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PLP : Qui sont les miliciens de Fatah al-Islam implantés dans le camp de Nahr al-Bared depuis novembre 2006 ?
– - Bernard Rougier : Ce groupe se réclame d’un salafisme transnational de type Al Qaida même si, selon les termes de son chef et fondateur palestinien, Chaker al- Absi [1], il n’y a pas de liens organisationnels entre Fatah al-Islam et Al-Qaida. Mais ils ont le même agenda : la lutte contre des objectifs occidentaux. Une partie des membres de ce réseau (plusieurs centaines de personnes) viennent d’Irak, où ils se sont battus dans l’armée islamique, et ne sont pas des Palestiniens. On y trouve des Syriens, des Saoudiens, des Libanais... On est frappé par le nombre surprenant de Saoudiens. Ils ont réussi à s’implanter très rapidement dans le camp de Nahr al-Bared en récupérant les infrastructures de Fatah- Intifada -une milice palestinienne prosyrienne créée en 1983 par des opposants de Yasser Arafat au sein du Fatah et qui, dans les années 90, s’est réislamisée. Leur insertion a pu aussi être facilitée par certains réseaux religieux locaux d’orientation salafiste jihadiste, présents dans le camp. Autrement dit, c’est une rencontre entre une logique identitaire locale et un phénomène importé directement d’Irak.
Plus globalement, il existe, à mon sens, une division au sein de l’islamisme entre l’option confessionnelle et l’option idéologique. La première consiste à inscrire au premier rang des inimitiés les Chiites. Dans le cas du Liban, la cible est naturellement le Hezbollah. La majorité des groupes islamiques sunnites libanais ont choisi l’option confessionnelle et apportent à leur communauté le soutien des religieux dans sa lutte politique contre le Hezbollah. Selon eux, le mouvement de Hassan Nasrallah porte la pleine responsabilité de la paralysie institutionnelle et politique du pays. En maintenant sa stratégie, font-ils valoir, il perdra sa légitimité nationaliste et son prestige arabe puisqu’il sera transformé par la mobilisation des autres communautés en une stricte organisation chiite. Cette option fait très peur au Hezbollah - même si ce dernier joue en permanence sur les deux tableaux. L’option idéologique comporte, elle, un agenda classique de lutte contre l’Occident. Dans sa traduction politique libanaise, ses partisans sont hostiles à la résolution 1559 de l’Onu, à la Finul renforcée, aux ambassades étrangères... Fatah al-Islam, en tant que figure de l’islamisme jihadiste sunnite, refuse de soutenir, même implicitement, le gouvernement libanais sur quelque dossier que ce soit.
PLP : Le Liban avait réussi jusqu’alors, même si tous les ingrédients étaient là, à ne pas constituer une terre d’élection pour les courants jihadistes internationalistes. Que s’est-il passé ?
– - B.R. : Nul besoin que le Liban soit « désigné » à proprement parler. Des antécédents existent, comme les événements de Sir al-Diniyeh en 2000 [2] ou les attentats du réseau dit « Mac Donald » [3], en 2003. Les cibles (ambassades étrangères, personnalités politiques libanaises...) font partie d’une répertoire connu. Le Liban a donc déjà été le théâtre d’opérations de ce type. Deux hypothèses, deux interprétations, sont possibles. Je maintiens que la division confessionnelle/idéologique fait sens et a une cohérence même si les différents groupes semblent relativement perdus entre ces deux options et ne les formulent pas forcément dans ces termes. Au sein de Fatah al-Islam, il y a un débat entre le choix de lutter d’abord contre les Chiites et celui de combattre prioritairement le gouvernement libanais « prooccidental ». Beaucoup étaient favorables à la seule poursuite de la lutte en Irak à partir de la base du camp de Nahr al-Bared ; d’autres privilégiaient la lutte contre l’Etat et les institutions libanaises. Chaker al-Absi représente cette dernière tendance pour laquelle la priorité est de « casser la (résolution)1559 ». Il faut comprendre combien tous ces groupes sunnites demeurent indécis sur l’attitude à adopter in fine. Des débats sans fin sont organisés pour déterminer qui est l’ennemi et comment établir la liste des priorités. Souvent les groupes s’en sortent, y compris ceux qui soutiennent le gouvernement libanais, en étant anti-Chiites au Liban et anti-Américains en Irak.
A quoi correspond le “timing” des affrontements ? L’hypothèse la plus tentante et la plus vraisemblable est qu’il est le fruit d’un hasard. Les FSI [4] s’en sont pris à Fatah al-Islam après qu’une banque a été dévalisée, avec un enchaînement de causalités (affrontements, puis vengeance du groupe sur l’armée etc.). L’autre hypothèse, plus incertaine, est celle d’une décision politique : les FSI ont visé en connaissance de cause le groupe incarnant l’option idéologique parce qu’il avait un autre agenda, un autre ordre de priorités et que le gouvernement craignait qu’il n’influence et n’entraîne les autres groupes islamiques.
PLP : Comment et pourquoi les camps palestiniens du Liban sont-ils devenus un terrain de recrutement pour le jihad ?
– - B.R. : Ce n’est pas récent [5] et cela dépend des camps. Ceux de Beyrouth, par exemple, n’obéissent pas à la même configuration puisqu’ils sont plus ou moins contrôlés par le Hamas et qu’ils sont dans l’environnement direct du Hezbollah - ce qui rend le contrôle beaucoup plus facile. Le phénomène d’islamisation apparaît clairement avec la fin de la guerre civile au Liban, dès 1990. Tous les quartiers populaires sunnites sont également touchés. S’il est difficile d’en mesurer précisément l’importance quantitative, cette islamisation salafiste est confirmée dans les camps qui présentent les caractères d’un bidonville.
Sa première expression remonte à 1982, lorsque des islamistes ont défendu le camp de Ain el-Héloué contre l’armée israélienne, alors que l’OLP s’était repliée au nord pour défendre Beyrouth. Soutenus au départ par l’ambassade d’Iran, ces réseaux piétistes se dégagent, dès la fin des années 80, de cette tutelle en s’enthousiasmant pour le jihad en Afghanistan. A l’époque, le front du Sud-Liban est totalement verrouillé par le Hezbollah. L’OLP, qui n’est plus en mesure de contrôler les camps en raison de la « tutelle » syrienne, se lance, elle, dans la diplomatie. Dès l’origine, les entrepreneurs et réseaux religieux ont exploité à la fois le statut d’extraterritorialité des camps, le conflit ouvert entre Yasser Arafat et le régime syrien, et l’absence de dialogue institutionnel entre l’Etat libanais et l’OLP. Ils ont pu établir, durablement, des enclaves car ils faisaient face à des espaces sociaux ingouvernés, sans organisation politique centralisée, sans institutions ni instruments efficaces de socialisation - en particulier des jeunes. Depuis des années, des prédicateurs s’emploient à dégager les réfugiés de l’influence politique et identitaire de l’OLP - en particulier du Fatah, longtemps l’ennemi principal. Progressivement, les camps de réfugiés, qui ont pourtant incarné l’identité palestinienne dans les années 70, quittent l’histoire palestinienne pour entrer dans celle d’un jihadisme sans territoire. Lieux de prédication, de recrutement ou de refuge, ils deviennent le réceptacle de tous les conflits qui concernent de près ou de loin la oumma (communauté des croyants) et de toutes les tensions régionales. Le pourrissement politique du dossier israélo-palestinien a constitué, aussi, une ressource précieuse pour les prédicateurs religieux.
Les camps, encore une fois, sont des cellules extrêmement sensibles à toutes les influences extérieures. À la fin des années 90, l’époque était à l’envoi de volontaires en Tchétchénie. Puis, l’Irak est devenu la grande cause mobilisatrice des milieux religieux. Le jeu consiste à envoyer des volontaires en Irak et, éventuellement, à servir de refuge pour des militants traqués dans leur pays d’origine, mais sans avoir à supporter les conséquences politiques -locales- de cette stratégie. Les camps du nord-Liban et du sud du pays (Saïda) ont été re-territorialisés localement, chaque nouveau groupuscule contrôlant “son” enclave. Cette division et ce cloisonnement de l’espace, propres au fonctionnement des salafistes font que le camp en tant que tel n’existe plus comme unité sociale et politique. Prenons le cas d’Usbat al-Ansar, le principal groupe salafiste à Ain el-Héloué. Il joue, en quelque sorte, le rôle d’auberge de jeunesse pour les militants d’Al-Qaida dans la région et d’agence de voyages pour l’Irak. Il n’a aucun intérêt à ce que son « commerce » soit entravé par des problèmes extérieurs ou internes au camp. Pour préserver son enclave et son activité, il a besoin d’éviter toute provocation pouvant entraîner l’intervention de l’armée libanaise. Il a intérêt au maintien du statu quo. Il est donc prêt, ponctuellement et tactiquement, à se « re-palestiniser », voire à coopérer avec l’OLP. C’est ce qui s’est produit dernièrement lorsqu’il a passé alliance avec le Fatah et les représentants de l’Autorité palestinienne pour circonscrire le groupuscule Jound al-Cham - tenté de suivre l’exemple de Fatah al-Islam. La menace d’extension des combats - du nord au Sud-Liban - a pu ainsi être stoppée net.
A Nahr al-Bared, jusqu’à récemment, il n’y avait aucune milice armée hormis Fatah Intifada, mais on pouvait constater comme à Ain el-Héloué, le même phénomène, ancien, de prédicateurs salafistes ne se reconnaissant ni dans la politique ni dans la culture palestiniennes.
Le Liban (la forme découpée dans le mur) est devenu la cible des jihadistes. Sur la pierre en forme de tête est inscrit : Fatah al-Islam.
PLP : Comment expliquer malgré tout que les organisations palestiniennes aient laissé Fatah al-Islam s’emparer aussi facilement de Nahr al-Bared ? N’avaient-elles pas les moyens de résister - au moins politiquement ? Quelles sont les responsabilités de l’OLP ?
– - B.R. : Deux mondes cohabitent dans le même espace depuis la fin de la guerre civile libanaise. Les camps de Nahr al- Bared et de Beddaoui ne sont plus gouvernés par le seul imaginaire national palestinien. Le groupe de Fatah al- Islam a pu asseoir une assise « immobilière » et locale en récupérant une partie des militants et des infrastructures de Fatah-Intifada. Ensuite, il a distribué de l’argent. Selon mes informations, il semble avoir été correct vis-àvis des habitants : règlements des loyers, apports de ressources extérieures... Comme les autres groupes jihadistes au sud-Liban, il a exploité la crise sociale qui se double d’une crise de l’enseignement (les camps de réfugiés au Liban sont, par exemple, le seul milieu où l’on constate une coupure générationnelle très nette entre des parents diplômés et des enfants déscolarisés souvent à partir de l’âge de 13 ans).Tout cela explique notamment leur implantation extrêmement rapide.
Hormis Fatah-Intifada, les seules forces politiques présentes sont le FPLP-CG d’Ahmed Jibril, entièrement sous la coupe du régime syrien, et le Fatah -quasi clandestin et sans moyens. Le camp de Nahr al-Bared lui a échappé pendant plus de 20 ans. Il n’est de retour que depuis peu et n’a pas réussi à reconstituer son appareil militaire. Cela dit, même si le Fatah avait été en mesure de résister, il n’aurait sans doute pas reçu l’ordre de se battre, Sultan Aboul- Aynain [6] ou Mahmoud Abbas ne pouvant prendre le risque politique de se voir accuser d’encourager une guerre civile.
PLP : Mais si Fatah al-Islam a récupéré les infrastructures et les armes de Fatah- Intifada et que le fondateur, Chaker al-Absi, est un ancien colonel du groupe d’Abou Moussa, cela ne revient-il pas à impliquer entièrement la Syrie, comme le prétend la thèse gouvernementale libanaise ? Qui instrumentalise, en définitive, ce groupe ?
– - B.R. : Il est extrêmement difficile de répondre à la question de l’instrumentalisation. Cela ne relève pas de ma compétence. En revanche, on peut clairement dire que ce groupe essaye d’exploiter le pourrissement politique et institutionnel au Liban pour détruire l’Etat et toute autorité politique. Les franges radicales de l’islamisme libanais sont évidemment un enjeu entre le gouvernement en place et le régime syrien. A partir du moment où un réseau défend un agenda régional de lutte contre l’Occident, il devient un facteur de division de la communauté sunnite libanaise (et à l’intérieur de l’islam sunnite radicalisé) et un facteur de déstabilisation de la scène libanaise. En ces termes, sans parler de manipulation, la crise actuelle présente un intérêt objectif pour la Syrie. A minima, le régime s’est débarrassé d’éléments potentiellement dangereux pour lui en les envoyant au Liban, comme il le fait, depuis 2003, vers l’Irak. Le contexte régional explosif et la configuration de crise aiguë au Liban (rivalité entre le gouvernement Siniora et le régime syrien) favorisent toutes les extrapolations. Mais il faut se méfier des sur-interprétations.... Dieu sait que le régime syrien n’est pas innocent. Mais dans le conflit de Nahr al-Bared, son action n’est pas nécessaire. La question ne devrait pas être posée en termes de connivence d’appareils de sécurité ou de manipulation. Le contexte peut expliquer l’effet d’accélération, mais le phénomène Fatah al-Islam demeure, malgré tout, relativement indépendant, des dynamiques régionales. En revanche, on ne saura jamais qui se tient derrière les attentats. Les acteurs ne manquent pas.
PLP : Quelle est la stratégie de ces groupes jihadistes ? Que cherchent-ils ?
– - B.R. : L’écrasante majorité ne veulent pas modifier le statu quo au Liban. Ils sont prioritairement préoccupés non par le Liban mais par le front irakien. Même s’ils partagent la même identité (jihadiste) que Fatah al-Islam, ils n’ont ni les mêmes intérêts ni la même stratégie. Le paradoxe de ces organisations (comme Usbat al-Ansar, en particulier) qui prônent la destruction de l’ordre politique arabe - est d’être des forces de statu quo : la situation locale libanaise les arrange et il est important pour eux de la préserver. Le risque d’extension du conflit de Nahr al-Bared vers le sud est d’autant plus limité que toutes les forces libanaises présentes au Sud-Liban (Hezbollah, Bahia Hariri) et le Fatah de Sultan Aboul-Aynain (à Rachidiyeh) tiennent, pour des raisons différentes, à ce qu’il n’y ait surtout pas d’embrasement à Ain el-Héloué. Il y là une conjonction d’éléments de stabilité extérieure.
PLP : Mais si ces groupes cherchent le statu quo, pourquoi avoir déclenché les hostilités ?
– - B.R. : Encore une fois, Fatah al-Islam n’a, lui, pas le même agenda politique. Alors que certains groupes exportent la « violence » en Irak, eux l’importent d’Irak. Il y a là un croisement de violences. Son existence est le résultat d’un phénomène global qui s’articule aux particularités libanaises locales et de la mise en place d’un circuit régional d’acheminement de volontaires vers le Liban. Sa stratégie est double : montrer d’abord qu’il existe un jihad sunnite au Liban et que le Hezbollah n’a pas le monopole de la résistance à l’Occident, à Israël et aux Etats-Unis. Détruire, ensuite, l’orientation politique « pro-occidentale » des sunnites libanais, solidaires des intérêts de la « communauté internationale » et engagés dans un processus d’opposition contre l’Iran, la Syrie et le Hezbollah. Depuis environ un an, ces deux objectifs figurent notamment dans les communiqués de Zawahiri, le numéro deux d’Al-Qaida. Dans la situation régionale, le Liban est un lieu où se négocie, aussi, les intérêts de la communauté sunnite en Irak.
PLP : Si l’OLP, et principalement le Fatah, soutiennent politiquement et ouvertement l’Etat et l’armée libanaise, certains réfugiés du camp de Nahr al-Bared semblent, en revanche, très remontés contre l’armée. Sont-ils pour autant favorables à Fatah al-Islam ?
– - B.R. : Non et c’est toute la difficulté. C’est un dossier compliqué où s’enchevêtrent divers niveaux. À l’évidence, il y a un intérêt commun entre Palestiniens et Libanais pour lutter contre des éléments radicaux qui exploitent la situation pour mener leur propre agenda. Le piège serait de transformer la bataille actuelle de Nahr al-Bared en un affrontement libano-palestinien, de réveiller les mémoires de la guerre civile - même si la situation était d’une toute autre nature. Cela demande doigté et intelligence politique. Demeure un aspect central : la politique d’exclusion menée par le gouvernement libanais depuis plus de 15 ans, qui peut expliquer le basculement identitaire de tel ou tel segment de populations réfugiées. Cette politique, qui était le fait de l’appareil sécuritaire syro-libanais, consistait à maintenir les Palestiniens du Liban dans un état extrême de marginalité politique et sociale pour pouvoir s’en servir le moment venu comme d’une carte dans une négociation régionale. L’idée étant d’empêcher le tawtin, c’est-à-dire l’implantation définitive des Palestiniens au Liban. Au nom de ce refus, des conditions d’exception ont été mises en place, de manière à transformer les Palestiniens en « butte témoin » de l’année 1948. Elles perdurent jusqu’à ce jour.
PLP : Comment se positionne la fraction libanaise du Hamas dans le conflit actuel ? On ne l’entend guère...
– - B.R. : Les camps du Liban sont le théâtre d’une guerre civile larvée entre militants de la cause nationale et militants internationalistes (islamiques). Le Hamas, lui, reste dans un cadre national et ne veut pas changer d’échelle, à la différence des jihadistes qui inscrivent leur lutte dans un cadre global. Il se retrouve actuellement dans une situation très difficile : s’il s’associe avec le Fatah et coopère avec l’armée libanaise pour réduire militairement les membres de Fatah al-Islam, il peut devenir, malgré lui, l’instrument d’application de la résolution 1559 qui prévoit le désarmement des camps et celui du Hezbollah. Or il est en alliance assumée -objective, subjective et stratégique- avec le Hezbollah. En même temps, s’il est hostile à l’ouverture des camps palestiniens à l’armée libanaise, il est également hostile aux groupes jihadistes avec lesquels il est en compétition directe pour le contrôle de la cause palestinienne ; il sait, aussi, les risques de débordement. D’où son profil bas depuis le début de la guerre de Nahr al- Bared, l’essentiel de ses discours de consensus se limitant à l’aide aux civils. Cela étant, le Hamas au Liban n’est pas très puissant. Il a réussi à récupérer les structures des Frères musulmans libanais, dans les camps, en 1999, mais ne dispose pas de milice armée.
PLP : Et le Hezbollah, est-il aussi discret ?
– - B.R. : Le Hezbollah est également en situation difficile. D’abord en raison de son alliance avec le général Aoun et de ses liens étroits avec l’armée libanaise. Sayed Nasrallah ne prendra jamais la responsabilité de faire éclater l’armée. Concernant Al- Qaïda, les positions du mouvement sont très claires : leur hostilité est totale, même s’ils ne communiquent guère sur ce sujet. Sur le dossier des camps palestiniens, leurs positions rejoignent celles du Hamas : à la fois une très grande méfiance sur la question du désarmement des factions palestiniennes -perçue comme les prémisses de leur propre désarmement- et l’obligation de soutenir le consensus national de soutien à l’armée libanaise. Il est bon, toutefois, de rappeler qu’autant le Hezbollah aime la cause palestinienne, autant il n’aime guère les Palestiniens. A-t-on vu de grandes manifestations de solidarité avec les réfugiés ? Non. La raison est simple : les troupes et les militants chiites ne suivraient pas.
PLP : Y a-t-il un danger de résurgence d’un sentiment anti-palestinien, toujours lattent au Liban, avec l’alourdissement des pertes militaires libanaises à Nahr al- Bared ?
– - B.R. : Paradoxalement, ceux qui entretiennent le souvenir de la guerre civile et qui crient le plus fort au tawtin sont actuellement les chrétiens pro-syriens. La partie palestinienne n’est pas, non plus, dénuée de toute responsabilité. Les voix des réfugiés palestiniens dénonçant fortement Fatah al-Islam ne se sont guère fait entendre. Il y a toujours ce même réflexe victimaire d’occultation des menaces politiques qui pèsent sur son propre environnement. L’islamisme salafiste, même non jihadiste, nuît considérablement à la cause palestinienne. Au delà de Nahr Al-Bared, où sont les Palestiniens qui dénoncent la dynamique de recrutement dont bénéficie Usbat al-Ansar, à Ain el-Héloué, depuis plus de dix ans ? S’il le voulait, ce groupe pourrait prendre entièrement le contrôle du camp. Le temps joue pour eux. Ils entretiennent la menace du tawtin et alimentent les peurs (en particulier maronites) en faisant valoir que le droit au retour ne les concerne plus puisqu’ils sont dans Dar al-Islam, dans la oumma. Le politique doit absolument prendre le pas sur l’approche communautaire : les habitants des camps doivent s’exprimer, assumer les menaces internes qui pèsent sur leur société.
PLP : La guerre de Nahr al-Bared peut-elle aider à une remise à plat du dossier palestino-libanais, figé depuis des années ?
– - B.R. : Il y avait là une vrai opportunité politique. Mais personne, vraisemblablement, ne pourra s’en saisir. Le gouvernement ne pourra mettre en place des mesures concrètes d’amélioration du sort des réfugiés puisqu’il sera, forcément, accusé de vouloir appliquer une politique de tawtin. Depuis 2005, le jeu de Siniora consiste à essayer de briser le monopole syro-hezbollahi sur la question palestinienne au Liban. En abrogeant la condamnation à mort de Sultan Aboul-Aynain, en rouvrant un bureau de représentation de l’OLP à Beyrouth (fermé pendant vingt ans), en lançant un dialogue libano-palestinien, le gouvernement libanais avait signifié la volonté d’une reprise en main libanaise du dossier palestinien. Cette nouvelle orientation visait, aussi, à empêcher les Syriens et leurs alliés d’utiliser la carte palestinienne pour faire obstacle aux résolutions internationales ou pour être un élément de déstabilisation au Liban. Mais l’instrumentalisation de la question du tawtin et son ultra-politisation, comme le contexte de crise, piègent toute initiative. Il y a là la conjonction d’une question très sensible et d’une opportunité politique pour le Hezbollah de gêner le gouvernement en réactivant une mémoire maronite de la guerre, grâce son alliance avec les Aounistes et avec le président Lahoud. Sur fond, bien entendu, de bataille autour de la résolution 1559. On n’en sort pas.
L’autre réalité est que les Palestiniens sont aussi divisés que les Libanais. Il n’est plus guère possible de parler « des » Palestiniens du Liban, comme d’un ensemble homogène. Certes, depuis quelque temps, on assiste à une reconstitution du Fatah. Mais tout le monde sait que Mahmoud Abbas et Abbas Zaki ont une relation privilégiée avec Fouad Siniora et que le Hamas est aligné sur le Hezbollah. Les divisions libanaises sont donc présentes en milieu palestinien et réciproquement. Le contexte, totalement éclaté, rend toute issue incertaine.
PLP : La levée du tabou de l’inviolabilité des camps palestiniens, prémisses à leur désarmement, n’est donc pas à l’ordre du jour ?
– - B.R. : Je n’y crois pas du tout. On va rester dans le statu quo. L’armée, qui est entrée dans certaines zones du camp de Nahr al-Bared, ne va probablement pas y rester. Le seul changement possible pourrait venir de la décision du gouvernement de confier au Fatah le contrôle, local, de l’ensemble du camp. Mais en a-t-il les moyens ? Ouvrir le dialogue avec les Palestiniens au Liban, c’est s’engager dans le débat interne libanais, paralysé. La question palestinienne est plus « libanisée » que jamais...
PLP : En attendant, l’implantation de combattants qaidistes au Liban plombe davantage la crise politique interne et n’avantage guère le Hezbollah dans son bras de fer avec le gouvernement libanais...
– - B.R. : En ce sens, la crise a plutôt bénéficié au gouvernement Siniora et ne renforce pas la position du Hezbollah. D’où son profil bas. Ce qui le gêne, en particulier, c’est que l’Etat attaque un groupe sunnite plutôt proche de ses positions. Bien entendu, le Hezbollah n’a pas la même ligne et s’est toujours défendu, par exemple, de menacer, sur le plan militaire, la FINUL renforcée. En même temps, sa priorité demeure la lutte contre la dynamique de la 1559 et contre l’internationalisation du dossier libanais. D’où l’importance de trouver des alliances avec des groupes sunnites. Politiquement, la guerre de Nahr al-Bared constitue une défaite même si elle n’est pas reconnue comme telle. Les sunnites de Fatah al-Islam ne mobilisaient pas confessionnellement contre le Hezbollah ni contre les Chiites et leur priorité est la lutte contre l’Occident et la résolution 1559. Il faut rappeler aussi que l’allié du Hezbollah à Tripoli est accusé d’avoir favorisé le groupe jihadiste en faisant libérer ses prisonniers détenus en Syrie, avant d’aider à leur acheminement à Nahr al-Bared. Bref, c’est un dossier « piégé » sur lequel le Hezbollah n’a aucune réelle capacité d’initiative.
L’ouverture de ce nouveau front est intervenu alors que le mouvement s’essoufflait nettement au centre-ville. Le Hezbollah n’a réussi ni à faire tomber le gouvernement libanais ni à démontrer l’inefficacité de l’Etat. Au contraire, l’existence, aujourd’hui, d’un consensus national autour de l’armée renforce l’Etat.
PLP : Finalement, la crise actuelle n’accrédite- t-elle pas la thèse de Seymour Hersch qui voit dans l’irruption de Fatah al-Islam une stratégie souterraine de l’administration américaine consistant à manipuler des groupes jihadistes, au moyen d’opérations clandestines et avec l’argent des Saoudiens, dans le but d’affaiblir et de diviser les Chiites régionalement et, en particulier, le Hezbollah libanais ?
– - B.R. : Il est très difficile de répondre à ces supputations. Je rappelle que des thèses inverses ont prétendu que la stratégie américaine consistait à armer et à financer le Fatah. La démonstration a été faite de l’incurie de ces constructions. Je m’en méfie donc a priori. La seule concession que je fais aux thèses de Hersch concerne le rôle joué par les FSI libanais. Voilà des services traditionnellement proches de la famille Hariri qui s’en prennent à un groupe qui ne participe pas à la mobilisation confessionnelle anti-Hezbollah. Là évidemment, il y a interrogation.
PLP : Il reste que l’administration américaine semble avoir tranché faisant de l’Iran et des Chiites ses principaux ennemis dans la région. Attiser la fitna (sédition) entre Chiites et Sunnites est une politique américaine attestée - en Irak tout au moins...
– - B.R. : Oui évidemment. Le risque pour la communauté sunnite libanaise qui soutient le gouvernement, malgré tous ses différends, est de sortir divisée de ce conflit. Les rapports de force au sein de cette communauté vont se transformer. Le fait que les religieux sunnites soient actuellement sollicités et prennent l’initiative de défendre « l’identité sunnite » face au Hezbollah, menace, dans l’avenir, le statut et la position de pouvoir des civils sunnites. On sait que Siniora n’a pas du tout le même agenda. L’alliance actuelle est purement circonstancielle. Le mainstream à Tripoli demeure majoritairement anti-américain.
PLP : Le Liban chemine-t-il vers un approfondissement des dissensions confessionnelles entre Sunnites et Chiites pouvant dégénérer un jour en guerre civile ?
– - B.R. : Oui. Le climat est de plus en plus délétère entre Sunnites et Chiites. On trouve des Sunnites laïques prêts à adopter des attitudes primaires vis-àvis des Chiites et réciproquement, ce qui était impensable avant. Le clivage est assumé de part et d’autre. Un schèma de guerre civile s’installe dans les têtes. Dans ce sens, l’assassinat du magistrat Walid Eido [7] est très significatif. Frapper l’élite sunnite, civile et laïque, alimente le clivage entre ceux qui veulent porter le jihad sunnite au Liban et ceux qui jouent le jeu institutionnel et confessionnel contre le Hezbollah. Mais ce n’est qu’une grille de lecture.
PLP : Depuis un an, on est frappé par l’enchaînement de collusions et de télescopages. L’été dernier, la guerre d’Israël contre le Liban avait été précédée par une grave détérioration dans la bande de Gaza. Aujourd’hui, alors qu’un nouveau front est ouvert au Liban, les territoires palestiniens sombrent dans la guerre civile et les premières cellules qaïdistes semblent faire leur apparition... Comment analysez-vous ces scénarii du pire ?
– - B.R. : Plus il y a dégradation du politique, pourrissement institutionnel, destruction des cadres politiques, plus les groupes radicaux -d’où qu’ils viennent- trouvent un espace. L’émergence d’éléments qui se réclament du jihadisme en Palestine est un phénomène nouveau et très dangereux. Ils exploitent une situation d’enfermement social et de pourrissement politique pour tenter de faire exister une nouvelle offre idéologique. Sur le plan sociologique, leur base est souvent constituée d’individus marginaux et de voyous qui se laissent pousser la barbe. Leurs communiqués ne sont pour le moment pas très sérieux, mais ce sont les signes avant-coureurs de nouveaux types d’acteurs qui se nourrissent de la crise inter-palestinienne pour réclamer un nouvel espace de contestation.
[1] Originaire de Jéricho, Chaker al-Absi est un ancien colonel de la milice palestinienne prosyrienne Fatah Intifada -créée en 1983 à partir de la scission avec le Fatah. Il s’installe au Liban après son expulsion de Syrie et annonce la création de Fatah al-Islam le 26 novembre 2006.
[2] Ces affrontements avaient fait 30 morts : 15 militaires et autant de civils. Plusieurs centaines de militants jihadistes, regroupés derrière un ancien d’Afghanistan, avaient constitué des camps d’entraînement dans la montagne de Sir Al-Dinneyeh, au nord de Tripoli. Par accident, ils sont entrés en conflit militaire avec l’armée : il s’agit là d’un des premiers combats menés par des volontaires d’Afghanistan renvoyés dans leur pays d’origine contre une armée arabe.
[3] Ce réseau, financé par un ancien d’Afghanistan (Ibn Chahid), implanté à Ain el- Héloué, avait choisi de faire exploser plusieurs kg de TNT devant le Mac Donald de Dora le 5 avril 2003. Cette opération, conçue pour faire un massacre, n’avait pas fait de victimes.
[4] Forces de Sécurité Internes (libanaises).
[5] Lire le premier long entretien avec Bernard Rougier dans Pour la Palestine n°43 (septembre 2004), où l’auteur, avant tout le monde, avait prédit une telle évolution après des années de recherche sur la montée en puissance des groupes salafistes/jihadistes palestiniens dans le plus grand camp palestinien d’Ain el-Héloué, dans les environs de Saïda (Sud-Liban).
[6] Chef du Fatah au Liban.
[7] Ancien président de la cour d’appel pénale de Beyrouth, député sunnite de Beyrouth sur la liste Hariri à Beyrouth, Walid Eido est mort le 7 juin 2007 dans un attentat à la voiture piégée qui a fait 7 autres victimes, dont son fils.