Au terme de trois décennies riches en bouleversements, un noeud de contradictions marque l’investissement des femmes dans la société française, dont le dénouement peut déboucher sur de multiples possibles. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir la table des matières du rapport établi par la France en vue de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes, mise sur pied par l’Organisation des Nations unies, à Pékin, du 4 au 15 septembre 1995 [1]. La deuxième partie s’intitule : « Un bilan contrasté : ambiguïtés et paradoxes ». Les deux autres titres « De l’égalité des droits vers l’égalité de fait ? Les progrès et les acquis » et « Vers une société qui intègre mieux les composantes masculines et féminines ? » indiquent les avancées limitées accomplies sur le chemin de l’égalité et les incertitudes sur l’avenir de ces acquis.
La « question féminine » est loin d’être réglée : quels que soient le domaine et la dimension de la vie sociale que l’on considère, la persistance des disparités, quelquefois importantes, entre la condition faite aux hommes et celle subie par les femmes est patente, en dépit du principe hautement affirmé de l’égalité entre les sexes. Cette proclamation masque mal les différences durables dans l’accès à la formation et à l’emploi, dans les qualifications et les hiérarchies définies selon la division sociale du travail, dans les rémunérations professionnelles, dans le partage des tâches et des fonctions au sein du couple et de la famille, dans la probabilité de parvenir à une position sociale plus élevée, dans l’espace public et notamment dans l’accès aux postes de responsabilité politique, et jusque dans l’appréhension de la vieillesse [2].
Comme les inégalités sociales, celles entre sexes se répètent et se cumulent [3] : elles s’engendrent et se nourrissent mutuellement, en multipliant les avantages au profit des uns et les handicaps au détriment des autres. Ainsi la division inégalitaire du travail domestique dresse un sérieux obstacle à l’activité, à l’investissement dans une carrière professionnelle des femmes. Réciproquement, les grandes difficultés rencontrées lors de la recherche ou de la conservation d’un emploi normal (à durée indéterminée et à temps plein), répondant au désir d’accomplissement personnel et de promotion sociale, les incitent fréquemment à se replier sur la sphère conjugale et familiale, au profit du travail domestique. L’attribution du privé aux femmes (mais aussi leur consentement) et l’hégémonie des hommes sur l’espace public se génèrent et se renforcent en un cercle vicieux.
Une répartition inégalitaire des rôles
A travers les générations, les disparités entre hommes et femmes se reproduisent non sans changements, il est vrai. Les modèles sociaux dominants incitent, par exemple, les adolescentes et les étudiantes à limiter délibérément leurs ambitions scolaires, puis professionnelles, pour les rendre compatibles avec leurs futures tâches maternelles et domestiques. Elles se coulent ainsi très tôt dans le moule traditionnel [4]. Si des transformations importantes ont souvent considérablement amélioré la condition féminine, ces changements s’avèrent en définitive ambigus : ils se sont accompagnés d’effets pervers, porteurs de nouvelles contraintes et formes de discrimination. Ainsi, si les collégiennes réussissent mieux, elles se voient encore le plus souvent exclues (ou s’excluent elles-mêmes) des filières d’excellence qui mènent vers les postes de direction [5].
Si les femmes ont su s’imposer dans le salariat, elles restent plus menacées par le chômage et la précarité que leurs collègues masculins, plus souvent contraintes d’accepter des occupations à temps partiel, dans des positions subalternes et dans l’ensemble moins bien rémunérées. Si les femmes ont su conquérir une certaine autonomie dans les familles, notamment grâce à leurs revenus propres, c’est au prix d’une « double journée » tant les servitudes domestiques restent inégalement partagées [6]. Et quand le couple vient à se défaire, le plus souvent à leur initiative, elles sont confrontées à de nouvelles difficultés liées à la garde des enfants et à leur dévalorisation relative sur le « marché matrimonial ». Enfin, si elles ont commencé à occuper le champ politique, c’est encore en quantité homéopathique qu’elles accèdent à de véritables fonctions de responsabilité [7].
Dès lors, on conçoit combien est fallacieuse la thèse d’une « féminisation de la société française » ou d’une « féminisation des moeurs », développée avec un succès relatif ces derniers temps. Cette affirmation s’appuie, pêle-mêle, sur la supériorité démographique des femmes, l’augmentation des familles monoparentales à « chef » féminin, le souci croissant affiché par la gent masculine des apparences physiques, jusqu’alors apanage des dames, parallèlement au développement de la pratique du sport et à la mode des produits light ou de la nouvelle cui>sine, etc. [8].
Cette prétendue « féminisation » n’est qu’un paravent derrière lequel se renouvelle et même se renforce la domination masculine. On omet de signaler que l’identité féminine se définit désormais par deux traits classiques de la masculinité : la détention d’un diplôme et l’exercice d’un travail salarié. La société s’est donc plutôt « masculinisée », les femmes s’alignant, en quelque sorte, sur les normes traditionnelles des hommes. La dévalorisation du masculin, sous le coup des critiques et des conquêtes féministes, n’a affecté que les formes les plus grossières en même temps que les plus spectaculaires du machisme le culte de la virilité sans que soient pour autant entamés les fondements de cette hégémonie, que ce soit dans l’éducation et l’enseignement, dans le travail, dans l’univers domestique ou dans la sphère publique. C’est seulement dans les classes populaires, où les identités sexuelles traditionnelles restent un des principaux éléments de valorisation, que ce brouillage de l’image masculine aura bouleversé quelque peu les schémas classiques [9].
L’émancipation féminine reste donc une œuvre inachevée, à poursuivre, en prenant appui sur les acquis grâce auxquels les femmes sont devenues, partiellement au moins, actrices de leur propre destin et de celui de la société entière [10]. Le principal obstacle demeure la perpétuation de la répartition inégalitaire des rôles dans l’univers clos de la maison. Avec la mixité défaillante de la représentation politique, cet aspect des relations entre hommes et femmes est resté quasi immobile ces trois dernières décennies. Les femmes continuent à assurer plus de 90 % du travail « privé », même si une zone négociable (la cuisine, les courses, la vaisselle) a émergé ces dernières années [11].
Là gît bien le noyau dur de la domination masculine contemporaine. S’attaquer directement à cette citadelle relève d’une mission presque impossible. On touche là au cœur de la vie privée des individus. Or toute notre civilisation, au moins depuis la Renaissance et plus encore à compter de l’établissement de régimes démocratiques, repose sur des principes intangibles tels que l’autonomie de l’intimité, garante de la liberté individuelle, à l’égard du champ public. Autrement dit, l’inégalité entre les sexes s’engendre à l’ombre de la vie privée, sous couvert de préserver les droits de la personne. On se heurte ainsi à une première contradiction, entre aspiration à l’égalité sexuelle et revendication de liberté individuelle.
Plus fondamentalement, se lancer à l’assaut du mariage et de la famille déstabilisera les identités, tant féminines que masculines, véritables obstacles à un partage égalitaire des tâches et à une redéfinition des statuts au sein de cet univers [12]. Or l’identité sexuelle des individus est une composante essentielle de leur personnalité. On bute sur un nouveau paradoxe entre égalité des sexes et identité des personnes. L’avènement de nouvelles composantes individuelles exigerait une vaste révolution culturelle : l’émergence d’autres institutions domestiques et politiques, d’autres modes de socialisation des individus, d’un nouvel imaginaire social, etc.
Aussi, plutôt qu’une attaque frontale, vaudrait-il mieux engager une série d’offensives latérales. Les femmes ont réussi à se soustraire à cette « machine » à générer et à entretenir la répartition des rôles, essentiellement grâce à la prolongation de leur scolarité et au travail salarié, acquis dont il est nécessaire de développer l’effet émancipateur [13]. Par exemple, en combattant la discrimination entre filières « masculines » et « féminines », principale source de reproduction des inégalités, qui canalise encore trop souvent le deuxième sexe vers les emplois les moins qualifiés ou qui les détourne des postes de responsabilité. Tous les acteurs de l’éducation nationale enseignants, conseillers d’orientation, mais aussi élèves et parents d’élèves devraient reconsidérer leurs habitudes de sélection et d’orientation, l’impérialisme des mathématiques, le déséquilibre entre disciplines littéraires et scientifiques, les critères d’entrée actuels dans les grandes écoles, écoles d’ingénieurs, écoles supérieures de commerce, etc., autant de voies royales menant à des positions de pouvoir.
Conforter et développer l’emploi des femmes suppose ensuite : une réduction massive du temps de travail (sur la semaine, l’année, la vie active tout entière) afin de lutter contre le chômage ou la précarité et de trouver une solution de rechange au temps partiel, véritable piège pour les mères de famille ; une négociation par branches, entreprises et établissements pour définir aussi strictement que possible, dans les conventions collectives, les postes de travail, et qu’enfin le principe « à travail égal, salaire égal » devienne réalité ; le développement des structures d’accueil des enfants en bas âge financées sur fonds publics : crèches collectives, crèches familiales, réseaux d’assistantes maternelles, crèches parentales, etc. ; une révision des congés pour garde d’enfants malades ou postnataux, de façon à obliger les hommes à en prendre leur part, sans possibilité de la transférer au bénéfice de leur épouse ou compagne.
Enfin, en dépit des réticences qu’elle suscite, la parité pourra seule introduire les femmes au cœur des autorités exécutives, législatives ou judiciaires [14] et réaliser l’égalité citoyenne. Cet objectif nécessite des étapes et un ensemble de mesures étroitement liées : scrutin proportionnel généralisé ; limitation sévère du cumul des mandats, simultanés (un mandat municipal, cantonal ou régional et un mandat national ou européen) et successifs (pas plus de deux consécutifs, tous mandats confondus) ; obligation aux formations politiques d’un seuil maximum (par exemple 60 %) de candidats d’un même sexe en position éligible quelle que soit la consultation ; soumission du financement public des partis politiques (mais aussi des syndicats et des associations) au respect de la proportionnalité dans leurs organes dirigeants (autant d’hommes et de femmes dans ces instances que parmi leurs adhérents).
Toutes ces propositions peuvent ressembler à un catalogue hétéroclite. Leur unité est cependant bien réelle, puisque toutes visent à mettre fin à l’assignation prioritaire des femmes à l’espace et au travail domestiques, qui est au fondement de la domination masculine. Elles permettront de repenser les rôles, en obtenant du conjoint ou compagnon un partage plus équitable dans l’administration de la maisonnée, et de garantir à chacun(e) l’ouverture à l’ensemble des activités du dehors.