Àquelques jours du procès de Gérard Depardieu, accusé d’avoir agressé deux femmes sur le tournage du film Les Volets verts en 2021, les deux plaignantes ont reçu plusieurs soutiens. Un rassemblement est prévu devant le tribunal correctionnel de Paris en amont de l’audience, lundi 28 octobre, à l’initiative de plusieurs activistes féministes, dont Caroline De Haas, Victoire Tuaillon, Anna Toumazoff ou encore Rose Lamy.
Et sur les bancs des parties civiles, les plaignantes ne seront pas seules. Selon nos informations, l’association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), qui accompagne depuis 1985 des victimes de violences dans le cadre professionnel, s’est constituée partie civile.
L’association féministe connaît bien le milieu du cinéma : elle était déjà partie civile au procès du réalisateur Jean-Claude Brisseau en 2005 et à celui de l’homme de théâtre Kamel Cherif en 1998. Et depuis 2021, c’est elle qui dispense aux producteurs et productrices les formations du CNC (Centre national du cinéma) contre les violences sexistes et sexuelles.
Dans un entretien à Mediapart, deux bénévoles de l’association, Catherine Le Magueresse, juriste et ex-présidente de l’AVFT, et Élise Pillet, l’une des animatrices des formations du CNC, expliquent le sens de leur action dans ce procès, et décryptent la spécificité du monde du cinéma.
De son côté, Gérard Depardieu conteste en bloc les faits qui lui sont reprochés et il est présumé innocent (lire la boîte noire).
Catherine Le Magueresse et Élise Pillet. © Photo DR
Mediapart : Pourquoi l’AVFT a-t-elle décidé de se constituer partie civile au procès de Gérard Depardieu ?
Catherine Le Magueresse : C’est Amélie, l’une des deux plaignantes, qui a saisi l’association en avril 2024, après avoir déposé plainte. Son avocate, Carine Durrieu-Diebolt, lui avait parlé de nous.
Qu’attendait Amélie lorsqu’elle vous a contactées ?
C. L. M. : C’est d’abord quelqu’un qui se sentait très seule avec son histoire, et qui n’avait pas forcément une culture politique de la lutte collective. Lorsqu’elle a porté plainte, son moteur principal était d’appuyer le témoignage de la plaignante, Charlotte Arnould, parce qu’elle avait lu la lettre ouverte de Gérard Depardieu dans Le Figaro.
À l’AVFT, elle a pris conscience qu’elle participait d’un mouvement collectif. C’est un des grands progrès de ces dernières années : le mouvement #MeToo s’inscrit aussi dans les pratiques individuelles, les femmes s’organisent, sont solidaires entre elles, comme on l’a vu dans certaines affaires médiatiques telles que l’affaire PPDA. Et plus l’homme qu’elles accusent de violences fanfaronne, plus elles se disent qu’il faut réagir et mettre fin à son impunité.
Nous sommes un relais organisationnel, analytique, de cette solidarité. C’est l’un des objectifs des associations féministes selon moi : permettre aux femmes de sortir de « je suis responsable » pour s’inscrire dans l’aspect systémique des violences. Construire une culture politique féministe, et permettre aux femmes d’y accéder.
Quel est le but de votre constitution de partie civile ?
C. L. M. : L’idée, c’est d’être en soutien d’Amélie, mais aussi d’apporter une parole complémentaire. À l’AVFT, on a cette possibilité de dézoomer. Nous accompagnons depuis quarante ans des femmes victimes de violences dans le cadre professionnel, nous sommes les porte-voix de toutes ces femmes. Nous avons également une grande connaissance de la spécificité des violences sur le lieu de travail, mais aussi des discours qui sont souvent tenus par la défense. L’intérêt de notre constitution de partie civile, c’est justement de déconstruire ces discours, de les réinscrire dans la banalité de ce que l’AVFT observe depuis quarante ans, et de montrer que ce n’est pas la réalité dans le monde du travail.
Quels sont ces discours que vous entendez en général ?
C. L. M. : Le grand classique, c’est de dire que les femmes sont vénales, qu’elles font cela pour l’argent ou pour leur carrière ; qu’elles exagèrent et déposent plainte pour n’importe quoi ; qu’une main sur les hanches, il n’y a pas mort d’homme tout de même. Il y a aussi l’idée que ce serait un complot, ou encore la petite musique du « on ne peut plus rien dire, plus rien faire » dans l’ère post-MeToo.
Enfin, il y a l’argument du défaut d’intentionnalité, souvent avec une dimension générationnelle : ces messieurs seraient d’une autre génération, ils n’auraient pas bien compris que cette époque était révolue, ce qui les déresponsabiliserait.
Nous avons pourtant un siècle et demi de jurisprudence claire sur l’agression sexuelle : depuis le XIXe siècle, il est acquis qu’on ne peut pas toucher une femme sur ses seins, sur ses fesses, ni l’embrasser, sans son accord.
Beaucoup d’hommes accusés de violences sexuelles allèguent aussi de la spécificité de leur milieu de travail, et leurs avocats les présentent souvent comme des cas exceptionnels.
Gérard Depardieu et ses défenseurs ont-ils usé de ces axes de défense, selon vous ?
C. L. M. : Nous ne connaissons pas la défense qu’il adoptera au procès. Mais nous en avons quelques indices en lisant sa tribune dans Le Figaro et en voyant la séquence qui a suivi la diffusion de « Complément d’enquête ». Sa famille a dénoncé une « cabale ». Ses avocats ont plaidé les « plaisanteries graveleuses » et les « provocations verbales » sur le plateau de « C à vous », en parlant d’un « ancien monde ». Lui affirme qu’il voulait « faire rire », « tester les limites », qu’il n’a « jamais pensé à faire de mal », manière de dire qu’il n’y avait donc pas d’intention d’imposer un contact à caractère sexuel.
Dans les affaires de violences sexuelles qui concernent le monde du cinéma, la spécificité de ce secteur, la dimension artistique sont souvent utilisées comme un argument de contexte par la défense.
Élise Pillet : Chaque milieu professionnel a ses spécificités, mais cela ne doit pas servir d’excuse ou d’argument pour se déresponsabiliser. Au contraire, il faut recontextualiser les violences, et comprendre comment les facteurs de risque qui sont propres au secteur du cinéma sont des leviers supplémentaires pour garantir l’impunité des agresseurs.
Quels sont ces facteurs de risque ?
É. P. : Ce qu’on a pu observer dans nos formations, c’est une très grande familiarité dans ce secteur, qui suspend artificiellement les rapports de pouvoir, mais aussi une très grande précarité et une forte loyauté de tous les travailleurs et travailleuses au projet collectif. Il y a parfois un sentiment de déconnexion, les travailleurs et travailleuses sont, pendant plusieurs semaines, comme dans une bulle, dans une très grande proximité. On retrouve quasiment un schéma incestueux, avec une grande culture du secret. Dans nos formations revient souvent l’idée que le cinéma est une « grande famille », et que ce qu’il se passe sur un tournage reste sur le tournage.
Les agresseurs ne sont, la plupart du temps, pas inquiets que leurs agissements se sachent dans la famille du cinéma, car ils savent que les travailleurs et travailleuses sur le tournage dépendent complètement de leurs supérieurs hiérarchiques pour pouvoir retrouver du travail de projet en projet, et qu’ils ne peuvent pas se mettre à dos un supérieur hiérarchique qui s’entendrait bien avec l’agresseur, surtout si celui-ci est puissant.
C’est une sorte de pacte de solidarité qui se crée de manière plus ou moins informelle, à la fois parce qu’on a encore une tolérance importante face à ces agissements-là dans la société, mais aussi parce qu’on a une division sexuée du travail dans ce secteur, et une hiérarchie encore extrêmement masculine. Dans le secteur du cinéma, le plafond de verre est visible à l’œil nu : dans les formations auxquelles j’ai pu participer, il y a une grande majorité d’hommes dans la salle. C’est d’autant plus difficile pour des victimes de dénoncer les violences.
Et puis il y a la production. En tant qu’employeurs, ils sont responsables de la sécurité et de la santé des travailleurs et travailleuses. Mais souvent, parce qu’on est dans le milieu de la création, ils ne se voient pas comme tels, c’est quelque chose qui est revenu fréquemment lors de nos formations. Par ailleurs, ils ne sont quasiment jamais présents sur les tournages, et leurs représentants pas toujours. Cela accentue le pouvoir des « salariés stars » et diminue les marges de manœuvre du reste des travailleurs et travailleuses, qui ne bénéficient d’aucun garde-fou.
Enfin, il y a les contenus des productions artistiques, qui peuvent elles-mêmes être dégradantes à l’encontre des femmes. Tout cela constitue des leviers pour les agresseurs, qui ont la possibilité de s’appuyer sur leur travail ou leur pratique professionnelle pour commettre des violences. Ce flou a pour effet de verrouiller la parole des femmes.
Il y a aussi la dimension financière. Un film est une entreprise, certes éphémère, mais avec des centaines de milliers d’euros en jeu. Cela interfère-t-il dans ces affaires de violences sexuelles ?
É. P. : L’enjeu financier est vraiment central sur un tournage, parce que le temps c’est de l’argent. Les employeurs nous disent régulièrement en formation qu’il leur apparaît difficile d’interrompre un tournage, de réaliser une enquête, d’entendre les potentiels témoins, pour cette raison. Et cela, les agresseurs le savent très bien. Lors de nos formations au CNC, des producteurs ont pu demander aux formatrices l’éventuel coût d’une condamnation devant un conseil de prud’hommes, pour savoir si cela revenait plus cher que l’interruption d’un tournage...
Dans les locaux de l’AVFT à Paris. © Photo Albert Facelly / Divergence
Ces facteurs ont-ils pu jouer dans l’affaire du tournage des « Volets verts », selon vous ?
É. P. : Le cadre de travail de Gérard Depardieu n’est pas anodin. Lui-même connaît bien l’organisation du travail qu’on vient de décrire, et ses failles. Au moment des faits dénoncés, les producteurs n’étaient pas présents sur le tournage [ils ont déclaré à Mediapart n’avoir été présents que la dernière semaine – ndlr]. Amélie, elle, ne voulait surtout pas porter plainte pendant le tournage, elle avait peur qu’il soit interrompu, elle n’avait plus envie de parler de tout cela et voulait simplement pouvoir retourner travailler comme avant.
Avez-vous le sentiment que ce contexte, ces facteurs de risque, sont pris en compte par la justice dans les dossiers ?
C. L. M. : Les magistrat·es ont parfois du mal à cerner le poids du lien de subordination et de la précarité. Certain·es disent : « Mais pourquoi vous ne lui avez pas mis une claque ? Pourquoi vous n’avez pas fait ci, pas fait ça ? » Face à ce « y a qu’à », notre rôle est aussi de rappeler quels sont les moyens de coercition particuliers à chaque milieu.
É. P. : Et de rappeler les conséquences particulières sur le travail des femmes. Dans le monde du cinéma, elles ne sont pas seulement susceptibles d’être exclues d’un lieu de travail ou d’une entreprise particulière, mais de tout un secteur d’activité, parce qu’elles peuvent être blacklistées après avoir dénoncé des violences.
À la fin des années 1990, l’AVFT avait d’ailleurs publié ce chiffre édifiant : 95 % des femmes qu’elle a reçues ont perdu leur emploi, par licenciement ou démission.
C. L. M. : Si cette étude était menée aujourd’hui, le chiffre serait probablement moins élevé. Les employeurs ont évolué depuis vingt ans, surtout ces dernières années ; ils ont été contraints de prendre la mesure de la gravité des violences sexistes et sexuelles et licencient davantage les agresseurs. Ils ont davantage connaissance de leurs obligations légales. Ils savent que ne rien faire, c’est s’exposer à des condamnations devant les juridictions sociales ou pénales.
Davantage de femmes conservent donc leur travail, mais dans quelles conditions ? Elles peuvent être mises au placard, exposées à du harcèlement moral ou psychologique, et donc elles finissent par partir parce qu’elles n’en peuvent plus. C’est plus pernicieux.
Les violences sexuelles au travail ont un coût important, qui va bien au-delà de l’atteinte à l’intégrité physique de la personne : elles ont des conséquences en termes psychotraumatique, de discrimination et d’exclusion du marché du travail.
Lorsque des agressions sexuelles sont dénoncées au travail, il arrive encore souvent que ce geste soit minimisé, en parlant par exemple de simple « main baladeuse ».
C. L. M. : Il faut repartir du droit : s’il prévoit des pénalités qui peuvent aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement – sept ans quand il y a des circonstances aggravantes –, c’est bien que la société a déclaré que ces comportements étaient graves. C’est une atteinte à l’intégrité physique et psychique de la personne, qui se trouve ramenée au rang d’objet.
Mettons-nous à la place des femmes victimes de violences : elles travaillent tranquillement, et tout à coup quelqu’un leur impose des gestes réservés à leur sphère intime, et viole leur intimité. Quand on présente la situation comme cela, tout le monde comprend. Sauf que le plus souvent, la réalité de l’agression est occultée pour la minimiser ou la présenter comme une rigolade.
É. P. : L’agression sexuelle au travail a pour effet de réifier les femmes : tout à coup, elles ne sont plus vues comme des travailleuses, mais uniquement comme des femmes, ramenées au sexe. C’est un moyen de les dégrader, mais aussi de les épuiser. Car en plus d’effectuer leur travail, elles doivent mettre en place des stratégies pour se protéger, seules, des violences sexuelles, elles doivent déployer une grande énergie et être en hypervigilance constante.
Marine Turchi