Le coup d’État institutionnel raté du président sud-coréen Yoon Suk-yeol, mardi 3 décembre, s’est déroulé dans un contexte économique particulier pour ce pays, une des plus belles histoires de développement des cinquante dernières années, mais qui doit désormais gérer la maturité de son capitalisme.
La République de Corée était, au milieu du XXe siècle, un des pays les plus pauvres d’Asie. Ravagée par le colonialisme japonais et la guerre civile, ce territoire affiche en 1960, selon la Banque mondiale, un PIB de 4 milliards de dollars, près de douze fois moins que le Japon. Le pays met alors sur pied un modèle de développement original fondé sur une intervention étatique massive.
Après avoir attiré une production industrielle dans les années 1970 grâce à une éducation de qualité et de faibles salaires, le pays monte rapidement en gamme et se spécialise dans l’électronique, puis les semi-conducteurs. Là encore, le rôle de l’État est moteur pour soutenir les transformations des grandes entreprises et leurs investissements.
Lors de la préparation de la cérémonie du Nouvel An à la Bourse de Corée à Séoul, le 2 janvier 2024. © Photo Jung Yeon-je / AFP
Le pays devient alors un modèle de développement à succès. Il est aujourd’hui la quatorzième économie du monde, avec un PIB de 1 712 milliards de dollars courants en 2022, supérieur à celui de l’Espagne. Ce classement reste le même lorsqu’on le corrige par les parités de pouvoir d’achat et les taux de change. En soixante-quatre ans, le PIB coréen en dollars nominaux a été multiplié par 428.
En termes de PIB par habitant constant et en parité de pouvoir d’achat, la Corée du Sud se situe en 2022 à la 35e place, à 50 572 dollars. Un niveau seulement 4,2 % en dessous de celui de l’Italie et 9,1 % en dessous de celui de la France. Et en 2017, le pays a dépassé, selon ce critère également calculé par la Banque mondiale, l’ancienne puissance coloniale japonaise, qui affiche désormais un retard de 9,3 %.

PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat et en dollars de 2021 en Corée du Sud, Chine et Japon depuis 1990. © Banque Mondiale
L’histoire de la Corée du Sud est donc celle d’un parcours exemplaire qui a évité bien des écueils, à commencer par le « piège du revenu moyen » dans lequel la Chine, par exemple, semble scotchée. Le pays est ainsi parvenu à développer très fortement son marché intérieur, tout en demeurant très compétitif sur le plan des exportations. En 2023, c’était le huitième exportateur du monde, avec un total de 632 milliards de dollars de ventes à l’étranger, soit un chiffre proche de celui de la France, qui est juste devant avec 648 milliards de dollars.
Reste que les exportations demeurent la clé du modèle économique sud-coréen. Elles représentent toujours 40 % du PIB, contre 25 % pour la France. La logique est que la croissance des exportations haut de gamme permet d’alimenter la redistribution pour les ménages et de maintenir la compétitivité hors coût par des investissements.
Baisse tendancielle du taux de croissance
Pour réaliser ce tour de force, la Corée du Sud s’est spécialisée dans le matériel électronique, qui représente plus de 40 % de ses exportations, et plus spécifiquement dans les semi-conducteurs, dont elle est le deuxième producteur mondial derrière les États-Unis et qui représentent 17,2 % du total des exportations et 20 % du PIB. Mais cet équilibre reste très fragile, car tout repose sur le contexte commercial mondial.
Paradoxalement, le développement de la consommation des ménages n’a pas modifié la donne, parce qu’elle ne permet pas d’offrir un taux de croissance comparable à celui des exportations. C’est un fait évident que l’on constate dans les pays occidentaux : le basculement vers des économies centrées sur la consommation s’accompagne d’un tassement des taux de croissance.

Exportations sud-coréennes par secteurs en 2022. © Infographie OEC
Si la Corée du Sud a donc maintenu des taux de croissance supérieurs à ceux des pays qui se sont développés plus tôt, c’est en grande partie par sa spécialisation à l’export et une plus faible part de la consommation dans le PIB (48,3 % du total, contre, par exemple, 55 % en France ou 68 % aux États-Unis). Pour autant, le régime de croissance du pays s’est profondément modifié à mesure qu’il atteignait une forme de maturité.
Le taux de croissance était ainsi autour de 10 % dans les années 1990, autour de 5 % dans les années 2000, proche de 3 % dans les années 2010. La crise sanitaire représente une nouvelle cassure, avec une croissance moyenne plus proche de 2 %. En 2023, elle n’a été que de 1,4 %, tandis qu’elle était de 2,2 % sur les neuf premiers mois de 2024. Globalement, le PIB à la fin du deuxième trimestre de 2024 était 3,5 % en dessous de la tendance des cinq années précédant la crise sanitaire. Et c’est aussi cet affaiblissement qui est à l’origine de la crise politique de cette fin d’année 2024.
La bataille du budget
Un des points de tension entre Yoon Suk-yeol et l’opposition du Parti démocratique a été le budget 2025. Le président souhaitait augmenter une partie des dépenses, celles qui sont à la discrétion de l’exécutif, de 2 120 milliards de wons, soit 1,5 milliard d’euros. C’est la décision de l’opposition de supprimer cette hausse qui a déclenché la décision de déclarer la loi martiale, sous le prétexte que ces dépenses étaient nécessaires à la sécurité nationale.

Croissance du PIB réel en Corée du Sud depuis 1961. © Infographie Tradingeconomics
Or, ce n’est pas un hasard si la crise politique s’est ouverte sur le budget. Les dépenses de l’État ont, comme ailleurs, joué un rôle crucial dans le sauvetage du statu quo économique pendant la crise sanitaire. Mais ce sauvetage a été un peu plus délicat en Corée qu’ailleurs, car les faillites de PME et la baisse des prix de l’immobilier ont menacé le système financier, l’endettement du secteur privé y étant très élevé.
La situation a été stabilisée, mais le déficit public est logiquement resté élevé : 5,2 % du PIB en 2022. Élu avec 250 000 voix d’avance (sur 34 millions) en avril 2022, Yoon Suk-yeol a mis en place une politique de réduction rapide du déficit en 2023, réduisant les dépenses publiques de plus de 10 %. Le budget a été moins restrictif en 2024, mais les services publics ont continué à être mis à contribution, le gouvernement s’étant concentré sur les aides aux entreprises.
Crise des services publics
Sur le marché des semi-conducteurs, la Corée a une position forte mais très ciblée : sa spécialité, ce sont les circuits imprimés de stockage de mémoire. Or, la croissance du secteur, menée notamment par les investissements en intelligence artificielle, se fait sur d’autres segments où la Corée est faible. Le gouvernement a donc lancé en 2023 un plan baptisé « K-semiconductor strategy » visant à créer d’ici 2030 une chaîne logistique nationale autour de ces nouveaux secteurs. 260 milliards de dollars sur six ans ont été mis sur la table sous forme de baisses de taxes, de subventions pour les usines et de divers investissements.
Dans l’esprit du président, élu jusqu’en 2027, cet effort supplémentaire devait se faire dans le cadre d’une poursuite de la consolidation budgétaire. Les coupes étaient donc massives dans le projet de budget, y compris sur des postes qui apparaissent comme des éléments clés de la croissance sud-coréenne.
Le budget public de recherche et développement était ainsi réduit de 15 % dans le projet de 2025. La population, elle, devait faire avec un système de santé en grande difficulté, pris en étau entre des coupes budgétaires massives et un manque cruel de personnel. En septembre, près de la moitié des services d’urgences du pays étaient incapables de prendre en charge certains patients.

Part des salaires dans le PIB en Corée du Sud à partir de 1970. © Infographie FRED / Réserve fédérale de Saint-Louis
Le pays se retrouve ainsi dans une situation difficile. L’affaiblissement de la croissance met la pression sur le gouvernement pour soutenir le secteur privé, alors même que le pays réclame des services publics de qualité et que la croissance des salaires ne suffit plus. Car la croissance passée n’a pas eu que des avantages.
Un des principaux problèmes est le logement. La densité de la population, 516 habitants au km2, est très élevée. C’est cinq fois celle de la France. Surtout, le pays est très montagneux et les Coréens se concentrent dans les grandes métropoles, à commencer par Séoul, qui compte 10 millions d’habitants, soit 19 % de la population. Dans ces conditions et compte tenu de la rapidité de la croissance du pays, les logements sont rares et fort chers.
Pour accéder à la propriété, les Coréens se sont endettés massivement. La dette des ménages représente 101 % du PIB. Or, comme en parallèle la hausse des salaires est restée globalement inférieure à celle du PIB, le poids de cette dette est important dans les budgets des ménages. D’ailleurs, la politique de sauvetage du secteur immobilier de 2022 a fait repartir les prix des logements et a renforcé les difficultés des Coréens pour se loger.
Or, face à l’inflation, la Banque de Corée (BoK) a relevé ses taux de façon agressive de 0,75 à 3,5 % entre 2022 et 2023. Malgré deux baisses récentes qui ont ramené le taux de base de la BoK à 3 %, ce dernier est positif en termes réels, c’est-à-dire qu’il dépasse l’inflation, revenue à 1,5 % en novembre. Or, la hausse des salaires réels s’est réduite ces derniers mois. En septembre, le salaire réel a même reculé de 1,9 % sur un an. Pour les ménages, l’effet de ciseau est terrible : les taux sont élevés alors même que les salaires réels reculent.
Dans ces conditions, la croissance est forcément peu ressentie par les Coréens. D’autant qu’elle pose des problèmes plus vastes. La Corée a le taux de natalité le plus faible et le taux de suicide le plus élevé du monde. Encore une fois, comme dans les cas états-unien ou chinois, il est évident que la croissance ne règle pas tous les problèmes, voire, au contraire, en produit de nouveaux, très difficiles à gérer.
Des défis géopolitiques
Outre la menace constante de la Corée du Nord, désormais alliée à la Russie, et qui a conduit le président Yoon à mener une politique de rapprochement avec Tokyo et Washington (que l’opposition lui reproche durement), l’avenir de la Corée du Sud se joue surtout dans la relation sino-états-unienne.
Le pays est parvenu à maintenir un équilibre entre les deux puissances. La Chine, avec Hong-Kong, est son premier client et la destination d’un quart de ses exportations, constituées pour un tiers de circuits imprimés. Mais les États-Unis représentent 16 % des exportations sud-coréennes, principalement des véhicules et des appareils électroménagers. À l’inverse, la Corée du Sud importe un quart de ses besoins de Chine et 11 % des États-Unis, notamment du pétrole.

Destinations des exportations sud-coréennes en 2022. © Infographie OEC
Jusqu’ici, pour Séoul, la situation était relativement idéale. Elle bénéficie de la demande de deux des pays développés les plus dynamiques. Mais l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche modifie la donne. Pour deux raisons.
D’abord, parce que la nouvelle administration états-unienne pourrait taxer les produits sud-coréens et venir contester le positionnement de la Corée du Sud sur le marché des semi-conducteurs. L’administration Biden a lancé le programme « Chips » pour favoriser la relocalisation d’une partie de la production et il est fort probable que Donald Trump ne reviendra pas sur cette politique.
Ensuite, parce que l’administration Trump développe une très violente rhétorique antichinoise sur le plan commercial. Elle va sans doute chercher à faire pression sur les pays asiatiques fournisseurs de Pékin pour isoler la République populaire. La Corée du Sud sera en première ligne, d’autant qu’elle est très dépendante de Washington pour sa défense.
Mais le risque vient aussi de Pékin. La République populaire mène sa propre stratégie de montée en gamme et de développement technologique avec le plan « Made in China 2025 » et dépense pour ce faire sans compter. Et l’effet Trump pourrait encore accélérer le phénomène.
D’ailleurs, le modèle de Xi Jinping pourrait bien être la Corée du Sud, ce pays qui a réussi à se développer par la spécialisation technologique haut de gamme. Et comme le coût du travail chinois reste beaucoup plus faible, si la Chine parvient à développer des semi-conducteurs compétitifs, ni la position sud-coréenne actuelle ni la stratégie « K-semiconductor » ne pourront résister.
Dans tous les cas, le modèle économique sud-coréen serait difficilement tenable. Il obligerait à une redéfinition proche de celle que les pays occidentaux ont connue dans les années 1970-80, avec une tertiarisation accrue et une croissance reposant sur la demande des ménages.
Un tournant extrêmement risqué, qui induirait un ralentissement des gains de productivité alors même que la population stagne et devrait chuter fortement dans les prochaines années, en raison du très faible indice de natalité (0,78 enfant par femme). Aujourd’hui de 56 millions d’habitants, la population devrait passer sous les 50 millions en 2050 et reculer à 36 millions en 2070. Elle sera alors revenue à son niveau de la fin des années 1970.
Derrière la tentative de coup de force de Yoon Suk-yeol, il y a donc un pays qui voit son modèle menacé. La démocratie a été sauvegardée, mais les problèmes de fond demeurent. D’autant que l’opposition n’a pas réellement d’alternatives claires à proposer. Dès lors, il n’est pas étonnant que la Corée du Sud rejoigne la liste, de plus en plus longue, des démocraties libérales instables.
Romaric Godin