On entend trop souvent dire que la criminalisation du viol et donc sa répression sont des phénomènes récents. C’est inexact. Sans rompre sur ce point avec l’ancien régime, le code pénal de 1791 considérait le viol comme un crime et il était prévu de le sanctionner comme tel. Reste que les préjugés des juges et des jurys ne permettaient pas toujours que l’exercice de la justice soit une traduction fidèle de ce droit. La rareté des poursuites comme celle des condamnations, surtout quand le viol s’est déroulé dans un lieu privé, témoigne de la réticence des juges et des jurés à sanctionner un crime qui, à beaucoup, semblait bénin ou difficile à prouver.
Dans le code pénal de 1810, les violences sexuelles sont sévèrement punies : de 10 à 20 ans de réclusion lorsque la victime est une adulte et de 5 à 20 ans de travaux forcés si le viol ou l’attentat à la pudeur avec violence (lorsqu’il n’y a pas eu de pénétration) ont été commis sur un individu de moins de 15 ans, peine étendue à la perpétuité quand le coupable a autorité sur la victime ou a été aidé. Le code pénal de 1810, suivant celui de 1791, a transformé la nature juridique du viol qui n’est plus un péché de luxure. Or dans l’esprit du législateur de 1810, le droit n’a pas pour mission de réguler la sexualité, ce que le Code pénal modifie sensiblement en 1994. La justice est donc demeurée à distance des violences sexuelles considérées comme relevant de la sphère privée.
La criminalité sexuelle sur mineur a longtemps été considérée comme la variante aggravée des crimes commis sur adultes qui justifient simplement une sanction plus lourde. En 1832, le code pénal prend précocement en compte l’existence d’une contrainte non physique pour ce qui concerne les mineurs et crée une nouvelle infraction : l’attentat à la pudeur sans violence sur les moins de 11 ans, âge qui sera élevé à 13 ans en 1863 puis 15 en 1945. La loi de 1832 entend ainsi protéger les enfants de la sexualité des adultes. Cette invention témoigne aussi d’un changement de paradigme important : de délinquant potentiel, l’enfant devient pour le droit une victime potentielle. En outre, la loi de 1863, fait de la qualité d’ascendant un élément constitutif du crime ce qui est une manière d’introduire l’inceste dans le code, sans le nommer.
Faute d’une définition précise du viol comme d’une représentation unifiée de l’attentat à la pudeur et de la pudeur elle-même, la question de la violence était appelée à devenir rapidement une question centrale dans la réponse judiciaire, la notion de menace n’étant pas intégrée. Seule comptait la visibilité de la résistance physique. Concrètement, c’était aux juges et aux jurés, éclairés par la science des médecins légistes, qu’il revenait de définir précisément ces attentats aux mœurs et de les réprimer en conséquence. La répugnance des jurés à condamner oblige fréquemment les juges à déqualifier les accusations et à les transmettre aux tribunaux correctionnels ceci afin d’éviter un acquittement.
Les changements du XXᵉ siècle
Le premier apport de la loi du 23 décembre 1980, portée par un mouvement féministe qui entend criminaliser le viol, est de préciser ce que sont les infractions sexuelles en les redéfinissant. Considérant « l’aspect psychique de la meurtrissure infligée à la personne », le texte nouveau distingue « les actes de pénétration sexuelle » qui constituent désormais le crime de viol, des autres actes nommés « attentats à la pudeur » et qui ne sont passibles, sauf circonstances aggravantes, que de peines correctionnelles. La loi admet tous les types de pénétration sexuelle (anale, buccale), de même qu’elle reconnaît que l’auteur du crime peut être une femme, puisque l’intromission de corps étrangers est assimilée à n’importe quelle pénétration. L’introduction de la notion de « sévices », qui comporte une connotation sexuelle alors même que la qualification n’est pas précisée, montre bien quel pas a été franchi dans l’appréciation morale et sensible du crime. Le temps de la reconnaissance des victimes est venu. Mais l’éveil de cette préoccupation nouvelle met en lumière les contradictions qui opposent les exigences de défense des libertés et la nécessité d’une répression efficace.
L’entrée en vigueur du nouveau code pénal introduit une rupture terminologique : les infractions sexuelles remplacent les infractions aux mœurs, rompant ainsi avec une visée morale pour dire la crudité du sexe. Le régime des pénalités est toujours lourd : quinze ans de réclusion criminelle pour le viol, vingt ans lorsqu’il est commis sur un mineur. L’agression sexuelle qui concerne « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise » remplace l’attentat à la pudeur avec violence. Agression est donc le terme trouvé pour dire la violence sexuelle. Ce qui est gagné en précision du côté du dire de la violence, semble perdu quant au champ sémantique que dessinait l’attentat à la pudeur (délicatesse, décence, dignité, intimité, honneur, etc.), dépouillant l’appréciation du crime de sa dimension morale mais aussi sensible.
Plus généralement, c’est la protection de la dignité humaine qui s’affirme à l’occasion de la lutte contre les infractions sexuelles. Surgissant « aux confins de l’éthique et du droit, du soi et de l’altérité », ce concept philosophique a désormais trouvé sa place en droit. La violence sexuelle n’est plus cette offense faite à Dieu ou à la puissance paternelle mais confronte définitivement deux sujets, deux sujets de droit.
Cependant, le travail de la justice reste entravé par une difficulté et une crainte : sauf exception, la reconnaissance du viol suppose de croire la parole de la dénonciatrice, or, juges et procureurs semblent tétanisés, surtout depuis Outreau, par le risque d’erreur judiciaire.
Entre individualisme juridique et répression
Jusqu’à #MeToo, les modifications de la législation en la matière se sont faites pratiquement hors du regard de l’opinion publique. C’est pourquoi #MeToo, #balancetonporc sont le temps d’un nouveau basculement qui permet la prise en compte de cette criminalité, dans un cadre de mutations profondes de la tolérance sociale à l’égard du crime sexuel, en y intégrant la notion centrale de consentement. Non seulement le seuil des violences tolérées a bougé, mais la protection de l’intégrité des individus, fruit de l’individualisme juridique contemporain, est désormais au centre des représentations de la justice et du crime. Au XXIe siècle, l’individu exige la préservation de l’intégrité de son être moral, le respect de ses sentiments et de ses élans affectifs. Le meurtre physique ne représente plus, seul, le mal absolu qui, maintenant, prend les traits du « meurtre psychique ».
Depuis la fin du XXe siècle, les incriminations et les pénalités relatives aux infractions sexuelles font l’objet d’une réélaboration constante, confirmée par les lois postérieures à l’entrée en vigueur du code pénal de 1994. S’inscrivant dans la dynamique d’une extension du champ des comportements sanctionnés, la répression s’appuie sur la multiplication des incriminations du nouveau code pénal et l’aggravation des pénalités. La création du Fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), en 1998, celle du fichier des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS) en 2004 témoignent de l’attention nouvelle portée à cette criminalité. Par la multiplication des incriminations (l’inceste, dernier entré dans la liste des crimes en février 2010, puis à nouveau en mars 2014 et plus explicitement encore en avril 2021), le législateur a cherché à apporter une réponse répressive de plus en plus précise à ce type d’infractions.
Cette histoire d’un basculement culturel et sensible radical n’est pas achevée : en ce début du XXIe siècle, une double hypothèque continue de peser lourdement sur le traitement pénal des crimes sexuels : celle d’un masculinisme en pleine réaction ; celle du tout répressif au détriment d’une visée éducative. On peut y ajouter la difficulté à organiser une répression impliquant le recours à un droit d’exception, c’est-à-dire un régime juridique justifié par l’urgence et les circonstances - en l’espèce par la domination masculine. De ce point de vue les revendications qui visent à rendre imprescriptibles les crimes sexuels, si elles étaient satisfaites, constitueraient un tournant radical au sein du droit français.
Anne-Claude Ambroise-Rendu, Professeur d’histoire contemporaine, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
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