie collective qu’ils alimentent. Cette euphémisation – pour ne pas dire plus – a de quoi inquiéter les historien·nes, comme tou·tes les citoyen·nes combattant l’extrême droite et refusant de la voir prendre le pouvoir.
Quelques mois après l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, l’essayiste Daniel Lindenberg s’inquiétait déjà de la dérive réactionnaire de nombre d’intellectuels dans son livre Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires. Les réactions, timides, à côté de la plaque, voire clairement complaisantes à la mort de Jean-Marie Le Pen, pendant que ses idées les plus rances gagnent chaque jour davantage de terrain – comme en témoigne la récente visite de sa fille Marine Le Pen à Mayotte –, confirment, s’il le fallait encore, le triomphe de la lepénisation des esprits.
Mathieu Dejean