Comme dans toutes situations révolutionnaires, la situation en Syrie ne peut être lue selon une idéologie préconçue, et la première mission des révolutionnaires du monde entier aujourd’hui est de tenter de traduire ce qui vient de se passer. Cela demande un effort supérieur que de se réfugier derrière ses textes ou des analyses poussiéreuses, c’est certain, mais c’est aussi une condition pour pouvoir penser aussi bien à ce que nous apprend la révolution syrienne qu’à comment contribuer (en tant que syrien.nes ou internationalistes) à la prochaine étape de la révolution.
La différence fondamentale entre la révolution syrienne et les autres révolutions arabes (Tunisie, Egypte, Yémen, Libye) est que le soulèvement initial n’est pas parvenu à faire chuter le régime. Assad a tenu et mécaniquement, la révolution est devenue, c’était une évidence pour tous ses partisans, un processus au temps long.
On se rappelle les mots de camarades en exil qui refusaient de parler de “mémoire de la révolution”. Pour beaucoup d’entre-eux, cela revenait à enterrer la révolution, à reconnaître qu’elle était morte, vaincue. Or chez les révolutionnaires provisoirement défaits qu’ils.elles soient de Idleb ou de Soueida, ceux.celles dans les territoires occupés par le régime ou toujours en exil, la révolution restait bien vivante. Dans les cœurs comme dans les caches d’armes. Flamme vacillante bien souvent, mais vivace.
La révolution syrienne fut un processus qui a connu de nombreux rebondissements, ruptures et phases que l’on pourrait découper grossièrement ainsi :
• mars-août 2011 : soulèvement populaire multi-communautaire et non-violent
• 2011-2013 : coordinations, expériences innombrables d’auto-organisations en même temps que prise d’armes pour défendre la révolution et début de la guerre révolutionnaire : prise de villes, constitution d’auto-administrations au sein des territoires libérés ; arrivée du PKK (Parti des Travailleur du kurdistan) et établissement de son propre projet (une phase interrompue en partie par la guerre mais rappelons que les expériences d’auto-organisations comme les conseils locaux continuèrent tout du long de la révolution quand cela était possible)
• 2013-2019 : islamisation de la lutte armée et début de la guerre interne à la révolution (arrivée de Daesh, création de factions djihadistes, arrivée de combattan.tes du djihad étrangers etc.) Contre-attaque militaire du Régime et internationalisation croissante du conflit : interventions militaires des alliés du régime : Hezbollah, Iran, milices chiites, Russie ; afflux de combattant.es étrangers du djihad ou de la mouvance PKK ; départ massif de syrien.nes à l’extérieur comme à l’intérieur du pays.
• 2018-2022 : Défaite (définitive ?) de Daesh, défaite provisoire des révolutionnaires et repli dans les derniers territoires rebelles à Idleb. Stabilisation des lignes de front et du contrôle des différents territoires (Idleb par HTC / Nord-Est par FDS* / le reste du pays par le Régime et ses alliés)
• 2022-2024 : révolte et libération partielle de la ville druze de Soueida ; manifestations et opposition ininterrompue à HTC dans les territoires sous son contrôle.
• 27 novembre- 7 décembre 2024 : offensive révolutionnaire victorieuse du commandement des opérations militaires (coalition dirigée par HTC) et chute du régime le 8 décembre.
• 2024- ??? : Ouverture d’une nouvelle étape de la révolution : l’après chute du régime
Durant les 13 dernières années, il est certain que le moment de la révolution syrienne qui semble avoir le plus correspondu à nos aspirations fut la période de 2011 à 2013. Durant celle-ci, l’absence d’organisation ou de parti hégémonique au sein du soulèvement a abouti à d’innombrables expérimentations populaires. En plus d’une lutte armée acharnée contre le régime qui mobilisa et politisa de nombreux segments de la société, des milliers de révolutionnaires commencèrent à construire des conseils locaux pour administrer les villes, prendre en charge des hôpitaux, créer d’innombrables médias, groupes de secours, centres sociaux de femmes, etc.
Ce processus fut peu à peu interrompu par l’entrée en jeu de nombreux acteurs étrangers pour écraser la révolution : Hebzbollah, Iran, Russie, l’arrivée de Daesh d’Irak, la surenchère djihadiste. Le tout aboutissant à l’intensification de la guerre ainsi qu’à des affrontements très violents entre tendances à l’intérieur même de la révolution. A ce moment, on peut dire que la révolution fut proche de mourir. Elle était en tous cas déclarée comme morte par certains voire considérée comme n’ayant jamais existé pour les plus radicaux. Dès lors, pour la grande majorité du monde, on ne parlait plus que de “la guerre civile syrienne”.
Ces pages les plus noires de la révolution semblent en partie tournées (mais peuvent ressurgir dans les moments de difficulté) et plusieurs éléments nous font penser que les événements des derniers jours indiquent plutôt un retour aux principes initiaux de la révolution : liberté et droit, anti-autoritarisme, dignité et unité.
Sincérité ou pragmatisme de la part des leaders HTC, une partie de leur choix et toute cette situation rappellent ce qui avait commencé en 2011 et se poursuit aujourd’hui : une tentative d’(ré)inventer un peuple syrien nouveau, uni et révolutionnaire dont les frontières s’inspirent de l’existant, mais sont aussi à redessiner.
Pour toutes ces raisons, il ne fait aucun doute que ce à quoi nous assistons est la prolongation, après un chemin sinueux (comme toute révolution), de la révolution de 2011. C’est même l’accomplissement de son but premier : la chute du régime.
La première question qui importe (et ça ne tient pas du tout seulement pour la Syrie) n’est pas de se demander si ce qui se passe est une révolution ou non. Ce serait une question sémantique et déconnectée du terrain. Selon nous, si les gens l’appellent et le vivent comme le prolongement de la révolution débutée en 2011, nous n’avons aucun droit de le contester. La question qui concerne les révolutionnaires est plutôt de se demander quelle révolution voulons-nous ?
Que la chute du régime soit l’événement central de toute révolution, ne signifie pourtant pas qu’il en est la conclusion. Comme tout événement révolutionnaire, c’est la rencontre entre cet événement et lun processus révolutionnaire plus long qui compte le plus. La révolution a commencé en 2011 et ne s’achève pas en 2024. Elle a connu une grande victoire, mais comme toute révolution victorieuse, elle fait face à présent à d’innombrables défis. C’est le début de la seconde étape. Et pour nous, partisans d’une révolution profonde —c’est-à-dire d’une forme de révolution qui s’attaque aux racines même du pouvoir et de l’oppression et pas seulement à son vernis— les principaux défis commencent maintenant.
Interventions extérieurs : Israël et la Turquie
La première menace est d’ordre existentiel et militaire. Les pays de la région vont-ils laisser en paix la Syrie révolutionnaire ? A l’heure où nous écrivons, les chars israéliens sont à moins de 30 km de Damas. Les bombardements de Tsahal dans tout le pays pour détruire les armes du régime et du Hezbollah ainsi que l’occupation de son armée, soit-disant pour créer une buffer zone, nous font craindre le pire. Si cela démontre qu’Israël est particulièrement inquiet de laisser les armes aux mains des révolutionnaires, cela nous fait craindre l’arrivée brutale d’une occupation israélienne en même temps que l’éclatement d’un conflit ouvert avant même que la transition révolutionnaire soit mise en route.Cette destruction massive de tout l’arsenal en Syrie rend tout nouveau pouvoir révolutionnaire particulièrement vulnérable à d’autres interventions étrangères - peu probable aujourd’hui mais peut être pas dans le futur, surtout si la révolution se radicalise.
Les troupes turques massées aux frontières du nord-est de la Syrie sont aussi très inquiétantes. L’armée turque est sur le point de prendre la ville de Kobane faisant particulièrement craindre des exactions contre les populations kurdes. La menace ne se limite évidemmnent pas aux kurdes : de la même façon qu’Israël utilise le Hezbollah comme prétexte pour attaquer tout le Liban, tuer des milliers de civils et accroître son contrôle sur le pays, nous voyons la Turquie comme une menace similaire pour tous les habitant.es du nord-est ainsi que sur l’auto-détermination de la Syrie révolutionnaire.
La révolution syrienne et le PKK-PYD ?
En plus de la menace d’Israël, la situation la plus préoccupante en ce moment concerne les tensions et les affrontements entre les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) sous contrôle du PKK-PYD, et certaines milices de l’armée Nationale Syrienne (ANS), rebels pro-turcs, qui ont fait de l’attaque des FDS une priorité en suivant l’agenda de Erdogan. En effet, ce dernier a comme objectif principal de mettre fin au projet d’autonomie du PKK, son ennemi juré. Après plusieurs jours de combats, les FDS ont finalement cédé la ville de Manbij et nous avons assisté à des pillages et des humiliations contre les femmes kurdes de la part des ANS.
A cela, s’ajoute une situation explosive dans les villes de Deir-ez-Zor, Raqqa et les autres localités à majorité arabe sous contrôle des FDS. De nombreuses manifestations et émeutes ont eu lieu exigeant le départ immédiat des FDS.
Pour comprendre toutes ces tensions, il faut revenir rapidement sur le rôle du PKK en Syrie, historiquement basé au Kurdistan occupé par la Turquie. Celui-ci a saisi le début de la révolution syrienne pour établir son projet de confédéralisme démocratique dans le nord-est de la Syrie (appelé Rojava en kurde), où plusieurs villes sont à majorité kurde. Pour y parvenir, il a conclu un accord de non-agression avec le régime syrien et à l’inverse est entré en conflit avec les révolutionnaires en réprimant les manifestations notamment [1], mais aussi en étendant son projet sur des territoires à majorité arabe.
La méfiance du PKK-PYD envers l’opposition et les nombreux groupes d’islamistes radicaux, l’absence de garantie concernant la prise en compte des droits kurdes et des alliances contradictoires entre une partie des rebelles et la Turquie d’un côté, et la cohabitation du PKK avec le régime d’Assad et la Russie de l’autre, ont empêché tout rapprochement. L’administration autonome mise en place par les FDS pendant toutes ces années fut un espace contrasté : beaucoup d’habitant.es kurdes comme arabes disaient préférer vivre sous son administration que celle du régime, il a été un espace de refuge pour plusieurs révolutionnaires syrien.nes qui craignaient pour leur vie mais l’administration autonome du nord-est de la Syrie (son nom officiel) était aussi accusé d’autoritarisme, de ne laisser aucune opposition s’exprimer (incluant les parties kurdes) et d’imposer une idéologie unique et un culte de la personnalité de Ocalan.
On pourrait débattre longtemps du rôle du PKK en Syrie depuis 2011, mais aujourd’hui il semble que celui-ci a raté une seconde occasion historique de rejoindre le camp de la révolution et de combattre Bachar Al-Assad dès le début de l’opération après la prise de Alep. Cela aurait peut être garanti une place à la table des négociations et surtout aurait pu couper l’herbe sous le pied de la Turquie et de l’ANS. Certains dirigeants syriens du PYD semblent à l’heure actuelle défendre un rapprochement avec la révolution tandis qu’une branche plus radicale des cadres du PKK ne venant pas de Syrie, confiante dans sa force et celle du soutien américain, refuse de lâcher.
A l’heure où nous écrivons ces lignes, la situation reste incertaine. A Deir-ez-zor les FDS ont finalement négocié avec HTC pour leur transférer le contrôle de la région. De plus, une décision importante a été prise par l’administration autonome des FDS d’adopter le drapeau de la révolution syrienne. Les négociations entre les révolutionnaires à Damas et le FDS sont en cours. Quelques soient les pouvoirs qui administreront ces territoires, nous espérons que les droits des kurdes, des arabes et de toutes les minorités seront respectés et que leurs langues, leurs identités seront reconnues et préservées.
Si l’arrêt de l’agression de la Turquie en même temps que celui de la répression des FDS semble un préalable, nous espérons que le PYD rallie la révolution et que les idées qu’il a promues, ces dernières années, comme le féminisme, le multi-confessionnalisme, la décentralisation et la démocratie directe soient approfondies et diffusées dans la Syrie révolutionnaire de la même façon que l’expérience des conseils locaux. Et que ces deux héritages puissent faire contre-poids à la formation d’un potentiel état islamiste, autoritaire ou néo-libéral.
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Révolution autoritaire et islamisme
Clarifions d’emblée : le fait que certain.es de ces révolutionnaires ne partagent pas une grande partie de nos principes politiques (en terme d’égalité par exemple) ne les rend pas moins révolutionnaires. Tout comme le Hamas qui, bien que défendant une idéologie qui n’est pas la nôtre, n’en est pas moins une partie de la résistance palestinienne. Et en Palestine comme en Syrie le constat est le même : ces forces constituent le fer de lance de la résistance et la révolution. Les deux erreurs qui consistent soit à nier la légitimité de leur combat contre l’oppression, soit son opposé qui serait de les idéaliser et ignorer nos divergences politiques de taille ne font que prolonger notre faiblesse et nous empêchent de nous poser les bonnes questions à savoir : comment contrer cette hégémonie dans le futur.
Aujourd’hui, comme disait un camarade libanais au sujet du Hezbollah mais qui s’applique très bien à la Syrie : “le problème de notre camp est que ce n’est plus nous -contrairement au XXe siècle- qui prenons les armes et mettons notre vie en jeu. Et ceux qui le font gagnent une légitimité telle qu’ils peuvent décider de la suite pour l’ensemble du mouvement.” C’est le cas des HTC et en particulier de Jolani qui bénéficie d’une aura immense chez les syrien.nes et au-delà actuellement.
Fort de cette prise de pouvoir militaire, le risque actuel est donc que la révolution devienne une révolution d’avant-garde islamiste, c’est-à-dire un pouvoir monopolisé entre les mains d’une force unique avec son idéologie, sa structure, son agenda et ses pratiques autoritaires (ressemblant finalement, dans la forme et pas le contenu, à ce qui existait au Rojava). C’est un risque important, notamment en cas d’interventions extérieures ou de conflits armés à l’intérieur, car c’est souvent dans ce type de situations que la tentation (ou la nécessité) autoritaire est mise en avant pour reprendre le contrôle sur une situation qui déborde. Et se maintient souvent après.
Cependant il faut le reconnaître, Al-Jolani et les HTC livrent un sans faute militaire mais aussi politique et les premières mesures mises en œuvre sont très surprenantes pour un ancien groupe islamiste radical : tout commentaire sur le style vestimentaire des femmes est interdit et passible de 2 mois de prison ; l’électricité est en train d’être redistribuée équitablement dans le pays ; et mesure la plus impressionnante de toute : la demande de ne pas brandir ou afficher des portrait de Al-Joulani.
Pour autant, l’histoire des révolutions nous oblige à être particulièrement méfiant.es et à tenter d’identifier les risques à venir. Et il se peut qu’ils ne se confirment pas les premiers mois, mais bien après. Comme ce fut le cas pour la révolution iranienne de 79 et l’instauration très progressive de la République islamique malgré des mesures démocratiques, voire progressistes à ses débuts et malgré la force des organisations marxistes et leur rôle dans la révolution. En Syrie, comme ce fut le cas en Iran, et si Joulani ne respecte pas ses engagements à ce sujet, les minorités religieuses, les femmes ou ceux.celles ne respectant pas la ligne islamiste dure qu’il incarne pourraient alors être les premières victimes et les comportements à leur encontre doivent donc être une mesure importante dès maintenant.
Quoi qu’il en soit, il ne sera pas simple pour lui d’effectuer un tournant autoritaire étant donné ses peu de moyens, le morcellement du pays, de nombreuses milices armées ainsi que l’afflux massif de révolutionnaires en exil très enthousiastes à l’idée de participer à la reconstruction du pays.
Déraciner l’ancien régime
SI HTC a été capable de gouverner un territoire de 4 millions d’habitant.es pendant de longues années, il reste un doute sur sa capacité à monter d’échelle à ce point et en si peu de temps. Le peu de “professionnels de la politique” en son sein est à la fois bon signe, car il permet une possibilité de débordement populaire et en même temps cela le rend vulnérable et pourrait aussi le contraindre à devenir autoritaire, mais aussi à s’appuyer sur ce qui reste du régime, de ses institutions et de son personnel.
Un risque lié, mais qui peut aussi prendre d’autres formes, est celui de la conservation d’institutions, agents et principes de l’ancien régime. Sur le plan politique, il semble qu’ avant leur départ, Russie, Iran et Assad aient négocié une transition douce. Sur le terrain, ce sont les rebelles du sud qui poussent pour ce type de transition. Et on sait ce que le mot “doux” signifie dans ce cas : une transition pacifiste certes (ce que nous espérons) mais aussi un maintien d’une partie de l’ancien appareil. Comme cela a été vu tant de fois dans des précédentes révolutions, beaucoup de choses pourraient être conservées de l’ordre ancien, et cela nous inquiète : les palais présidentiels qui restent presque intacts, la possibilité de conserver les institutions du régime, les bases militaires russes, les brigades rebelles possiblement intégrées fondées au sein du même appareil militaire également. A quel point les anciennes institutions, personnels et symboles du régime vont être recyclés ou au contraire déracinés, voilà l’un des enjeux centraux de l’évolution de la révolution.
Une des mesures prises par le pouvoir à ce sujet est représentative de cette ambiguïté : le mot chabiha ou loyaliste (contre le pro-régime) est interdit par le gouvernement provisoire. Afin d’éviter que la révolution entre dans une spirale de violence. C’est intéressant dans le sens où bien souvent la violence à l’encontre de l’ancien régime finit souvent par se retourner contre les révolutionnaires les plus radicaux (comme pendant la révolution française ou alors les révolutions iranienne ou russe) Dans le même temps cela fait aussi craindre une justice révolutionnaire partielle qui réhabilite peu à peu l’ancien régime.
Au lieu d’un simple transfert de pouvoir au sein d’une coquille similaire, l’enjeu des révolutionnaires notamment civils, va, quoi qu’il en soit, être le démantèlement méthodique de l’entièreté de l’appareil de mort et d’humiliation du régime et du parti Baas et de reconstruire à la place des institutions révolutionnaires nouvelles, démocratiques et égalitaires.
Une révolution libérale ?
Un des scénarios possibles et souhaités par une bonne partie des syrien.nes est l’apparition d’une démocratie libérale de type occidental avec ses élections libres, ses droits et son développement d’un capitalisme néo-libéral.
Si cette situation pouvait peut-être permettre auparavant de défendre les droits d’une grande partie des syrien.nes issus des minorités ou non, c’est aussi ce type de révolution qui peut être le plus à même de laisser les prédations des intérêts économiques étrangers s’installer et de confier l’avenir du pouvoir à une élite économique plus ou moins nouvelle qui risque d’être bien vite corrompue et veillera à confisquer une bonne partie des richesses du pays. L’exemple tunisien, la seule révolution arabe de 2011 considérée comme victorieuse (jusqu’à la semaine dernière), rappelle qu’établir une démocratie libérale n’a pas permis d’améliorer les conditions économiques de l’extrême majorité de la population. Et 13 ans après, nous voyons l’arrivée d’un autocrate raciste qui n’a pas grand chose à envier à Ben Ali et qui semble être en train de démanteler les derniers gains de la révolution de 2011.
Dans le même cadre, comme nous l’avons vu en Egypte et en Tunisie entre 2011 et 2013, nous pourrions voir l’arrivée par les urnes de forces islamistes liées à la Turquie ou de type Frères musulmans qui pourront s’intégrer dans les règles du jeu tout en s’attaquant à plusieurs libertés individuelles sans rien changer de l’ordre économique. Ce nouvel espoir risquerait alors d’entrer en conflit avec le mouvement.
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Une révolution populaire ?
En l’absence d’idées égalitaires répandues dans la société et d’une force capable de défendre un modèle révolutionnaire alternatif à ceux-ci, il est difficile d’imaginer une révolution qui mette à bas le système capitaliste en Syrie et défendre un projet d’égalité ou de démocratie radicale.
Pour autant un scénario optimiste, étant donné le contexte, serait de voir, dans le cadre d’une telle révolution de type libéral, voire islamiste, une révolution parallèle, populaire et civile se répandre sur l’ensemble du pays jusqu’à déborder le gouvernement transitoire et les HTC ou un quelconque gouvernement qui viendrait prendre le pouvoir.
Une effervescence du peuple à même de mettre la pression sur toute forme d’autoritarisme qui reviendrait au pouvoir et de prendre en charge une partie de ses propres besoins par l’auto-organisation territoriale. On pourrait alors souhaiter la tenue d’élections libres locales et nationales en même temps qu’une décentralisation du pouvoir du type de ce que les conseils locaux du début de la révolution ou encore l’administration autonome du Nord-est avait partiellement préfiguré. L’expérience inachevée de la coordination des comités de résistance de la révolution soudanaise et surtout sa charte pour l’établissement de l’autorité du peuple écrite pour l’avenir du pays pourraient être aussi des exemples inspirants. La construction progressive d’un ou des pouvoirs populaires donc, en même temps que l’affirmation de celui-ci comme pilier du futur de la Syrie libre.
Apprendre la révolution
Dans cette période incertaine et décisive, se nourrir d’autres expériences révolutionnaires passées pour essayer de repérer les pièges et les dynamiques habituelles est peut être important pour les syrien.nes en révolution.
A l’inverse, l’expérience syrienne dans toutes ses différentes tendances (djihadisme internationaliste et révolutionnaire, révolution populaire et spontanée, révolution d’avant garde du PKK) est un puit d’enseignement pour les révolutionnaires de notre temps. Et sûrement encore plus aujourd’hui, car les actions de HTC vont sûrement remettre au goût du jour de nombreux débats sur les stratégies révolutionnaires : rôles d’une organisation structurée et armée, du dialogue entre le soulèvement populaire et la prise d’armes, de la guerre révolutionnaire prolongée, de la prise de territoire comme base arrière de construction de sa force et enfin de la prise de pouvoir tout simplement.
Au-delà du rôle de HTC, la révolution toute entière fut capable de tenir. Tenir et penser la révolution, non pas uniquement comme un moment, celui du soulèvement ou de la chute du régime, mais comme un mouvement. Un mouvement révolutionnaire qui fut capable de se replier, attendre l’épuisement de son adversaire et contre-attaquer au moment approprié. Et c’est là sûrement le plus grand enseignement qu’il offre aux révolutionnaires du monde entier. Penser la révolution comme un mouvement permet de survivre aux défaites momentanées et, espérons, de ne pas s’arrêter à une victoire décisive mais forcément partielle. [2]
La révolution syrienne et le monde. Le mouvement syrien a dû subir les assauts incessants de la contre-insurrection, mais aussi de sa propagande. Une propagande qui a eu d’innombrables relais dans le monde, et en particulier du côté de la gauche radicale et anti-impérialiste. Entre soutien implicite ou explicite d’une grande partie d’entre elles (Chomsky, Corbyn ou Prashad pour le monde anglo-saxon, Mélenchon, Saïd Bouamama, Youssef Boussoumah, le média ACTA.ZONES pour la France, par exemple) ces positions déplorables et complices ont prospéré pendant plus de 10 ans ne suscitant que peu d’indignation.
Elles ont tenté et souvent réussi à faire oublier la justesse du combat des syrien.nes et leur caractère révolutionnaire. Depuis la chute du régime, beaucoup de gens changent de position, retournent leur veste pourrait-on dire. Les choses changent donc, aussi. Les gens aiment les victoires. Ou alors ont peur des vainqueurs. En Syrie comme dans le monde, cela rappelle cette question fondamentale pour la suite de la révolution : que faire aujourd’hui de tous ceux qui directement ou indirectement ont été complices de la prison de Sednaya ?
Nous n’avons pas de réponse immédiate à cette question, si ce n’est qu’il ne faut ni perdre de temps avec eux, ni oublier les positions qu’ils tenaient.
Parmi eux, il y en a encore les plus bêtes d’entre eux (ou les moins pragmatiques) qui s’obstinent à insulter de “sionistes” tous les partisans de la chute de Bachar, à l’heure ou le Hamas déclare soutenir la révolution et où Israël la menace. Ces gens-là ne sont pas des révolutionnaires (ou alors de révolutions pures qui n’existeront jamais) et ne seront jamais des camarades. Nous n’avons par conséquent aucunement de temps à perdre en débattant avec eux.
Au contraire, nous appelons les révolutionnaires du monde entier à ne pas commettre la même erreur qu’en 2011-2013 quand nous sommes totalement passés à côté de la révolution syrienne, de ses conseils locaux, des expériences d’auto-organisation de masses etc. Si les forces émancipatrices en Syrie sont en partie désorganisées, il faut se rappeler que la situation était similaire en 2011 et que malgré cela, des expériences populaires exceptionnelles ont fleuri dans tout le pays. Il faut se rappeler aussi de la révolution égyptienne ou tunisienne et de la seconde occasion offerte dans ces deux cas par les seconds soulèvements de 2013 quand les pouvoirs islamistes élus démocratiquement dès les lendemains de la révolution furent destitués à leur tour, par la rue. Ce qui est construit maintenant, même si cela reste infime et minoritaire peut donc aussi prendre une ampleur tout autre dans le futur de la révolution.
“Les relations entre le local et le transnational, la nature des liens construits entre les peuples, les forces révolutionnaires et les organisations populaires dans différents endroits dans le monde, sont cruciaux pour empêcher l’isolement des révoltes. Le soutien international est un atout majeur du côté des révolutionnaires, qui peut selon les cas exercer une pression significative. [...] [3]. C’est là un des horizons de l’internationalisme révolutionnaire.”
Et à ces fins nous appelons ceux et celles qui se retrouvent dans les principes de l’internationalisme par en bas à :
1 : Tenter d’identifier les groupes et forces auto-organisées sur place mais aussi ceux à l’extérieur défendant des positions égalitaires et démocratiques.
2 : Se faire le relais de leurs voix, les traduire linguistiquement comme politiquement pour nos contextes respectifs.
3 : Les soutenir matériellement et politiquement sans conditionnés notre soutien à la couleur des drapeaux ou les slogans utilisés mais plutôt à partir des pratiques et des principes défendues concrètement.
4 : Favoriser et organiser la rencontre et les circulations, d’idées, de pratiques et d’expériences historiques entre la Syrie révolutionnaire et le reste des forces dans le monde prêt à soutenir la révolution populaire.
5 : Animer et permettre les débats au sujet de la suite de la révolution, les défis auxquels elle est confrontée et participer à essayer d’aider à les relever depuis nos positions respectives. Le tout en respectant les besoins et les demandes du terrain.
Au delà de tous ces débats et analyses qu’il faudra absolument approfondir avec le temps, le plus beau des messages que les syrien.nes envoient aux révolutionnaires du monde entier, en particulier à ceux et celles défait.es par la contre-insurrection de la dernière décennie, est que leur combat n’est peut être pas définitivement perdu. Et que même quand le monde entier vous a abandonné et enterré, il est possible de gagner.
La révolution en cours rappelle à tous les vaincus des révolutions de notre temps : au Chili, au Soudan, au Liban, en Irak, en Iran, à Hong Kong, en Ukraine et dans tant d’autres endroits où nos révoltes ont été étouffées, que ce qu’ils ont vécu n’était peut être après tout qu’un début. Un début inscrit au sein d’un mouvement étendu dans le temps et dans l’espace. Un mouvement révolutionnaire mondial que la révolution syrienne - au-delà de nos espoirs les plus fous- vient peut-être de relancer.
A tous.tes les hommes et les femmes tombé.es sur le chemin de la chute du tyran. Les âmes des héros peuvent enfin reposer en paix.
Lucas Amilcar
amilcaar at riseup.net