Tours (Indre-et-Loire).– Claude est un ancien « gilet jaune » qui dit vite le fond de sa pensée. « La censure de Michel Barnier ? C’est très bien, mais c’est la démission de Macron que je demande ! S’il annonce ça ce soir, je débouche le champagne », lance-t-il, en défilant pour la défense des services publics, mercredi 5 décembre après-midi, quelques heures avant l’allocution présidentielle.
Bonnet jaune fluo enfoncé jusqu’aux sourcils, capuche d’anorak par-dessus pour se protéger de la bruine, ce cuisinier qui approche les 61 ans est d’humeur narquoise quand il parle de politique. Surtout quand il s’agit du président de la République. « C’est Macron qui a dissous, qu’il en prenne la responsabilité : il faut qu’il nomme un premier ministre du Nouveau Front populaire [NFP], ou alors il faut qu’il démissionne, il n’y a que ça à faire », développe le manifestant.
À ses côtés, Christophe, un camarade de lutte du rond-point de l’Avion à Parçay-Meslay, approuve. « Rien qu’hier soir, quand le gouvernement de Barnier a été renversé, je m’en serais bien ouvert une », affirme-t-il, un gilet jaune fluo sur le dos. « Il n’y a pas de compromis possible avec Macron. Depuis 2018 on est dans la rue contre lui, mais il ne va pas lâcher le bout de gras », ajoute cet ancien ouvrier retraité, bénévole au Secours catholique, qui touche 1 000 euros de retraite après plus de quarante ans de travail et soutient « fièrement le NFP ».
Christophe, un ancien « gilet jaune », avec Lucie Castets, lors de la manifestation pour la défense des services publics à Tours, le 5 décembre 2024. © Photo Mathieu Dejean / Mediapart
Emmanuel Macron ne l’a pas démenti. « J’assumerai pleinement mon mandat jusqu’à son terme », a déclaré le président de la République jeudi soir, annonçant qu’il nommerait prochainement un premier ministre qui formera « un gouvernement d’intérêt général ». Toujours sûr de son fait, le chef de l’État a également tancé « l’extrême droite et l’extrême gauche [qui] se sont unies dans un front antirépublicain », et tenté grossièrement de distinguer « l’extrême gauche » – comprendre La France insoumise (LFI) – du « reste du NFP ».
Le sommet flanche, la base s’agace
Comme à l’accoutumée, Emmanuel Macron entend profiter des dissensions de ses adversaires politiques, en particulier celles qui sont apparues au sein de la coalition de gauche arrivée en tête des législatives anticipées. LFI attend que le président de la République nomme le NFP à Matignon ou qu’il démissionne quand le Parti socialiste (PS) a changé de braquet par rapport à l’été dernier.
Son premier secrétaire, Olivier Faure, a même affirmé vendredi matin que son parti était prêt à négocier avec les macronistes et Les Républicains sur la base « de concessions réciproques » en vue de la formation d’un nouveau gouvernement qui aurait un « contrat à durée déterminée ». Olivier Faure, qui sera reçu vendredi midi à l’Élysée, s’est dit ouvert sur Franceinfo à faire « des compromis sur tous les sujets », y compris les retraites, et souhaite que le chef de l’État désigne « un préfigurateur » qui organiserait cette négociation entre forces politiques avant de nommer un premier ministre.
De son côté, l’écologiste Yannick Jadot est allé jusqu’à se dire « ouvert à des ministres du bloc central », et l’ancienne ministre écologiste Cécile Duflot défend « une coalition climat et sociale qui doit aller des écologistes au bloc central », sans le Rassemblement national (RN) ni LFI. Le maire socialiste de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), Karim Bouamrane, a aussi dit qu’il excluait « le RN et LFI » du bloc républicain.
Autant de déclarations qui suscitent le trouble, voire la colère des électeurs et électrices du NFP rencontré·es à Tours, dans une manifestation de 2 500 personnes dénuée de drapeaux partisans.
Jade, 26 ans, conseillère à France Travail, juge ainsi qu’une partie de la gauche se fourvoie en pensant pouvoir convaincre le camp présidentiel de faire des compromis avec elle. « Les macronistes ne font aucun compromis, sauf avec l’extrême droite. Qu’une partie des députés du NFP se dise prête à renier le programme sur lequel ils ont été élus est un mauvais choix stratégique. Sur le long terme, ça pousse à l’abstention », avertit la jeune manifestante, qui se targue d’avoir convaincu des membres de sa famille de voter NFP l’été dernier, plutôt que le RN.
« Faire des compromis, ça nous paraît illusoire : les macronistes ont oublié qu’ils ont été élus contre le RN », abondent Clément et Claire, qui travaillent dans l’Éducation nationale et dans le secteur associatif culturel et ont voté NFP aux législatives. Aujourd’hui, ils n’attendent « plus rien » de la coalition : « Il y a beaucoup d’intérêts particuliers, même au NFP. Ils se tirent dessus en permanence. Le constat effrayant, c’est que le RN est le premier parti de France, et qu’il peut encore en profiter. »
Rosemarie, agente dans l’administration des finances, craint aussi que le NFP « vole en éclats » pour un scénario purement fictif, alors qu’Emmanuel Macron s’apprête de toute évidence à nommer un premier ministre de droite ou du centre : « Il ne faut pas qu’ils se divisent. J’ai peur que dans un an, ils y aillent en ordre dispersé », dit-elle, même si elle aimerait bien parfois que LFI mette de l’eau dans son vin.
Benjamin Chapelot juge pour sa part que la démission du président de la République est « un cheminement logique » puisque le principal intéressé ne sort pas du déni. Ce membre de la CGT Spectacle partage un sentiment de danger : « Macron a cristallisé un niveau de détestation jamais atteint. C’est explosif. La colère monte partout. Il alimente l’extrême droite d’un côté et l’abstention de l’autre. »
Meeting du NFP avec Charles Fournier, Laurent Baumel et Lucie Castets à Tours, le 5 décembre 2024. © Photo Mathieu Dejean / Mediapart
Alors que la foule réunie devant la préfecture de Tours se disperse sous une pluie fine, le représentant de l’union locale CGT fustige au mégaphone un gouvernement en devenir : « Il faut mettre la pression au prochain gouvernement, qu’il s’appelle Castets ou pas ! » Manière de dire que le mouvement social bousculerait même un gouvernement du NFP. Mais l’hypothèse semble tellement peu crédible qu’elle arrache quelques sourires tristes dans l’assistance.
Chercher « ceux qui n’y croient plus »
Présente dans le cortège tourangeau quelques heures plus tôt, la candidate à Matignon désignée par le NFP, Lucie Castets, a tenu dans la soirée un meeting à l’invitation du député écologiste Charles Fournier, aux côtés de Laurent Baumel (PS), d’Hadrien Clouet (LFI), de l’économiste Frédéric Boccara (membre de la direction du Parti communiste français, PCF) et des figures du mouvement social. Était-ce un vestige du passé, un baroud d’honneur ou une promesse d’avenir ?
« Si par miracle Emmanuel Macron retrouvait le numéro de la gauche… Logement, santé, école, agriculture, culture, transition écologique : sur tous ces sujets, nous aurions pu, nous pourrions rassembler largement. C’est ce qui est attendu sur le terrain », déclare Lucie Castets dans la salle comble du centre de vie du Sanitas.
Le maire écologiste de Tours, Emmanuel Denis, qui se vante d’avoir été précurseur en matière d’union de la gauche en 2020, veut croire que la pression de la base peut rappeler les responsables de gauche à la raison. « On est au milieu du gué, analyse-t-il. Depuis mon poste d’observation, qui n’est pas parisien, je constate qu’il y a une attente toujours aussi forte d’union de la gauche. Le souffle de cet été n’est pas retombé. Et l’étau se resserre autour de Macron : c’est lui qui a mis la France dans le chaos, et ça lui revient en pleine face. »
La salle, bondée, est à cette image. Quelques drapeaux partisans, de-ci de-là, rappellent l’existence des partis. Mais c’est l’esprit du NFP qui semble prendre le dessus. Des syndicalistes de la CGT Spectacle ou de la Confédération paysanne, revenus d’une manifestation durement réprimée à Paris, sont salués par la foule. Les propos d’Emmanuel Macron, qui viennent d’être prononcés, sont à peine commentés : « M. Macron a annoncé qu’il nommerait M. Macron premier ministre, pour appliquer le programme de M. Macron. Ce qui m’amène à croire qu’il est plus le problème que la solution », résume Hadrien Clouet.
Lucie Castets, qui a signé une tribune avec Marine Tondelier appelant à sortir des « disputes politiciennes déconnectées du terrain » et à mener concrètement la bataille culturelle contre l’extrême droite pour « obtenir une majorité au Parlement et remporter la prochaine élection présidentielle »,martèle ce message. Ses maîtres mots : « Esprit de conquête et maintien de l’unité. » « Allons chercher les voix de ceux qui n’y croient plus »,lance-t-elle, consciente de la frustration de l’électorat du NFP, lassé d’être privé d’alternance.
Jouant jusqu’au bout son rôle de trait d’union du NFP, au moment où celui-ci semble tanguer, elle a demandé de ne pas faire le jeu du président de la République, qui n’attend que la division de la coalition : « Stop aux petites phrases et aux débats tactiques infinis. Ce sont des offrandes à nos adversaires. Ils ne les méritent pas. »
Christophe, le gilet jaune aperçu pendant la manifestation, est là. Sur son portable, il montre le selfie pris avec Lucie Castets pendant le défilé. « Les gens sont fatigués, mais j’espère que le NFP sera assez fort pour qu’il s’en aille », conclut-il. Il ne prononce même plus le nom de celui qu’il considère comme le seul responsable de cette situation.
Mathieu Dejean