Les géologues découpent l’histoire de la Terre en « tranches de temps » chronologiques qu’on appelle la « chronostratigraphie ». Depuis 20 ans, l’observation de l’impact des activités humaines sur le système Terre a conduit à penser que nous étions entrés dans une nouvelle époque géologique : l’anthropocène.
La définition de cette dernière a fait l’objet d’un groupe de travail créé au sein de la Commission internationale de stratigraphie (CIS), l’instance qui décide de la chronologie géologique. La proposition du groupe de travail de créer une nouvelle époque à partir de 1952 a été refusée par la CIS le 5 mars 2024.
Nous ne reprendrons pas ici le détail des arguments techniques sur lesquels se base ce refus. Ils ont été contrés un à un, par le groupe de travail sur l’anthropocène, puis par des chercheurs extérieurs – et cela à plusieurs reprises.
Notre question est : le débat est-il clos ? La réponse que viennent d’apporter plus de 50 scientifiques dans la revue Nature est : non !
Un concept qui fédère les différentes communautés scientifiques
Au-delà de la communauté stratigraphique, le concept d’anthropocène est reconnu par plusieurs communautés. Il est couramment repris par l’ensemble des scientifiques qui travaillent sur le « système Terre » (géologues, climatologues, hydrologues, écologues, pédologues…). Il est devenu un cadre très utilisé par les sciences humaines et sociales.
Plus largement, le concept a dépassé la sphère des scientifiques pour se répandre dans les médias, le langage politique et territorial. C’est, enfin, un puissant ressort artistique.
Surtout, pour ces nombreuses communautés, l’anthropocène est devenu un concept capital, agrégateur de sciences éloignées les unes des autres. C’est devenu une matrice pour penser le monde de façon renouvelée et pour envisager de nouvelles méthodes de faire de la science, de l’art et des politiques publiques.
Malgré la décision de la CIS, l’anthropocène continuera donc à vivre au sein de ces communautés.
Des périodes régulièrement redéfinies
Les unités de temps chronostratigraphiques (notamment les périodes subdivisées en époques) ont fait l’objet de nombreuses discussions par le passé. Récemment, les limites du Quaternaire ou de l’Holocène, nos périodes et époques actuelles, ont été modifiées sans que les unités en elles-mêmes soient remises en question. Ce sont des caractéristiques relativement homogènes qui vont déterminer ces unités de temps géologique.
Pour les temps très anciens, à l’échelle de la centaine de millions d’années, ces caractéristiques sont connues à un niveau de détail relativement faible. Plus on s’approche de notre présent, plus on dispose de données : ces unités de temps deviennent beaucoup plus courtes. Elles sont également caractérisées par des paramètres plus précis. Ainsi l’Holocène – la période actuelle – se définit, entre autres, par une gamme étroite de températures et de compositions de l’atmosphère et de l’océan.
Or, depuis la révolution industrielle et surtout depuis l’après-guerre, les températures, tout comme la composition de l’atmosphère, ont varié de façon extrêmement rapide. Nous sommes sortis des gammes de variation habituelles de ces paramètres durant l’Holocène, comme le montre la partie tout à droite sur le graphe ci-dessous.
Au-delà de ces seuls marqueurs, les activités humaines sont à l’origine de l’apparition de nombreux polluants. Les plastiques, par exemple,ont fini par s’incorporer dans les sédiments qui se déposent au fond des lacs et des océans depuis quelques dizaines d’années.
Les tests nucléaires ont augmenté la concentration d’éléments radioactifs dans l’atmosphère et dans l’enregistrement sédimentaire. Ce sont ces marqueurs radioactifs qui ont conduit à faire débuter l’anthropocène en 1952, l’année de la première explosion aérienne d’une bombe à hydrogène.
Avant la proposition du groupe de travail à la CIS, la question de la date de début de l’anthropocène avait déjà fait l’objet de débats et de plusieurs propositions. En effet, on peut retracer les influences des activités humaines plus loin en arrière. Quand Paul Crutzen, prix Nobel de chimie a proposé l’idée d’anthropocène en 2000, il estimait que cette nouvelle époque pouvait être datée au début de l’industrialisation liée à l’utilisation du charbon, à la fin du XVIIIᵉ siècle.
Si le groupe de travail sur l’anthropocène n’a pas retenu ces dates, c’est qu’il s’est attaché à caractériser le moment où les activités humaines ont fortement, dramatiquement et, pour partie, irrémédiablement transformé les conditions de l’habitabilité de notre planète.
L’anthropocène comme point de bascule
Les dates précédemment évoquées sont des signes avant-coureurs d’une croissance exponentielle de notre impact, dont on retrouve les traces indubitables dans notre environnement et les enregistrements géologiques après la Seconde Guerre mondiale. Quel que soit le paramètre envisagé (composition de l’atmosphère, températures, cycle du carbone, impacts sur la biodiversité, modifications du cycle de l’eau, explosion de la production alimentaire et du tourisme, développement de la consommation de biens matériels…) l’évolution montre une rupture majeure à partir des années 1950, et des taux de progression actuels que rien ne semble pouvoir enrayer.
Depuis 2007, on décrit ce demi-siècle comme celui de la « Grande Accélération ». En quelques dizaines d’années, les variations ont largement dépassé les fluctuations des derniers millénaires et plus encore, celles de toute l’époque de l’Holocène, qui a début il y a plus de 10 000 ans. Nombre de travaux scientifiques l’ont montré, ces progressions nous entraînent vers des conditions non durables.
Nous sortons d’un contexte bioclimatique favorable à la vie humaine pour entrer dans un contexte où les processus d’emballement climatique et d’effondrement des écosystèmes fragilisent les conditions de la vie humaine en société. Concrètement, nous entrons dans un monde où les ressources viennent à manquer, où les températures deviennent extrêmes au point de rendre inhabitables des régions aujourd’hui peuplées.
Il existe donc bien un consensus au sein du groupe de travail sur l’anthropocène : la date de début de l’anthropocène ne marque pas le début de l’influence des activités humaines, mais le moment où ces activités ont clairement fait sortir la planète des conditions d’habitabilité de l’Holocène, le moment où elles ont commencé à faire dérailler le train.
Bien que l’anthropocène ait débuté il y a moins d’un siècle, les bouleversements qu’il entérine sont majeurs et auront des répercussions pour certaines définitives : les espèces disparues ne réapparaitront pas. De même pour les glaciers, le risque est fort que la fonte déjà engagée des inlandsis du Groenland et de l’Antarctique soit un processus irréversible qui nous conduira à un monde très éloigné de l’Holocène, et pour longtemps.
Une rupture industrielle et sociale
Au-delà des discussions sur la date de son commencement, le concept d’anthropocène marque le début d’une rupture. Cette rupture affecte aussi profondément nos sociétés qui ont vu s’étendre le capitalisme, le socialisme et l’ultralibéralisme.
D’un côté, les structures internationales progressivement mises en place au cours de ces transformations ont permis l’émancipation des femmes et les programmes de lutte contre la pauvreté. De l’autre, les développements technologiques, couplés à la libéralisation du commerce, ont conduit à une démultiplication de nos activités économiques. En réalité, la mondialisation a exacerbé l’exploitation, la transformation et l’exportation des ressources.
Ce faisant, elle a généralisé – et considérablement accru – les inégalités entre une fraction – très majoritaire – de la population humaine qui reste profondément démunie, et une petite fraction qui s’est grandement enrichie. Cette même fraction minoritaire se trouve à l’origine de la majeure partie des transformations actuelles.
D’autres travaux ont également souligné que cette capacité d’exploitation sans freins résulte de formes particulières de considération de l’autre, qu’il s’agisse d’êtres humains ou non humains.
L’anthropocène est donc aussi le symbole de questions d’ordre social, économique, anthropologique, juridique ou philosophique, tout comme une question citoyenne. Et c’est bien ce qui rend le concept d’anthropocène à la fois passionnant et conflictuel ! L’anthropocène souligne la brutalité d’une société extractive, exploitant les ressources et les êtres humains ; une société qui nous a conduits au bord du gouffre.
L’anthropocène, une opportunité scientifique
Le progrès et la modernité ont occulté ou détruit les cultures des peuples premiers, les écosystèmes, les liens, l’attachement avec les non-humains tout comme la solidarité entre les humains. Aux yeux de sociétés restées immergées dans leur environnement initial et riches d’un entrelacs de relations humaines, notre modernité constitue une forme d’aveuglement et de violence inégalés.
Ainsi, l’anthropocène nous condamne à questionner nos relations à plusieurs niveaux.
• D’abord à l’espace et au temps, et c’est pour partie le problème des chronostratigraphes,
• Puis notre rapport au vivant (c’est l’affaire de certains chasseurs et lotisseurs),
• et enfin notre rapport à l’être humain (c’est ce qui oppose notamment les peuples premiers, les pays les plus pauvres déjà victimes du changement climatique aux sociétés et nations industrialisées dominantes).
Nous, scientifiques qui travaillons sur l’évolution récente de notre planète et en particulier de sa pellicule la plus superficielle, la zone critique, l’atmosphère ou l’océan, nous voyons dans le concept d’anthropocène une formidable opportunité de mieux comprendre, toutes sciences confondues, le monde qui nous entoure.
Il s’agit ni plus ni moins que d’inventer une science nouvelle, tout comme il s’agit d’inventer une société nouvelle. On peut comprendre que cela effraie nombre de nos collègues, et nombre de nos concitoyens, mais c’est bien de cet enjeu que l’anthropocène est le nom.
Luc Aquilina, Professeur en sciences de l’environnement, Université de Rennes 1 - Université de Rennes ; Catherine Jeandel, Océanologue et géochimiste, directrice de recherche au CNRS, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; Clément Poirier, Chercheur en sciences de la terre, Université de Caen Normandie ; Clément Roques, Chercheur en hydrologie, Université de Neuchâtel ; Jacques Grinevald, Professeur honoraire, épistémologue et historien du développement scientifique et technologique,, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) ; Jan Zalasiewicz, Professor of Palaeobiology, University of Leicester ; Jérôme Gaillardet, Professeur de sciences de la Terre à l’Institut de Physique du Globe de Paris et chargé de cours à Sciences Po Paris, Institut de physique du globe de Paris (IPGP) ; Martin J. Head, Professor of Earth Sciences, Brock University ; Michel Magny, Directeur de recherche émérite , Université de Franche-Comté – UBFC ; Nathanaël Wallenhorst, Professeur, Doyen de la Faculté d’Education, UCO, Chercheur au LIRFE et associé au LISEC, Université de Haute-Alsace (UHA) et Simon Turner, Senior Research Fellow in Geography, UCL
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