Les signes du retour des classes sociales se multiplient [1]. Les expressions « classe
sociale », « classe ouvrière », « classe salariale », ou d’autres, réapparaissent dans les titres de
livres ou d’articles. (...) Parallèlement au renouveau des classes, la critique de la polarisation
du regard sur les seuls rapports de classe s’est affirmée aussi. Les transformations de la place
des femmes dans nos sociétés et l’émergence du genre en tant que catégorie d’analyse n’ont
pas encore provoqué tous les effets escomptés, tant sur le plan politique que scientifique. Mais, la recherche portant sur les rapports sociaux de sexe s’est malgré tout imposée dans les
sciences sociales. Les rapports de génération et les rapports ethniques ou les rapports de
« race » sont également l’objet de davantage d’investigations depuis deux ou trois décennies [2].
Mais nous sommes encore loin d’une prise en compte systématique de l’ensemble des
rapports sociaux dans les enquêtes et recherches portant sur une structure sociale qui est loin
d’être figée. Celle-ci peut en effet davantage être appréhendée comme un entrecroisement
dynamique complexe de l’ensemble des rapports sociaux, chacun d’entre eux imprimant sa
marque sur les autres.
Le retour des classes a été précédé et accompagné d’un retour récent de Marx. (...)
Depuis le milieu des années 1990, son œuvre est dégagée progressivement des ornières
positiviste et structuraliste dans lesquelles l’enfonçaient certaines lectures réductrices [3]. (...). Ces dernières années un grand nombre de travaux de philosophes et de sociologues ont
contribué à relire l’œuvre de Marx dans sa cohérence d’ensemble débarrassée des
déformations, des simplifications ou des interprétations problématiques [4].
Il faut rappeler ici que du point de vue de Marx, la réalité sociale est l’unité résultant
de l’organisation de l’ensemble des rapports sociaux, unité n’excluant nullement les
contradictions entre eux et n’impliquant donc nulle clôture de cette réalité sur elle-même. Ce
concept de rapport social comme paradigme de l’intelligibilité de la réalité sociale permet
d’éviter la plupart des apories communes aux modèles épistémologiques les plus courants
dans le domaine des sciences sociales [5]. Tout rapport social est, par nature, source à la fois de
cohésion et de conflit. Il unit (ou lie) les sujets sociaux qu’il médiatise, il constitue un des
éléments à partir desquels se constitue l’architecture de la société globale. Mais, inversement,
selon des formes et des contenus à chaque fois spécifiques, tout rapport social est, au moins
potentiellement, source de tensions et de conflits entre ses acteurs ou agents, individuels ou
collectifs. Le rapport social est en somme une tension qui traverse le champ social et qui érige
certains phénomènes sociaux en enjeux autour desquels se constituent des groupes sociaux
aux intérêts antagoniques. Par exemple le travail et ses divisions ou le partage des richesses
produites sont des enjeux centraux autour desquels des groupes sociaux se sont constitués,
notamment les classes sociales ou les classes de sexe [6]. Ces groupes sociaux sont en tension
permanente autour de ces enjeux. L’articulation d’un rapport social avec d’autres rapports
sociaux au sein de la totalité sociale est par ailleurs en même temps source potentielle de contradictions entre ces derniers. L’élément social, la réalité dernière à laquelle l’analyse doit
s’arrêter, ce n’est donc pas l’individu (ou les individus) pris isolément, mais le rapport social
(ou les rapports sociaux). Un individu seul est une abstraction mentale. C’est en ce sens que
Marx a pu dire que l’individu est la somme de ses rapports sociaux ». Les individus doivent se
concevoir comme les agents/acteurs de ces rapports sociaux qui en même temps les
produisent comme tels dans et par les actes mêmes par lesquels ces individus les mettent en
œuvre, en accomplissent les injonctions, dispositions, sollicitations et potentialités. L’analyse
doit porter par ailleurs sur le processus de totalisation, toujours inachevé et contradictoire, de
rapports sociaux, partiellement cohérents et partiellement incohérents – ce qui n’exclut pas
l’existence d’« effets de totalité », c’est-à-dire des rétroactions de cette unité inachevée et
contradictoire sur les rapports et processus partiels qui lui donnent naissance. Le social n’est
donc pensable ni comme simple addition d’individus, ni comme substance surplombant ces
derniers. Il opère comme une réalité produite à travers les interactions multiples entre
individus et groupements. (...)
La prise en compte du « sexe social » comme variable structurante est très récente.
Elle n’intervient pas en tant que telle dans la littérature sociologique avant les années 1970.
Cela a été montré dès 1970 par Nicole-Claude Mathieu : « Le critère de sexe utilisé à tout
propos dans les enquêtes de sociologie empirique comme l’une des trois « variables
fondamentales », ne possédait aucune cohérence sociologique. (...) Il n’existait pas de
sociologie des sexes (des deux sexes), sauf dans le domaine de la famille » [7]. Dans la
sociologie française des années d’après-guerre la variable « sexe » est prise en compte dans
les études portant sur le mariage. L’enquête sur le choix du conjoint dirigée par Alain Girard à
la fin des années cinquante avait spectaculairement démontré que ce choix était homogame,
c’est-à-dire qu’il s’effectuait dans un milieu social semblable au sien, même en l’absence de
contraintes familiales explicites, donc même quand ce choix était réputé « libre » et « dicté
par l’amour ». Cette recherche semblait croiser la variable « sexe » et la variable « classe ».
Mais c’est plutôt la profession du père de la femme qui était mise en rapport avec celle du
mari [8]. De manière analogue, dans un passé encore récent, la construction des catégories
statistiques permettant de mener des études portant sur la mobilité sociale ignorait purement et
simplement les femmes, les mères, les filles et les épouses. Même quand les enquêtes
n’excluaient pas les femmes, les résultats publiés ne s’intéressaient qu’aux hommes.
Dominique Merllié et Jean Prévot signalent à ce propos que l’enquête britannique sur la
mobilité sociale réalisée en 1949 portait sur les deux sexes, par contre l’analyse de la mobilité
n’a été effectuée que sur les hommes de l’échantillon [9]. L’ouvrage de Claude Thélot paru en
1982 portant sur la position sociale et l’origine familiale s’intitule symptomatiquement : « Tel
père, tel fils ? » [10]. (...)
La prise en compte systématique d’autres variables structurantes, en dehors de la
variable de classe, a été lente et partielle. L’âge (et la génération) feront assez tôt leur entrée
en sociologie comme variable possédant une certaine cohérence sociologique [11]. Par contre le
sexe, le sexe social bien sûr, construit socialement, et non considéré comme une variable
naturelle, mettra du temps avant de devenir une telle variable structurante. On peut faire une
remarque analogue en France à propos de l’ethnicité. Cela ne signifie pas que le sexe et
l’origine ethnique ne soient pas pris en compte dans des études spécifiques. Madeleine
Guilbert et ses collaboratrices ont pu recenser en 1977 plus de 1000 références de recherches
consacrées au travail et à la « condition féminine » dans les sciences sociales depuis le XIXe
siècle [12]. La littérature d’avant la Première Guerre mondiale est relativement abondante (près
de 200 références). Par contre pour la période de l’entre-deux-guerres, on est frappé par « la
rareté relative des titres concernant le travail des femmes » [13] tant en ce qui concerne les écrits
datant de ces années que les études réalisées postérieurement. Les auteurs n’ont pu trouver
que 35 références. L’essentiel des titres recensés dans cet ouvrage porte sur les trente années
qui suivent la Seconde Guerre mondiale : plus de 800 références. Le petit nombre de
productions intellectuelles centrées sur le travail des femmes semble faire écho au recul
tendanciel de l’insertion professionnelle de ces dernières durant l’entre-deux-guerres. Le taux
d’activité des femmes régresse de la Première Guerre mondiale à 1960. Ce retrait prend
cependant place dans un mouvement de salarisation et d’urbanisation grandissant. Et si tout
est mis en œuvre pendant les années trente, sous Vichy et après la Libération pour retirer les
femmes mariées du marché du travail, il n’en reste pas moins que les femmes occupent dès
cette époque de plus en plus d’emplois dans la santé, le travail social, les grands magasins ou
les bureaux. A l’opposé, la montée de l’activité professionnelle des femmes à partir de 1960
va se traduire par une production exponentielle d’écrits.
(...) Les analyses prenant en compte le sexe et l’âge social (ou la génération) vont se
développer très tôt en ethnologie ou en anthropologie, disciplines privilégiant depuis
longtemps l’étude des sociétés considérées comme « indifférenciées » [14]. C’est autour de la
parenté entendue comme ensemble de relations définies par la filiation et par l’alliance que
sont pensés les rapports entre les sexes et entre les classes d’âge. Dans cette perspective, les
rapports sociaux reliant et opposant les hommes et les femmes d’une part et les classes d’âges
d’autre part deviennent des rapports structurant centraux pour comprendre ces sociétés. La
parenté est en effet le principe actif qui règle les relations sociales, ou du moins une partie
d’entre elles, dans nombre de sociétés qualifiées aussi de « traditionnelles » ou de
« primitives ». Maurice Godelier a montré que dans ces sociétés, ce sont précisément les
rapports de parenté qui fonctionnent comme rapports de production et que c’est dans le cadre
de ces rapports que les hommes affirment leur pouvoir et leur domination sur les femmes [15].
Les études d’anthropologie économique de Claude Meillassoux mettent l’accent sur la
circulation des épouses et des dots, mais aussi sur celle des rejetons. Transposant l’analyse
marxienne du fonctionnement du mode de production capitaliste, Meillassoux dissèque la
« dialectique de l’égalité » dans ce type de société et conclut à l’exploitation, dans les sociétés
agricoles d’autosubsistance, des femmes et des cadets [16].
La prégnance du mouvement ouvrier au cours des années 1960 et 1970 et l’influence
corrélative de la tradition ouverte par Marx permet de comprendre aussi que pour théoriser les
rapports entre hommes et femmes ce sont des approches en termes de « rapports sociaux de
sexe » qui vont se développer dans la sociologie française dans le sillage d’une partie du
mouvement des femmes [17]. Le système d’oppression et de domination spécifique des hommes
sur les femmes sera également théorisé par plusieurs auteurs sous le nom de patriarcat [18]. Avec
le reflux des conceptualisations en termes de classes (de rapport de classe et de rapports
sociaux) et l’influence croissante des élaborations d’origine anglo-saxonne autour du concept
de gender, le genre va se diffuser au cours des années suivantes, lentement en France, plus
rapidement dans la plupart des autres pays. (...)
Comme toute recherche sociologique, ce livre est à l’évidence un travail engagé. En
effet, le sociologue est un sujet social inscrit dans la réalité sociale, l’ « extra-territorialité
totale » [19] lui est impossible. La différence fondamentale entre les sciences sociales et les
sciences de la nature tient précisément à cette caractéristique. Le chercheur ne peut pas se
retrancher du monde, son esprit, comme son corps, y est inscrit et quand bien même le
voudrait-il, il participerait malgré tout au cours du monde, y compris par son retrait. Cet
engagement n’accroît pas forcément les difficultés dans la recherche. Cela est vrai pour celui
qui s’engage dans le but d’améliorer le sort de l’humanité, pour celle qui s’engage dans une
perspective féministe, comme pour tout autre engagement. L’engagement permet d’abord de
poser des questions qui sans cela ne se posaient pas, ou du moins de manière plus confuse ou
plus elliptique.
L’idée de neutralité et de détachement a également été mise à mal par l’épistémologie
de la connaissance située ou du point du vue développée par la critique féministe. Celle-ci
insiste sur le fait que toute connaissance est nécessairement située dans le temps et dans
l’espace et ancrée dans les conditions matérielles d’existence spécifiques à un groupe et à une
époque donnée [20]. Sandra Harding par exemple questionne les présupposés et les conceptions
de l’objectivité, de l’universalité et de la neutralité scientifiques dominantes à partir de
positions féministes [21]. La recherche féministe en contribuant à dénaturaliser les sexes a
permis des avancées scientifiques novatrices tant en sociologie de la famille qu’en sociologie
du travail [22].
Les travaux portant sur les inégalités sociales, les rapports de classe ou les rapports de
sexe ne sont donc pas moins ou plus objectifs et scientifiques que l’ensemble de la production
en sciences humaines ou sociales. Dans un rapport à la direction du CNRS, Delphine Gardey
rappelle que ces recherches « s’inscrivent directement dans ce qui fonde les sciences
humaines, comme pensée critique et comme pensée humaine. Les préjugés ordinaires contre
ces recherches sont aujourd’hui infondés » [23]. De son côté, Christian Baudelot s’oppose au
mythe d’une possible neutralité axiologique et souligne que les sociologues pratiquent « tous
une discipline qui oblige à prendre parti, que nous le reconnaissions ou non » [24]. Ce rappel est
nécessaire contre l’illusion d’une sociologie pouvant rester neutre, au-dessus des conflits qui
traversent les sociétés, conflits entre classes ou entre sexes sociaux. Impossible donc de se
réfugier dans « la tour d’ivoire de l’objectivité savante », d’autant plus que les résultats des
sciences sociales seront appropriés par les différents membres de la société et ne manqueront
pas en outre de transformer leur vision du monde. Baudelot ajoute à juste titre, et nous
sommes là au cœur de nos travaux antérieurs consacrés aux inégalités entre catégories
sociales ou entre hommes et femmes : « Etudier la réalité sociale contemporaine, c’est
nécessairement mettre en évidence des écarts, des disparités, des inégalités qui sont souvent
des gouffres, entre des patrimoines, des revenus, des salaires, des niveaux d’éducation, des
conditions de travail, des taux de chômage ou de suicide, des modes et des niveaux de vie, des
espérances de vie et même (...) des différences de conditions entre les hommes et les
femmes » [25]. Enfin, cherchant à expliquer et à comprendre ces écarts et ces inégalités, le
sociologue doit prendre en compte les dynamiques des sociétés, dans la mesure où suivant la
formule incisive de Baudelot « le bonheur des uns fait en grande partie le malheur des autres.
Vice-versa ». En d’autres termes le sociologue rencontre obligatoirement selon les
terminologies utilisées par les uns ou les autres : « exploitation, domination, oppression,
déséquilibres, privilèges ». Et il conclut son propos consacré à l’engagement inévitable du
sociologue : « N’inventons pas de tabous qui n’existent pas » [26].
Les remarques qui précèdent visent à rappeler que l’objectivité doit être distinguée
clairement d’une prétendue neutralité. L’objectivité scientifique renvoie davantage aux
méthodologies mises en œuvre et aux processus de recherche, ainsi qu’au travail critique
collectif indispensable dans la production de connaissances.
Pour des raisons d’exposition le livre est découpé en deux grandes parties, dans la
première nous examinons les rapports de classe et les classes sociales (chapitres 1 à 3), dans
la seconde le genre ou les rapports sociaux de sexe (chapitres 4 à 6), ce qui n’empêchera pas
un certain nombre de chassés-croisés.
Le chapitre 1 présente le paradoxe du tournant néo-libéral. En effet le discours de
classe tel qu’il se déclinait, dans sa diversité, dans les sciences sociales, jusqu’à la fin des
années 1970 s’efface au moment même où la polarisation sociale se renforce à travers la
montée généralisée des inégalités sociales. Le chapitre 2 est consacré aux discours de
substitution qui s’imposent au cours des années 1980 et 1990 : thèses de la « moyennisation »,
de l’individualisation du social, de l’invisibilisation des classes ou, plus particulièrement en
France, de l’exclusion. Le point commun de ces thèses réside dans la commune occultation du
schème du conflit. Dans le chapitre 3, je fais l’hypothèse que les classes amorcent un retour
dans le discours sociologique depuis quelques années. Les défis à relever par les analyses en
termes de classes ne manquent pas, notamment par rapport aux lacunes des analyses classistes
antérieures et aux transformations de la structure sociale intervenues entre temps :
modifications des contours et caractéristiques des différentes classes et fractions de classes,
transformations induites par la montée de l’activité professionnelle des femmes et effets de la
transnationalisation croissante de l’économie. La question de la subjectivité et de la
conscience de classe mérite de ce point de vue une attention particulière.
Le chapitre 4 porte sur la Révolution féministe des années 1969-1976, à certaines de
ses contradictions et surtout à l’effervescence théorique qui en a résulté visant à penser
l’oppression des femmes. Les concepts de patriarcat, de mode de production domestique, de
travail domestique, de travail productif et reproductif, d’articulation production -
reproduction et de division sexuelle du travail seront dégagés dans une première phase.
L’émergence des deux principaux concepts, celui de genre et de rapports sociaux de sexe sera
l’objet du chapitre 5. Dans les sciences sociales leurs définitions tendent à se rapprocher car
tous deux insistent sur le caractère construit et antagonique des rapports hommes-femmes,
même si le second insiste le plus souvent davantage que le premier sur le travail comme levier
de la domination et de l’émancipation, et surtout, sur la nécessaire articulation des rapports de
classe et de sexe. Enfin, le chapitre 6 dresse un bilan des changements majeurs qui sont
intervenus dans les rapports sociaux de sexe au cours des dernières décennies au sein des
sociétés occidentales, principalement à partir du cas français. Ces changements ont permis
aux femmes d’accéder à une plus grande autonomie, mais les freins de toute nature pèsent en
sens inverse : construction asymétrique des identités masculines et féminines, sexuation des
filières de formation et des emplois, travail domestique toujours massivement à la charge des
femmes, politiques contradictoires des Etats, etc.
En conclusion nous présenterons un plaidoyer en faveur de l’articulation des différents
rapports sociaux dans les recherches actuelles et à venir. Pour donner toute son intelligibilité à
chacun d’eux et pour rendre compte de la complexité du social il est indispensable de prendre
en compte l’ensemble de ces rapports entremêlés. Les différents niveaux, espaces ou champs
de la réalité sociale doivent être distingués car cette dernière ne se présente jamais de manière
univoque. La situation objective (du groupe considéré : classe sociale, sexe social, classe
d’âge ou génération, « race » ou ethnie », etc.) et la subjectivité (des membres des différents
groupes) sont à prendre en compte. Enfin, il est nécessaire d’inscrire ces rapports sociaux
dans le temps et dans l’espace. Car il s’agit aussi pour nous de se placer dans la perspective de
la transformation de ces rapports qui tous impliquent domination, discrimination,
stigmatisation et exploitation.