À l’origine sont le métissage et la porosité des cultures entre elles. Ce n’est qu’avec l’essor de l’ethnologie à partir du XIXe siècle qu’une séparation entre les ethnies, les cultures et les identités s’est constituée.
Cet essor a commencé en Europe avec le nationalisme et en lien avec l’enregistrement des traditions orales et des musiques populaires, comme l’ont montré les travaux d’E. Gellner et de A.-M. Thiesse. Dans le domaine musical, l’exemple paradigmatique de ce phénomène est celui de Bela Vikar, Zoltan Kodaly, Bela Bartok et Komitas qui, en compagnie d’autres collecteurs, sont en un sens les véritables précurseurs de l’ethnomusicologie, même si le terme n’existe pas encore. […]
L’entreprise de Béla Bartók et de Zoltán Kodály, dans le domaine de la collecte des mélodies populaires, a été considérable. En passant dans les villages roumains, ils ont collecté des centaines de mélodies folkloriques et de chants populaires. Ils ont effectué la notation de cette musique après que celle-ci a été enregistrée sur des rouleaux de cire. Les deux compositeurs ont rangé ces chants en fonction des dialectes régionaux, de leurs différentes formes musicales, de leurs particularités rythmiques, de leurs échelles et des instruments qui les accompagnent.
Cet énorme travail impliquait non seulement de connaître la musique, mais également de maîtriser des connaissances linguistiques – les différents dialectes –, de posséder des connaissances organologiques sur les instruments populaires existant dans les différentes parties de la Roumanie, d’avoir également des connaissances de chorégraphie, d’ethnologie, de sociologie, afin de saisir l’essence de cette musique. À ce titre, ces travaux font de Vikar, de Bartók et de Kodály les premiers véritables ethnomusicologues. […]
Ce travail de séparation et de promotion des musiques « sans écriture » a été ensuite poursuivi sur les autres continents et notamment en Afrique, avec les premiers enregistrements phonographiques réalisés par Armand Hutereau au Congo belge (RDC), Ludwig Zohrer, Laura Bolton au Sahara et bien d’autres chercheurs qui apparaissent eux aussi sans doute davantage comme des folkloristes que comme des ethnomusicologues de terrain pratiquant l’observation participante.
Une musique « pure »
On pourrait estimer qu’une différence essentielle oppose les collectes de musiques populaires européennes à celles qui sont effectuées sur les musiques exotiques. Alors que les premières sont vues comme le fer de lance du nationalisme européen, les secondes peuvent être considérées comme le ferment du séparatisme ethnique, et donc en dernière analyse du racisme colonial. Mais, en réalité, et en dernière analyse, ces travaux de collecte de musiques populaires sont bel et bien animés par une même pulsion de purification ethnique, qu’il s’agisse des folkloristes européens ou des premiers collecteurs occidentaux de musiques africaines ou exotiques, en général.
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Dans son immense entreprise de collecte des musiques populaires de son pays, Bartok avait ainsi pour principal souci d’isoler ce qui était véritablement hongrois, et donc différent de toute musique que l’on pouvait entendre en Hongrie, en particulier de la musique tsigane, laquelle selon lui, avait été perçue à tort comme la véritable musique hongroise. Tout aussi comparable est, comme on l’a vu, l’entreprise de circonscription menée, à travers la musique, des entités ethniques pygmées par A. Hutereau ou touareg par L. Zohrer et L. Bolton.
Redécouvrir le métissage
Dès lors a disparu l’idée d’un métissage originaire et d’une porosité entre les différentes cultures, musicales entre autres. De même a disparu l’idée d’une « agentivité » qui a sans doute été celle des compositeurs, des musiciens et des interprètes, tant européens qu’africains. En effet, comme on l’a vu, l’idée selon laquelle ces musiciens auraient pu être les agents actifs de leurs musiques et emprunter des éléments musicaux à des sociétés voisines ou éloignées de la leur n’a que rarement effleuré les ethnomusicologues jusqu’à une époque récente, de sorte que des musiques ethniques entières sont restées bien longtemps – comme celle des Pygmées – dans leur superbe isolement. Il en va de même avec le déni d’historicité de ces musiques censées être venues du fond des âges et être restées inchangées, voire en dépit de leur caractère oral, constituer en fait et paradoxalement de véritables « archives ».
Ayant été initialement isolées dans l’espace et dans le temps, ces musiques « sans écriture », et donc orales et improvisées, ont été mises à part soit pour être dénigrées, comme on l’a vu à propos du rapport de Bartok à la musique kabyle, soit pour être survalorisées à la manière de Schaeffner et de Xenakis, soit pour être tour à tour dévalorisées et magnifiées par André Gide, en tout cas, être d’une manière ou d’une autre radicalement spécifiées. En fait, cette mise à part et cette spécification étaient la condition pour qu’elles puissent ensuite être réappropriées culturellement, soit comme des musiques populaires dans la musique dite classique, soit absorbées dans les « musiques du monde », les « musiques métisses », ou dans la « world », « global » ou « fusion music », quelles que soient les étiquettes utilisées.
Vidéo : Xenakis survalorise la culture balinaise dans laquelle la musique serait intégrée à la société, à la différence de la culture européenne où il existerait des sphères étanches.
C’est par une opération métisse proclamée, supposée être un geste d’ouverture généreuse au monde, aux autres mondes, mais en réalité une opération raciste, que l’Occident et son élite musicale ont réussi à continuer de s’imposer par la musique, soit en intégrant ces musiques populaires à la musique européenne dominante, soit en les mêlant à la « world music ». Dans ce dernier cas, après que ces musiques ont été dénigrées, elles ont été portées au pinacle par les opérateurs musicaux, ce qui les a maintenues dans un schème de séparation. Bien sûr, certains musiciens, compositeurs et interprètes, comme les artistes du Sud en général, se prêtent volontiers à ce jeu de la séparation puisque cela correspond aux attentes de leurs publics, et nul ne saurait leur en tenir rigueur, même si cela obscurcit la communication entre les différents continents de l’art. […]
Mais, en l’occurrence, c’est la légitimité de la pertinence de l’ethnomusicologie qui est en cause. Tant que celle-ci persistera, persistera avec elle la justification de l’objectif des entrepreneurs musicaux centrée sur les « musiques métisses ». Et c’est pour cette raison que les ethnomusicologues sont infondés à pousser des cris d’orfraie lorsque les musiques qu’ils ont collectées sont échantillonnées par des groupes de « global music », puisque ces deux perspectives sont intimement liées. Sortir de la catégorie des « musiques métisses » implique de sortir en même temps de celle des « musiques orales et improvisées ».
Jean-Loup Amselle, Anthropologue et ethnologue, directeur d’études émérite à l’EHESS, chercheur à l’Institut des mondes africains (IRD-CNRS-Panthéon Sorbonne-Aix-Marseille-EHESS-EPHE), Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est un extrait de « L’Occident connaît la musique » de Jean-Loup Amselle, éditions Mimesis, 2024.
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