Villejuif, Rennes, Bordeaux.– Tous les jours, Noura Hilies regarde qui est mort. « Pour vous, en Occident, ce sont des chiffres. Pour nous, ce sont des êtres humains. » Elle vient de raccrocher avec une de ses amies à Gaza, qui lui a raconté l’histoire de la fille d’une voisine devenue orpheline et muette, après avoir été la seule rescapée du bombardement de leur abri.
Elle a aussi échangé avec sa sœur blessée par un quadricoptère israélien venu la transpercer sous la tente de fortune où elle s’abrite avec leur frère à Deir el-Balah, dans le centre de l’enclave. Noura Hilies se retient de pleurer. Devant les enfants, elle met un point d’honneur à garder le sourire mais, au fond d’elle, « c’est comme si [elle était] morte ».
« Après ce que j’ai vécu, je n’ai plus goût à rien. On peut me mettre dans un palais, plus rien ne m’impressionne », dit la jeune femme, originaire du nord de Gaza. Dans l’appartement où la famille est hébergée par la municipalité communiste de Villejuif, elle s’affaire en cuisine tandis que les enfants jouent avec des pièces de monnaie et un dinosaure en plastique. Hamza a 8 ans, Ronza, 4.
Noura Hillies, entourée de ses deux enfants Hamza et Ronza, dans leur appartement à Villejuif. © Photo Rachida El Azzouzi / Mediapart
Noura est contente de recevoir de la visite. Elle a préparé le gâteau préféré de son mari, Bassam Chahine, une figure de Gaza. Chef du service de pneumologie de l’hôpital Al-Shifa à Gaza City, le plus gros hôpital de l’enclave palestinienne anéanti par l’armée israélienne, vice-doyen de la faculté d’Al-Azhar, où il enseignait la médecine, il a été tué le 11 novembre 2023 dans le bombardement de la maison où ils s’étaient réfugiés après un énième déplacement.
Tous les jours, Ronza l’appelle par la fenêtre : « Papa, quand reviens-tu du paradis ? »,demande-t-elle, en secouant ses nattes, comme cet après-midi de pluie battante. Son frère, lui, a compris qu’il ne reviendra jamais. Avec leur mère, ils sont des miraculés.
Ils ont été extraits, vivants, des décombres. Tandis que Bassam dormait au rez-de-chaussée avec les oncles et tantes, Noura avait monté les enfants à l’étage. Épuisée, elle s’était endormie contre eux. C’est ce qui les a sauvés.
La maison a été pulvérisée pendant leur sommeil. Noura a eu un pied cassé, le tympan droit éclaté. Hamza a été extirpé, indemne. Ronza a eu de multiples blessures, la plus grave étant une fracture du fémur mal consolidée à Gaza, où les structures de santé ont été anéanties par Israël.
Des enfants dans la guerre
Elle est l’une des dix-sept enfants accueillis par la France pour être soignés dans ses hôpitaux, après un parcours du combattant qui a conduit la famille de Gaza à l’Égypte, puis à la banlieue parisienne.
La famille était réfugiée depuis deux mois à l’hôpital Al-Aqsa à Deir el-Balah, assiégé par l’armée israélienne, quand, en janvier 2023, un médecin a dit à Noura : « Israël a tué ton mari. Quitte Gaza, pars avec tes enfants, il n’y aura bientôt plus de vie ici. »
Ronza et Hamza dans leur chambre à Villejuif. © Photo Rachida El Azzouzi / Mediapart
Mère et enfants ont fui l’enclave, échoué près d’El-Arrich, en Égypte, où ils ont fini de plonger dans une grande misère. Sans moyens financiers, ne parvenant pas à faire soigner Ronza qui ne marchait plus, Noura s’apprêtait à retourner à Gaza lorsqu’une bénévole d’une ONG humanitaire a été touchée par leur histoire. Elle a activé ses réseaux, le ministère des affaires étrangères français…
Après quatre mois sous le feu israélien, six mois d’errance en Égypte, la famille est arrivée à Villejuif, où un réseau de solidarité adoucit la brutalité de l’exil et de la tragédie innommable : la perte du mari, du père, de la terre, de la maison, de plus de deux cents membres de la famille. « Gaza n’est plus que cendre et le monde regarde le génocide de mon peuple comme si c’était un spectacle », dit Noura.
Elle ne s’habitue pas à la France, même si elle en apprend la langue, comme les enfants, scolarisés dans une école qui accueille les primo-arrivant·es, à une vingtaine de minutes à pied de la maison. Cela la force à sortir, à ne pas rester entre quatre murs à broyer du noir. Leur régularisation est en cours.
Elle devrait se réjouir mais elle n’y arrive pas. « Nous sommes détruits. » Dans l’entrée, des photos des enfants, dans les bras d’une humanitaire yéménite qui les a aidés en Égypte, sont accrochées à un panneau barré d’une injonction : « Soyez heureux. »
Lorsque nous le rencontrons à Rennes le 24 septembre, Tareq porte lui aussi les séquelles des horreurs vécues à Gaza. Assis en terrasse d’un café du centre-ville, il éponge, à l’aide d’un mouchoir, son œil gauche qui ne cesse de couler.
Tareq, rescapé gazaoui, au centre-ville de Rennes le 24 septembre 2024. © Photo Nejma Brahim / Mediapart
En Égypte, dit-il, les médecins lui ont mis « du silicone » dans l’œil pour tenter de le soigner. « J’avais les paupières inférieures qui retombaient, alors ils ont recousu. J’avais aussi beaucoup de brûlures sous les yeux. » Les brûlures se sont depuis transformées en cicatrices sombres, semblables à des tatouages.
L’homme a survécu à un bombardement israélien à Gaza au septième jour de la guerre. « Ils ont frappé la maison d’à côté, et la nôtre a été touchée. » Sa femme, âgée de 38 ans, et l’un de ses enfants, Ilyas, 12 ans, sont morts ce jour-là. La maison s’est effondrée sur eux. « Je ne l’ai su que trois jours après, on ne m’a rien dit car j’étais dans un sale état, je ne voyais plus rien… », confie-t-il.
Fares, un de ses fils, est gravement blessé à la tête et au bras, et accueilli dans un autre hôpital que le sien. Lorsqu’il peut enfin lui rendre visite, son père découvre son petit corps sur un brancard, à l’extérieur de l’établissement, avec une fiche le déclarant « seul ».
Tareq ne tarde pas à mettre à l’abri le reste de ses enfants à Rafah. Sur le trajet en voiture, il aperçoit de nombreux corps sans vie, gisant sur le bas-côté de la route. Des véhicules sont, dit-il, bombardés sous ses yeux. « Je suis retourné voir Fares ensuite, c’était ma priorité. »
Le petit est transféré vers un hôpital en Égypte pour y être soigné, son père l’accompagne. « Il lui manquait un morceau de boîte crânienne et il a fait une infection », relate-t-il, précisant qu’une opération était alors nécessaire mais qu’un délai de six mois leur avait été annoncé.
La douleur de l’exil
Fares a finalement la chance de pouvoir être évacué vers la France, mais il lui faut un accompagnant. « L’Europe, c’est loin. J’ai hésité parce que ça signifiait abandonner mes autres enfants, mais je n’avais pas d’autre choix si je voulais le sauver », justifie le père, le visage déchiré.
Ce fut sans doute la décision « la plus difficile » de sa vie. Le père et le fils atterrissent à Lyon le 24 janvier 2024, avant de gagner Rennes, où Fares est opéré en urgence. « On m’a dit que si on avait attendu les six mois, il n’aurait pas survécu. »
Fares, le fils de Tareq, a frôlé la mort après avoir été blessé par un bombardement israélien le 14 octobre 2023. © Nejma Brahim / Mediapart.
Les cigarettes font des allers-retours incessants vers ses lèvres, d’où s’échappe une épaisse fumée blanche. C’est tout ce qui semble apaiser les traumas du quadragénaire, diplômé du travail social, qui ne peut oublier son ancienne vie, sa « jolie maison » transformée en champ de ruines, sa famille autrefois heureuse.
Aujourd’hui, dit-il, Fares « va beaucoup mieux ». Il a retrouvé toutes ses facultés : l’ouïe, la vue, le langage et la mobilité du bras. Mais il ne supporte plus d’évoquer la guerre. Ce mardi-là, l’enfant est à l’école. Il ne racontera plus l’enfer qu’il a subi aux journalistes, il est temps de le laisser goûter à cette nouvelle vie qui s’offre à lui.
Mais comment se reconstruire loin de sa terre natale, loin de ses enfants, loin de son histoire ? « Je regarde toutes les heures ce qu’il se passe à Gaza. On entend que beaucoup de gens meurent », dit Tareq, qui affirme que parmi ses proches – famille et amis –, plus de cent personnes ont déjà été tuées par Israël. « On souffre en regardant les infos. On ne peut pas oublier. Ça fait plus d’un an et la guerre n’appartient toujours pas au passé. »
Face à ce constat, l’homme joue nerveusement avec le sachet de sucre posé sur la table. Puis ajoute que « Gaza ne compte pas pour les pays arabes ». « Que peut-on attendre d’eux, sérieusement ? Qu’ils bombardent Israël pour nous défendre ? »
Cette fois-ci, juge-t-il, Israël veut « tuer tout le monde ». Il évoque les guerres de 2008, 2012, 2014 et 2021. « Ils n’ont pas réussi à détruire Gaza à ce moment-là. Ils le font aujourd’hui. »
Les attaques du Hamas le 7 octobre 2023, qu’il précise condamner et dont il interroge « les résultats », auront été un « prétexte » pour justifier cette destruction massive. Beaucoup, selon lui, savaient que les pays d’Europe « ne se bougeraient pas » pour Gaza. « Le monde a oublié Gaza. Et ce, bien avant le 7-Octobre. »
La colère face à l’inaction du monde
Cette guerre, conclut-il, n’est pas celle d’Israël contre le Hamas. « C’est Israël contre tout le peuple palestinien. » Le réfugié gazaoui n’attend plus qu’une chose : qu’elle cesse, un jour ; et qu’en attendant, ses trois enfants restés chez leur oncle maternel à Khan Younès puissent le rejoindre en France, via la réunification familiale à laquelle il a droit depuis qu’il a été reconnu réfugié.
À Bordeaux, Jehad enrage tout autant de constater combien l’existence même des Palestiniens est niée. Il veut crier au monde : « Les Palestiniens existent, ils existeront toujours. Ils étaient là avant la création de l’État d’Israël. » L’homme sait déjà qu’il ne pourra jamais retourner vivre dans son pays. « Il n’y a plus de conditions de vie correctes. Ils ont fait en sorte de tout détruire et de rendre Gaza invivable. »
Jehad, 55 ans, est un Franco-Palestinien évacué de la bande de Gaza début novembre. © Photo Bérénice Gabriel / Mediapart
À 56 ans, Jehad est conscient que sa nationalité française, obtenue en 2000, l’a sans doute sauvé des bombardements israéliens. Après le 7-Octobre, la vie de cet humanitaire franco-gazaoui a basculé, comme pour des milliers d’habitant·es de la bande de Gaza. Il comprend très vite que c’est le début d’un interminable conflit.
Le père de famille parvient à quitter l’enclave, le 5 novembre 2023, aux côtés de sa femme et de ses triplés âgés de 6 ans, tous évacués par le ministère des affaires étrangères français. La famille tente depuis de trouver de nouveaux repères : « Les enfants vont à l’école, ma femme a obtenu un titre de séjour temporaire d’un an et je devrais repartir en mission humanitaire à Amman sous peu », raconte-t-il.
Mais la bande de Gaza ne quitte jamais leurs pensées. Même à plus 3 300 kilomètres, le couple vit au rythme des bombardements. Leurs proches n’ont pas eu la chance de pouvoir être évacués : « On reste dans l’angoisse jusqu’à ce qu’on ait des nouvelles, et parfois ça prend du temps, surtout avec les coupures d’électricité et d’Internet. »
Il faut souvent attendre plusieurs heures, voire des jours, avant qu’un message leur parvienne.
Jehad et sa femme ont perdu de nombreux cousins et cousines : « Malheureusement, c’est le cas de toutes les familles à Gaza. Et maintenant, ils font la même chose au Liban. » La nouvelle guerre menée par Israël, depuis le 30 septembre 2024, et pour laquelle un cessez-le-feu vient tout juste d’être signé. Comme à Gaza, la plupart des victimes des bombardements sont des civils. Le gouvernement libanais en compte plus de 2 000.
Pour cette famille de rescapés gazaouis, il est vital de se tenir informée. Mais pas n’importe où : « BFM, LCI, CNews, on a l’impression qu’ils n’ont pas d’éthique. Quand il se passe quelque chose en Ukraine, on les entend tout le temps parler de ça ; mais quand des dizaines d’enfants et de femmes sont tués à Gaza, ça passe en arrière-plan », pointe Jehad.
Il dénonce un parti pris pro-israélien de la part de ces « médias mainstream », qu’il considère « être aux mains de patrons milliardaires qui contrôlent ce qui doit être dit ou non ». « Quand on voit les enfants déchiquetés, les corps morts des hommes et des femmes, les hôpitaux détruits, on se dit que ces gens soutiennent la terreur. »
Autrefois amoureux de la France et de ses valeurs, Jehad déchante. « Les droits de l’homme, c’est juste de l’encre sur un papier. » Il se dit « dégoûté » des positions de la France concernant Gaza. On pouvait mettre plus de pression et de sanctions sur Israël, estime-t-il, « arrêter par exemple de lui donner des armes ».
Il dénonce aussi la répression judiciaire et policière qui s’abat sur les manifestantes et manifestants propalestiniens, dont les étudiant·es, qui se sont soulevé·es au printemps dernier et ont occupé leur université et la rue pour réclamer la fin des massacres à Gaza et la reconnaissance de l’État palestinien. « Ils sont courageux, ces jeunes. Ça donne de l’espoir. » Il conclut : « La France retrouvera peut-être un jour ses valeurs universelles. »
Nejma Brahim, Rachida El Azzouzi et Bérénice Gabriel