« Ce qui s’est passé à Mayotte est d’une intensité et d’une gravité exceptionnelles. Cela n’arrive jamais que l’ensemble d’un territoire aussi isolé soit ainsi dévasté », explique Julien Bousac, coordinateur de Médecins du monde à Mayotte, pourtant « habitué des catastrophes ». Il insiste sur « l’absence totale de visibilité » aujourd’hui encore, trois jours après le passage du cyclone Chido, de ses vents qui ont soufflé jusqu’à 260 kilomètres par heure.
Lundi 16 décembre en fin de journée à Mayotte, l’humanitaire était toujours coincé dans le quartier où il réside à Mamoudzou, préfecture de l’île. Le toit de son immeuble s’est envolé, ses fenêtres ont explosé, sa rue s’est transformée en coulée de boue. « Mais je ne suis pas le plus à plaindre », dit-il.
Autour de lui s’étendaient à flanc de colline des bangas, ces bidonvilles de tôles et de bois de récupération, où vivaient environ 100 000 personnes, un tiers de la population de Mayotte. Tout a été balayé, « rasé », dit-il. De chez lui, Julien Bousac s’interroge : « Où sont les habitants des bangas ? Il n’y a pas d’attroupements dans mon quartier. Il n’y a qu’une petite minorité dans le centre d’hébergement. J’en vois juste quelques-uns qui tentent de bricoler des abris de fortune. » Il estime que 100 à 150 000 personnes sont sans abri.
Les bangas dévastés en contrebas de l’hôpital. © DR
Ce mardi 17 décembre, le réseau d’eau est toujours coupé, l’électricité aussi, à l’exception de quelques quartiers de Mamoudzou. Le réseau téléphonique est instable ou inexistant : « Là, j’arrive à vous joindre, mais cela ne passe pas toujours », précise le coordinateur de Médecins du monde.
Les infrastructures téléphoniques ont été fauchées par le cyclone Chido, 80 % du réseau est tombé selon les journalistes de Mayotte La Première, les rares à être sur place. En dehors de Mamoudzou et de ses environs, les appels échouent sur des répondeurs, les messages WhatsApp restent non lus. « Tant qu’on n’a pas de visibilité, on ne peut rien faire, se désole Julien Bousac. Même sur l’eau ou l’alimentation, personne n’a d’infos. On se débrouille encore. Très vite, on va parler de survie. »
La lutte pour la survie a déjà commencé pour Hassane, infirmier comorien, aujourd’hui sans papiers, qui était avant le passage du cyclone un bénévole de Médecins du monde. Il vivait dans un banga au-dessus de Kaweni, dans la banlieue de Mamoudzou. Il a « tout perdu, tout a disparu, mais [il est] vivant ». Hassane, sa femme, sa mère diabétique, ainsi que ses neveux et nièces ont pu se mettre à l’abri chez sa sœur, qui vit dans une maison en dur. Mais Hassane voit un grand nombre de personnes dormir dehors depuis le passage du cyclone.
Il a fait ce petit film pour Mediapart, qu’il commente ainsi : « Les Mahorais voulaient Wuambushu [l’opération d’expulsion des étrangers en situation irrégulière – ndlr], Dieu a fait Wuambushu. »
© Vidéo Hassane.
Hassane raconte qu’il « tourne, tourne du matin jusqu’au soir dans Kaweni, pour trouver de quoi manger et boire ». « Tous les magasins sont fermés, on essaie de survivre, on s’entraide. Il n’y a aucun secours, rien. Je ne sais pas combien de temps on va tenir. »
Du riz et des pâtes cuits dans de l’eau de mer
Ce mardi 17 décembre, Hassane et sa famille se nourrissent de riz et de pâtes, cuits dans de l’eau de mer. « Si on arrive à manger le matin, on se prive jusqu’au soir », explique-t-il. Il est parvenu à acheter deux packs d’eau seulement, quand quelques magasins étaient encore ouverts, parce qu’il n’a « pas beaucoup d’argent ».
La population mahoraise est aussi privée de ses produits agricoles ainsi que des riches ressources naturelles de l’île. Dans chaque jardin, jusque dans les bangas, poussaient du manioc, des bananes. Le long des routes, sur toutes les places, des arbres à pain ployaient sous le poids de leurs gros fruits. « Il n’y a plus rien », se désole Hassane. La forêt tropicale sur les hauteurs de l’île volcanique est elle aussi dévastée.
Les autorités communiquent beaucoup sur l’ampleur de leur mobilisation. Le préfet de La Réunion expliquait lundi qu’un « pont aérien exceptionnel » était organisé. L’aéroport de Mayotte étant lui aussi endommagé, toute l’aide transite par La Réunion. Aujourd’hui « sept avions » auraient fait l’aller-retour. « Et chaque jour a minima 20 tonnes eau et nourriture arrivent à Mayotte », assure le préfet.
Un cargo de la compagnie CMA CGM doit encore partir ce mercredi avec 100 à 150 containers remplis de nourriture et d’eau. Il arrivera à Mayotte dans le week-end : l’île est à 1 345 kilomètres de La Réunion, soit plusieurs jours de navigation. Le préfet de La Réunion va aussi réquisitionner le Marion Dufresne, un navire militaire ravitailleur, « d’ici la fin de semaine ». Ces tonnes de matériels, de nourriture et d’eau suffiront-elles pour une île habitée par 300 000 personnes au minimum, bientôt privées de tout ?
La peur des épidémies
En plus de la faim et de la soif, Hassane, l’infirmier, craint les épidémies. À Mayotte, circulent en temps normal la fièvre typhoïde, la dengue, la leptospirose. Le choléra, la plus grave maladie hybride, circulait jusqu’au mois de mai dernier. Or, pour les personnes les plus pauvres, aujourd’hui encore plus qu’hier, les rivières de l’île sont le seul accès à l’eau, pour boire, cuisiner, se laver. « Les rivières sont jaunes, mais beaucoup n’ont rien d’autre »,ne peut que constater Hassane.
Chacun cherche un voisin, un cousin.
Claire Morand, chargée de la communication de Solidarités International, confirme qu’une épidémie de maladies hydriques est un réel risque et serait « une sur-catastrophe ». L’ONG spécialisée dans l’accès à l’eau potable tente de se coordonner avec l’Agence régionale de santé et La Mahoraise des eaux pour tirer des rampes d’eau. « Mais aujourd’hui toutes les centrales de potabilisation sont hors service, explique-t-elle. Et elles ne peuvent pas fonctionner sans électricité. Cela prendra du temps pour qu’il y ait de l’eau potable. » L’ONG prévoit donc de distribuer des « kits d’hygiène et des comprimés de désinfection de l’eau. On en a beaucoup depuis l’épidémie de choléra ». Mais elle ne pourra bien sûr faire que « sa part ».
Quelle part pourra faire le système de santé. Preuve de la sur-catastrophe sanitaire, la préfecture a officiellement interdit aux médecins de l’hôpital de communiquer. Selon plusieurs sources syndicales ou médicales anonymes, 70 à 75 % du Centre hospitalier de Mayotte (CHM) situé à Mamoudzou, le plus grand de l’île, est détruit ou endommagé, comme le montrent ces photos qu’a pu obtenir Mediapart.
Les dégâts et dommages au Centre hospitalier de Mayotte après le passage du cyclone Chido. © DR
Ce film montre encore qu’il a plu dans de nombreux endroits de l’hôpital : dans les bureaux, les chambres des patient·es, les blocs opératoires. Selon nos informations, le toit du service de réanimation s’est envolé. L’hôpital serait « désert » car de nombreux soignants seraient eux-mêmes sinistrés ou ne pourraient pas se déplacer, puisque de nombreux véhicules ont été détruits par le cyclone. Les patient·es sont rares également, toujours faute de transports, notamment de bus.
Vidéo
Un médecin explique que le dispensaire où il travaille, à Mamoudzou, est « non fonctionnel, le toit s’est envolé ». « On essaie de consulter sous le préau. Mais on ne peut presque rien faire sans eau… » Ce médecin s’indigne, car selon lui « ils sont en train de protéger le toit de la préfecture, mais à l’hôpital rien ne bouge ».
Il pense que « des milliers de personnes sont sous les décombres ». Le préfet de Mayotte François-Xavier Bieuville dénombrait dimanche 15 décembre, sur Mayotte La Première, 11 décès et 250 blessé·es, des chiffres communiqués par ce qu’il reste des hôpitaux… Mais le préfet convenait que ce bilan n’est pas « plausible » : « Je pense qu’il y a plusieurs centaines de morts, peut-être approcherons-nous le millier. » Le bilan est sans doute plus lourd encore. Le président de la République Emmanuel Macron a annoncé hier qu’il allait décréter une journée de deuil national pour Mayotte.
Dans les rues de Kaweni, « chacun cherche un voisin, un cousin », raconte Hassane.
Caroline Coq-Chodorge