Né en 1945, aîné de trois enfants, il grandit à Rouen dans une famille influente de la bourgeoisie locale. Très sensible à toute forme d’injustice et rétif à l’ordre scolaire, ses années de lycée furent difficiles. Son premier acte politique fut de participer à la projection clandestine d’un film sur la répression de la manifestation algérienne d’octobre 1961 organisée par la gauche du PSU (dans laquelle les trotskystes du PCI étaient influents). Il y avait là les germes de ce qui devint la JCR rouennaise. Étudiant en Droit, il fut élu en 1965 président de l’AGER-UNEF (600 syndiqué.e.s pour 6000 étudiant.e .s) alors que se développait une mobilisation massive contre la réforme Fouchet. A la rentrée universitaire de 1967, convaincu par les « anciens », Jean-Claude Laumonier et Denis Marx que la priorité devait désormais aller au soutien à la lutte révolutionnaire au Vietnam, il démissionna de la présidence devant un amphithéâtre plein et appela à la création d’un comité Vietnam. Multipliant les initiatives spectaculaires, il compta bientôt 600 adhérent.e.s. Dans la foulée, il adhèra à la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR). En février 1968, il participa à la manifestation internationale de solidarité avec le Vietnam à Berlin, en première ligne derrière Rudi Dutschke et Alain Krivine. En mai 68, il fut fut membre du comité de grève de l’université occupée.
La JCR de Rouen, accrut son influence dans le cours des événements. Persuadés que l’issue du mouvement avait démontré la faillite du PCF et de la nécessité de construire un parti révolutionnaire, ils s’attachèrent au cours de l’été à renforcer leurs liens avec les ouvriers qui s’étaient sont rapprochés d’eux, chez Renault entre autres.
A la rentrée scolaire de 68, il sollicita se retrouva à enseigner le français à des élèves de BEP à Vernon, à une cinquantaine de kilomètres de Rouen, dans un gros lycée général et technique. Il improvisait, leur faisait lire Le Monde et étudier une nouvelle de Sartre, « le Mur ». Quand une grève des collégien.nes du technique éclata, c’est lui qui prit la parole pour exprimer la solidarité d’une minorité d’enseignant.e.s. Désireux de se débarrasser de ce jeune enseignant trop remuant à son goût, le Recteur affirma qu’il avait fait étudier « une nouvelle pornographique ». Une de ses élèves, Marie-France Ordonez, militante du cercle Rouge du lycée, écrivit une lettre ouverte à Jean-Paul Sartre, qui réagit par une tribune de soutien dans Le Monde du 18 janvier 1969. La direction du SNETAA-FEN ayant refusé de s’engager, l’administration rectorale resta inflexible malgré la mobilisation massive des élèves. Il fit l’objet d’une mutation disciplinaire au CET du bâtiment d’Evreux.
Il participa au congrès de fondation de la Ligue communiste qui se tint clandestinement à Mannheim (RFA) en avril 1969. Membre de la direction de ville, il était impliqué dans de nombreuses activités, ce qui lui valut d’être dénoncé comme « enfant de bourgeois » dans le journal de la puissante fédération de Seine-Maritime du PCF pour laquelle la lutte contre les « gauchistes » était une priorité. Fin 71, il participa à la création de la cellule d’entreprise Renault-Cléon, constituée pour appuyer René Cottrez, l’un des jeunes ouvriers qui avaient mis l’entreprise en grève dès le 15 mai 68 et séquestré la direction, ainsi que Bernard Dehors, un « blouson noir » rencontré lors d’une manif-surprise du Comité Vietnam, qui s’était fait embaucher avec la volonté de militer dans une grande entreprise. La cellule se réunissait toutes les semaines, discutait de la situation politique et de la vie de la boîte, élaborait collectivement les tracts quasi hebdomadaires (qu’il fallait taper sur stencil, corriger au rouge à ongle et tirer à la ronéo avant de longues diffusion à l’aube aux portes de l’usine, ce qui demandait énormément de temps à des militants par ailleurs engagés dans une vie professionnelle souvent éloignée de Renault).
Ce rythme fut interrompu pendant les années (75/77) où Jean-Marie Canu fut permanent de la LCR à Paris et contribua à la mise en place de l’infrastructure technique nécessaire au lancement du quotidien Rouge en mars 1976. Il était alors associé aux travaux du Comité central. Quand il retrouva, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même du fait du départ de la plupart de ses militants pour la Ligue trotskyste de France (LTF), parmi lesquels Bernard Dehors. Le coup avait été rude.
Revenu à Rouen, il retrouva la cellule Renault affaiblie. Les jours meilleurs ne vinrent qu’avec la grève de juin 7 dans laquelle René Cottrez joua un rôle décisif et où les « extérieurs » de la Ligue, lui-même et Didier Etave en particulier, se firent remarquer et apprécier par leur efficacité et leur disponibilité au service du mouvement. La cellule édita une brochure de bilan qui fut bien diffusée et discutée.
Mais peu à peu, l’usure vint. L’envie de changer de mode de vie s’imposa, tandis qu’il s’installait en couple avec sa compagne depuis 1980 et qu’ils devenaient parents d’une petite fille née en 1982. Il quitta la Ligue en 1985, sans jamais rompre les liens.
Il s’engagea dans le militantisme syndical enseignant au sein de la tendance Ecole Emancipée (EE) du SNES, entreprit une thèse de doctorat de sociologie et devint enseignant de Socio-Economie à l’Université de Rouen avec des responsabilités dans le service de Formation Continue. Membre de la direction national de son syndicat, il représenta la FSU dans les discussions et les instances où se discutent les questions de formation professionnelle continue et, les qualifications. L’axe de ses interventions dans ce domaine fut la dénonciation de la doctrine néo-libérale - qui fait du salarié l’entrepreneur de soi-même, seul responsable de sa propre employabilité dans un univers entrepreneurial dérégulé - et des mesures qui en découlent. Ainsi le Compte Personnel de Formation, désormais abondé en Euros et non plus en heures, utilisable via un smartphone, en court-circuitant les organismes paritaires.
En septembre 2011, à la mort de son camarade René Cottrez des suites d’un cancer de l’amiante contracté à l’usine, c’est à lui que la famille demanda de prononcer l’éloge funèbre.
Pierre Vandevoorde
Sources :
– « Le mur au lycée » tribune de Jean-Paul Sartre dans Le monde du 18 janvier 1969.
– « Nous sommes les Canu, nous n’allons pas nu », article de « L’Humanité dimanche »
supplément Seine-Maritime N° 244, 9 novembre 1969.
– Gérard Filoche « Mai 68 histoire sans fin. Première édition Flammarion 1998.
- Hélène Adam et François Coustal « C’était la Ligue », Syllepse/Arcane17 2019
- Entretiens avec Pierre Vandevoorde, septembre 2022.
– « Rouge, la couleur qui annonce le journal » film documentaire 2024 :
https://www.cinemas-utopia.org/montpellier/index.php?id=4803&mode=film
– Notice du Maitron.