L’État parle-t-il trop vite ou minimise-t-il sciemment ? Depuis le passage du cyclone Chido samedi 14 décembre et la dévastation totale de Mayotte, les autorités ne cessent de communiquer sur l’aide déployée.
« Le pont aérien entre Mayotte et La Réunion est en place, rassurait le ministre des armées Sébastien Lecornu dès le lendemain Pour l’hébergement des secours, trois structures permettant l’accueil de 150 personnes sont sur place, une supplémentaire en cours d’acheminement… »
À coup de tweets et de vidéos, le gouvernement insiste chaque jour sur l’effort de l’armée qui participe « à l’acheminement et à la distribution d’eau potable et de vivres aux Mahorais, jusque dans les zones les plus reculées de l’archipel. » « L’État est debout », assurait Bruno Retailleau mardi, rappelant la mise en place d’un pont aérien pour acheminer les vivres manquants.
Dans le bidonville de Kawéni, à la périphérie de Mamoudzou à Mayotte, le 19 décembre 2024. © Adrienne Surprenant / AP via Sipa
Au fil des jours, la sidération a pourtant cédé la place à l’incompréhension et à la colère. « Des messages sont passés à la mosquée mais à part ça, on n’a aucune information, c’est comme si on n’existait pas », déplore Roukia, une aide-soignante qui a demandé à ce que son vrai nom n’apparaisse pas.
Elle vit à Dembéni, un village situé à une quinzaine de kilomètres de Mamoudzou, le chef-lieu, où elle est obligée de se déplacer pour capter le réseau téléphonique et prendre des nouvelles de ses proches. En voiture, le trajet prend une grosse vingtaine de minutes. Pourtant, personne, ni secouriste ni représentant de l’État, n’est venu s’enquérir de la situation à Dembéni.
Vendredi midi, il n’y avait eu aucune livraison d’eau ou de nourriture. « Les gens utilisent l’eau des puits comme avant. Ceux qui ont un peu d’argent achètent ce qu’ils trouvent, mais c’est rare, les magasins sont vides. Hier, une voiture est passée pour demander, au micro, de nettoyer les rues et de ramasser les déchets. Mais on n’a même pas d’eau pour se laver ! Peut-être, ils nous demanderont de ramasser nos cadavres aussi ! »
Partout, ce sont les mêmes plaintes qui reviennent. Pas d’eau, pas d’électricité, pas d’information. Dans les bidonvilles de Mamoudzou, personne n’a vu le moindre secouriste ou la moindre distribution de produits de première nécessité. Mais ici, affirme Daniel Gros, représentant de la Ligue des droits de l’homme (LDH) à Mayotte, « les gens n’ont jamais rien attendu de l’État ».
Les premiers camions avec des bouteilles d’eau ne sont arrivés qu’hier, avec le président Macron.
Dès le lendemain, les habitant·es des bidonvilles ont commencé à enlever les débris, à scier les arbres arrachés par la tempête et surtout à reconstruire leur maison, en récupérant ce qu’ils pouvaient. Pour l’eau et la nourriture, ils se débrouillent. Et pour se laver, ils attendront. « Pour eux, c’est quelque chose de normal, cela fait des années qu’ils n’attendent rien des autorités, souffle une assistante sociale qui a requis l’anonymat, et que nous appellerons Himidati. Mais tous les autres tombent de haut. Ils ont l’impression que l’État les a abandonnés. »
Elle non plus, ne s’attendait pas à un tel scénario. La Petite-Terre, où elle vit, est l’endroit le mieux loti. C’est ici que se trouvent l’aéroport, la résidence du préfet ou encore le camp de la Légion étrangère. Parfois, le robinet se met à couler et il y a un peu d’électricité. Pourtant, le sentiment d’abandon est le même qu’en Grande-Terre.
« Les premiers camions avec des bouteilles d’eau ne sont arrivés qu’hier, avec le président Macron. Il y a eu une distribution au stade de Pamandzi et une autre à côté de la mairie de Labattoir [Pamandzi et Labattoir sont les deux communes de Petite-Terre – ndlr]. Et encore, chaque famille a eu droit à une bouteille d’eau et à quelques conserves de sardines et de raviolis. C’est ridicule, on ne nourrit pas une famille avec ça. »
Ce vendredi, il devait y avoir une autre distribution à Labattoir, mais personne n’a su, autour d’elle, où elle aurait lieu. « C’est comme ça depuis des jours. Et même avant le cyclone : ce n’est que la veille au soir qu’on a appris l’adresse des centres d’abris. C’était trop tard. »
Emmanuel Macron vivement interpellé et hué
Jeudi en déplacement sur l’île, le président de la République, venu avec quatre tonnes d’aide humanitaire, a tenu à rassurer ses interlocuteurs. « On a d’abord l’urgence, c’est ce qu’on est en train de faire. Les soins [...] faire arriver l’eau potable et l’alimentation. Là les choses vont s’accélérer », a-t-il expliqué sans toutefois pouvoir en dire plus sur le bilan humain.
Celui-ci est toujours provisoire avec 35 morts, 67 blessés graves, 2 432 blessés légers. Mais le bilan véritable sera probablement beaucoup plus lourd, au vu des milliers de personnes qui ne se sont pas rendues dans les abris et dont on ignore le sort. Le président n’a pas convaincu et a même été hué aux cris de « Macron démission ».
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« On n’a pas d’eau, on n’a rien », l’a imploré une femme avant que le chef de l’État ne réponde vivement. « Je ne suis pour rien dans le cyclone. Vous pouvez me le reprocher. Ce n’est pas moi. Il a été préparé, il y a eu des alertes. Les services étaient là. L’eau potable et l’alimentation, les premières livraisons sont arrivées hier, OK ? Avec du fret. J’en ai apporté ce matin avec moi. Et demain et après-demain, il y en aura beaucoup plus qui arrivent. »
Tout au long de sa visite, des habitant·es mais aussi des officiel·les n’ont cessé de souligner la situation sanitaire. « Au nom de tout le personnel, je vous remercie de venir parce que c’est compliqué, a lâché Jean-Mathieu Defour, directeur de l’hôpital à Mayotte. On a trois cents agents perdus de vue pour l’instant [...] moi-même je suis inquiet parce que j’ai mes deux secrétaires qui ont disparu. »
« Monsieur le président, s’il vous plaît, il faut une cellule psychologique, ainterpellé une autre soignante. On ne peut pas soigner la population, donner à manger à la population, si nous-même on est KO ! »
Auprès de Mediapart, une enseignante sur place raconte avoir vu de très nombreux habitants se rendre à la rivière pour y chercher de l’eau « orange, sale, et insalubre ». Une sage-femme du centre hospitalier de Mayotte déplore, elle, les rations distribuées. « Les personnes hébergées n’ont reçu que deux princes [gâteaux] et une compote le matin. Le midi, il n’y avait pas de repas, détaille-t-elle. Les gens ont faim. Une petite réclamait de l’eau. »
L’installation de l’hôpital de campagne discrètement reportée
Face à cette détresse, les services de l’État communiquent sur l’envoi quotidien de denrées et évoquent depuis lundi l’installation d’un hôpital de campagne totalement autonome. Une structure qui, une fois déployée, représentera une surface de « près de deux terrains de tennis », comprenant des lits d’hospitalisation, une capacité chirurgicale, une capacité d’accueil d’urgence et une capacité de soins.
« Cet établissement éphémère, permettant de prendre en charge jusqu’à 100 patients en jour, doit être opérationnel d’ici jeudi sur l’île », écrivait Le Parisien mercredi 18 décembre. Le lendemain, les autorités annonçaient qu’il serait finalement effectif ce vendredi. « Dès demain, l’hôpital militaire sera déployé », promettait encore Emmanuel Macron jeudi soir.
On est 80 médecins et secouristes coincés dans une caserne avec beaucoup de frustration en se disant qu’on pourrait être utile à Mayotte.
Mais vendredi soir, l’équipement n’est toujours pas prêt et ne sera finalement pas opérationnel avant le début de semaine prochaine. Les médecins sont pourtant prêts à intervenir dès qu’ils pourront arriver sur place.
Selon nos informations, les équipes de l’ESCRIM (élément de sécurité civile rapide d’intervention médicale), le dispositif de 90 soignant·es composant cet hôpital de campagne a été engagé en situation de pré-alerte dès samedi 14 décembre et envoyé sur l’île de la Réunion le 16 décembre. Depuis, ils ne font qu’attendre.
« On est toujours sur le camp militaire de La Réunion sans avoir grand-chose à faire, regrette l’un de ses membres interrogés vendredi 20 décembre par Mediapart. On nous dit qu’il y a un problème de vecteur aérien. On se dit qu’on pourrait être utile à Mayotte. Pourquoi nous ont-il fait partir lundi alors que le matériel partait à partir de jeudi, c’est un point d’interrogation. »
Interrogée, la préfecture de la Réunion temporise et dément tout problème aérien. « On ne manque pas d’avions, on en a plus chaque jour », minimise l’autorité expliquant qu’il y a actuellement onze rotations chaque jour contre cinq les jours précédents. « Une partie du matériel arrive par voie maritime, ce qui prend plus de temps », concède-t-on seulement. L’hôpital ne sera pas donc opérationnel avant « le début de la semaine prochaine ».
Sollicités par Mediapart sur le retard de cette installation, les ministères de l’intérieur, des armées et de la santé, ont refusé de nous répondre. Le service communication de l’Armée rappelle toutefois la mise en place d’un « pont aérien et maritime » et d’un « hub logistique ».
« Depuis dimanche, les A400M réalisent des liaisons entre la base aérienne d’Orléans, Mayotte et La Réunion, avec pour objectif d’envoyer les secours, leurs matériels ainsi que de pré positionner du fret, notamment humanitaire tel que des vivres et de l’eau potable », nous indique-t-on également.
Absence d’informations
« La quasi-totalité des circuits d’eau sera rétablie ce vendredi soir et normalement toutes les communes seront approvisionnés d’ici dimanche, mais ce n’est jamais assez rapide », concède la préfecture de La Réunion. Mais la population mahoraise le sait-elle ?
L’un des deux sénateurs de l’île, Saïd Omar Oili, qui vit lui aussi à Labattoir (il en a été le maire), n’en revient pas : « On ne comprend rien, on ne voit rien, on a l’impression que tout est verrouillé. » Comme une immense majorité de Mahorais·es, lui aussi est sinistré : sa maison a été inondée, et depuis six jours il travaille d’arrache-pied pour la retaper.
Particulièrement remonté après la visite éclair d’Emmanuel Macron (lire l’encadré), il s’étonne de n’avoir vu aucun secouriste dans le bidonville de La Vigie, pour essayer de ramasser les cadavres, ou dans les quartiers en dur, pour identifier les maisons qui menacent de s’écrouler. « Même les militaires, on ne les voit pas », regrette-t-il, alors que le camp de l’armée se trouvent à quelques encablures de chez lui.
Lorsqu’il a été élu sénateur en octobre 2023, Saïd Omar Oili, une figure de la politique locale qui a notamment présidé le Conseil général de 2004 à 2008, s’est rangé dans le camp des macronistes et a rejoint le Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI). « J’ai toujours soutenu Macron, mais là, c’est trop », déclare-t-il aujourd’hui. Il juge « inacceptables » les propos tenus par Emmanuel Macron lors de sa visite éclair à Mayotte, et particulièrement cette saillie face à une foule en colère jeudi soir : « N’opposez pas les gens ! Si vous opposez les gens, on est foutus, parce que vous êtes contents d’être en France. Parce que si c’était pas la France vous seriez 10 000 fois plus dans la merde ! »
« On n’avait pas besoin de ça, déplore le parlementaire. Les Mahorais méritent plus de respect. Vous avez des gens qui ont soif, qui ont faim, dont certains ont tout perdu, c’est normal qu’ils soient en colère. Quand o n est un dirigeant, on doit prendre de la hauteur. Là, c’est vraiment le sous-sol. Il aurait mieux valu qu’il ne vienne pas. »
Saïd Omar Oili déplore également les annonces d’un durcissement de la lutte contre l’immigration. « Si la France avait investi massivement sur le territoire, nous n’en serions pas là, oppose le sénateur. Si le réseau électrique n’est pas enfoui, ce n’est pas la faute des étrangers ! Si le réseau d’eau potable est détérioré, ce n’est pas la faute des étrangers ! Si la retraite moyenne est de 600 euros ici, ce qui pousse les gens à louer leur maison à des métropolitains et à se construire une petite maison en tôle, ce n’est pas la faute des étrangers ! C’est trop facile de dire que l’enfer, c’est les autres. »
L’élu va donc demander une commission d’enquête. « Je ne me fais plus aucune illusion, je ne crois plus en l’État français », assène-t-il.
La préfecture a bien mis en place une boucle WhatsApp avec les élu·es, mais selon lui, elle ne sert à rien : « Nous avons très peu d’informations, on ne sait même pas où sont organisées les distributions d’eau. »
Le corps médical n’est pas plus informé. Julien Bousac est le coordinateur général de Médecins du monde (MDM) à Mayotte. Alors que son organisation essaie d’organiser les secours depuis la France, il tente de son côté de mener des opérations de distribution sur le terrain (des pastilles pour purifier l’eau notamment), tout en étant lui-même sinistré.
Mais il manque de moyens et d’informations. « C’est fou, s’étonne-t-il. Il n’y a aucun canal d’information, ni avec la population, ni avec les élus. » Dans le village de Doujani où il vit, « il n’y a eu aucune distribution d’eau ou de nourriture », or « il y a urgence »,estime-t-il,car la situation est explosive.
Julien Bousac a vécu plusieurs crises dans sa carrière. Il sait que les secours sont toujours trop lents aux yeux des personnes sinistrées. Il admet en outre que la situation est unique : non seulement c’est l’ensemble du territoire qui a été touché, mais en plus, ce territoire est particulièrement isolé. « C’est un cas très rare, un immense défi logistique », ce qui n’excuse pas, à ses yeux, « une absence de dialogue incompréhensible ».
Rémi Carayol, Caroline Coq-Chodorge et David Perrotin