L’indignation face à la mauvaise foi, face à l’injustice, est un droit, une conquête de la liberté humaine. Lorsque mauvaise foi et injustice mettent en péril la cohésion de l’ensemble de la société dans laquelle on vit, elle est un devoir.
Comment ne pas être indigné face à l’offensive de ce lobby post-colonial ?
Comment ne pas être étourdi en lisant, sous la plume d’hommes politiques, d’intellectuels, les sempiternelles justifications de la colonisation par le nombre de kilomètres de routes, par le nombre d’élèves scolarisés… Etourdi, car cette prose, oui, exactement la même, je la rencontre, nous la rencontrons, chaque jour, dans les Archives, dans la presse d’antan, dans les écrits-plaidoyers des tenants de la colonisation, de 1830 à 1962. En ce sens, la qualification de réactionnaire, à l’encontre de cette offensive, n’est nullement polémique : être réactionnaire, en vocabulaire politique, signifie prôner le retour à des valeurs du passé. L’historien des idées qui pénètre dans la galaxie révisionniste / négationniste a l’étrange impression de lire des textes vieux de quarante ans, voire d’un siècle ou plus. Ces hommes sont des pithécanthropes de la pensée. Et ils sont tout à la fois nos contemporains. Un peu comme si Yves Coppens pouvait dialoguer, ou au besoin polémiquer, avec Lucy.
Comment ne pas éprouver un sentiment de rage en voyant la bêtise au front de taureau, naguère transpercée de flèches par Mauriac, renaître de ses cendres et revenir parader à l’Assemblée nationale ?
Indignation, oui. Et c’est même le terme minimal.
Indignation sur deux registres, même s’ils se mêlent de façon inextricable.
En tant que chercheur et historien…
… je trouve absolument, définitivement, inadmissible que le politique, quel qu’il soit, décrète la vérité, puis me demande d’obtempérer (le défunt article 4 de la loi de février 2005) ou, version douce, mais dans le même esprit, d’illustrer par des exemples érudits – mais choisis – la vérité décrétée. A-t-on assez, dans le passé, et à juste titre, dénoncé la façon d’écrire l’histoire en Union soviétique ou, plus généralement, dans le monde communiste ! Les derniers staliniens, outre la Corée du Nord, se seraient-ils réfugiés au groupe parlementaire UMP ?
Et que devrais-je écrire sous la dictée ? Que le « bilan » du système colonial a été « positif » ! Non. Ni l’un, ni l’autre, mon adjudant. Ni « bilan », ni « positif ».
Ni « bilan »…
Est-ce bien utile de le démontrer ? Le « bilan » est une notion creuse, en tout cas irrecevable en Histoire. Notre discipline n’est pas un tribunal où les plus et les moins seraient mis sur deux plateaux d’une balance. L’historien n’est ni un juge qui aurait comme fonction d’accumuler des preuves accablantes, ni un avocat, payé pour chercher à parer les coups, emporter l’adhésion de jurés (au fait, choisis par qui ?) ; l’historien devrait être, doit être, est (dans l’immense majorité des cas) un observateur attentif, recueillant, sélectionnant, hiérarchisant, classant, comparant des éléments de la réalité d’une tranche du passé pour mieux (tenter de) la comprendre et, si possible, de l’expliquer.
Ni « positif »…
Ce qui ne signifie évidemment pas que l’historien n’a pas le droit d’émettre, une fois ce travail de défrichage effectué, une fois tous les éléments de la réalité étudiés et soupesés, une opinion. Cela s’appelle une conclusion. Sur le colonialisme, voici la mienne. Elle n’a d’ailleurs rien de bien original. Césaire, il y a plus d’un demi-siècle [1], avait déjà écrit tout cela mieux que moi, mieux que nous tous (même si on ne doit pas confondre le ton, forcément, polémique, d’un pamphlet écrit en pleine lutte contre le colonialisme, et un essai historique serein [2] ; en ce qui me concerne, je garde du livre de Césaire l’essentiel, la dénonciation ; le reste, vocabulaire, polémiques propres à une époque manichéenne, est scories).
La faute essentielle de la colonisation a été d’avoir interrompu des processus historiques de peuples qui n’avaient rien demandé, au nom de valeurs qui n’étaient pas les leurs.
Imposant par la force une présence refusée par des peuples entiers, le colonialisme a été, inéluctablement, amené à « briser l’échine à d’autres civilisations », selon la forte formule d’Aimé Césaire, moins évoluées technique-ment, sans doute, mais porteuses de mille richesses écloses ou potentielles.
Tout le reste est conséquence (s).
Conséquence, la négation des existences nationales – affirmées ou en gestation – de ces pays. Conséquence, la négation des civilisations de ces contrées. Conséquence, la négation de l’humanité même des individus qui les habitaient. Ni patriotes, ni civilisés, ni hommes, cela fait beaucoup.
Que croyez-vous que firent les peuples ainsi conquis, ainsi niés, ainsi méprisés ? Ils résistèrent. Et la réponse à cette réponse fut, tout naturellement, la répression. D’où la violence qui a toujours, avec des degrés variés, accompagné le système. L’un des textes les plus accusateurs de l’histoire des idées, en matière coloniale, n’a pas été écrit par une brute militaire, ni par un raciste primaire. Nous l’avons trouvé sous la plume d’un brave homme, un Républicain, un rationaliste, rédacteur à L’Humanité socialiste d’avant 1914, concepteur dans les années 20 de la notion de « mentalité pré-logique », Lucien Lévy-Bruhl : « Les sociétés primitives, en général, se montrent hostiles à tout ce qui vient du dehors, écrit-il en 1922 (...). Il faut que les changements, même si ce sont incontestablement des progrès, leur soient imposés. Si elles demeurent libres de les accueillir ou de les rejeter, leur choix n’est pas douteux (…). Dès lors, les rapports qui nous paraissent le plus naturel et le plus inoffensif entre les sociétés humaines risquent d’exposer le groupe à des dangers mal définis et d’autant plus redoutables... De là, chez les primitifs, des signes de crainte et de défiance que les Blancs interprètent souvent comme de l’hostilité, puis du sang versé, des représailles et parfois l’extermination du groupe » [3]. Vous avez bien lu : extermination. Encore un mot qui a fait débat ces temps-ci [4]. Non pas, chez Lévy-Bruhl, calcul froidement décidé, au nom d’une idéologie niant le droit à l’existence des indigènes, mais conséquence, fruit de l’incompréhension radicale des causes de leur résistance.
Violence extrême : le colonialisme pèse son poids de morts.
Les enfumades de la conquête de l’Algérie, les colonnes sanglantes de celle du Tonkin, l’utilisation de l’aviation contre des populations civiles dès 1914 (au Maroc)… détails ? Le napalm sur la terre vietnamienne dès 1951 (avant les Américains !), puis sur la terre algérienne… passé en pertes et profits ? Poulo-Condore, Haiphong, le Rif, Sétif, la Casbah d’Alger, Madagascar, Bizerte, Ouvéa… lieux oubliés ? Et la torture par l’électricité, utilisée sous les cieux tropicaux par des mains françaises sur de pauvres corps indigènes, plusieurs décennies avant la bataille d’Alger, par exemple dans les locaux de la Sûreté à Saigon… épiphénomènes ? Et la guillotine, dressée un peu partout, comme une ombre sanglante sur le drapeau tricolore… calomnie ? Relisons Hugo : « L’autre jour, à Alger, – nous entrions dans ce mois d’octobre qui est si beau quand il est beau – le soleil se couchait splendidement. Le ciel était bleu ; l’air était tiède ; la brise caressait le flot, le flot caressait la rive (…). Un bateau à vapeur, qui venait de France, et qui portait un nom charmant, le “Ramier“, était amarré au môle ; la cheminée fumait doucement, faisant un petit nuage capricieux dans tout cet azur, et de loin on eût dit le narguilé colossal du géant Spahan. Tout cet ensemble était grand, charmant et pur ; pourtant ce n’était point ce que regardait un groupe nombreux, hommes, femmes, arabes, juifs, européens, accourus et amassés autour du bateau à vapeur. Des calfats et des matelots allaient et venaient du bateau à terre, débarquant des colis sur lesquels étaient fixés tous les regards de la foule. Sur le débarcadère, des douaniers ouvraient les colis, et, à travers les ais des caisses entrebâillées, dans la paille à demi écartée, sous les toiles d’emballage, on distinguait des objets étranges, deux longues solives peintes en rouge, une échelle peinte en rouge, un panier peint en rouge, une lourde traverse peinte en rouge dans laquelle semblait emboîtée par un de ses côtés une lame épaisse et énorme de forme triangulaire. Spectacle autrement attirant, en effet, que le palmier, l’aloès, le figuier et le lentisque, que le soleil et que les collines, que la mer et que le ciel : c’était la civilisation qui arrivait à Alger sous la forme d’une guillotine. » [5]. Le premier guillotiné de l’histoire de l’Algérie colonisée s’appelait Abdelkader ben Zelouf ben Dahman. Il fut exécuté à Bab-el-Oued le 16 février 1843. Le dernier s’appelait Mostefa Oïs. Sa tête tomba le 12 août 1959. Cent-seize années de civilisation supérieure.
A cette violence radicale s’est ajoutée la petite violence, celle du quotidien.
Elle s’exprimait par le vocabulaire blessant – bicots, négros et autres nha-qués – ; par la négation jusque dans les mots de la nationalité – pendant plus d’un siècle, les habitants majoritaires de l’Algérie n’ont jamais été appelés Algériens (nom alors réservé aux Européens, les autres étant les Musulmans, quand ce n’était pas les Français de souche nord-africaine), ceux du Vietnam ne pouvaient se dire Vietnamiens (ils étaient Annamites, Cochinchinois ou Tonkinois) – ; par le tutoiement, les claques et autres coups de pieds aux fesses aux boys maladroits, les coups de chicotte aux coolies feignants. Qu’on y prenne garde : cette quotidienneté de la blessure d’amour-propre a sans doute pesé tout autant, dans la révolte des colonisés, que les grandes vagues de répression. Humiliation, colère ravalée, notions centrales de la vie des colonisés. « Voici, écrit en 1954 Mgr Duval dans une Circulaire aux prêtres du diocèse d’Alger, la confidence que me fit, en avril dernier, un travailleur nord-africain à Paris : “Ce qui nous est le plus pénible, ce n’est pas d’avoir faim, c’est d’être méprisés…“ » [6]. Andrée Viollis demandait en 1939 à un nationaliste tunisien s’il croyait vraiment que son pays, naguère, était un paradis. Réponse : « Ce n’est pas le paradis, c’est notre pays perdu que nous regrettons ». Elle insista : les Français partis, vivriez-vous mieux ? Son interlocuteur eut alors cette image : « Notre peuple préfère la matraque d’un spahi de sa race aux injonctions d’un gendarme français » [7]. Rien de bien exaltant. On est, c’est sûr, bien loin des envolées lyriques de l’ère de la décolonisation. Mais cette petite phrase en dit plus sur le processus que bien des Manuels.
On nous jette au visage, pour tenter de justifier le « bilan », les routes, les hôpitaux, les écoles… On rappelle les instituteurs vivant presque comme les fellahs au bled, les médecins désintéressés des dispensaires (ah ! Pierre Fresnay campant Schweitzer dans le cinéma noir et blanc de notre enfance !), les religieuses soignant les lépreux, Yersin [8], le découvreur du bacille de la peste, vivant jusqu’à son dernier souffle parmi les paysans d’Annam, Brazza passant dans chaque village africain (Touchez ce drapeau, et vous serez des hommes libres !), Pavie parti à la conquête des cœurs laotiens... Un certain anticolonialisme a peut-être, et même certainement, naguère, eu la tentation de nier tout cela en bloc. Ce n’était ni humain, ni scientifique, ni convaincant.
Oui, la France a construit des routes, des voies de chemin de fer… mais si l’on se place du point de vue du colonisé, et non plus du colonisateur, on constate que l’éclairage est sensiblement différent. Les concepteurs, les cadres, les techniciens, étaient bien français. Mais la main- d’œuvre ? Qui souffrait, qui, trop souvent, mourait, durant ces interminables chantiers où le recours au travail forcé était pratique courante, institutionnalisée ? Quel bilan, même hypothétiquement positif, pourrait effacer les effroyables hécatombes des construc-tions de voies ferrées, tel le fameux Congo-Océan ? Les grands observateurs Albert Londres, André Gide et Georges Simenon, dans des reportages qui firent sensation, citèrent des estimations, jamais démenties, qui donnaient la nausée. La plupart des historiens avancent, de fait, le chiffre de 20.000 morts pour ce seul Congo-Océan [9]. Les indigènes n’avaient-ils pas le droit, après cela, de revendiquer comme leurs des équipements qu’ils avaient payés de tant de sueur, de tant de sang ?
Oui, la France a mis en place des infrastructures bien plus modernes que celles des pays conquis… mais c’étaient les indigènes qui en supportaient le coût ! Les tenants du « bilan positif » oseront-ils ressortir les budgets de l’Indochine coloniale, où certaines années plus de la moitié des recettes était couverte par les régies du sel, de l’opium et de l’alcool ? Cela signifie, concrètement, que les administrateurs obligeaient chaque province, chaque district, chaque village à acheter du sel (comme au bon temps médiéval de la gabelle), de la drogue et de l’alcool de riz à l’Etat ou à ses concessionnaires ! Le vieux ministre radical Justin Godart, envoyé en mission en Indochine par le Front populaire, notait, amer : « Le drapeau tricolore (…), flott[e] en permanence comme enseigne à la porte des débits d’opium et d’alcool. Ce dérisoire pavoisement est pénible pour les Français et n’est point pour inspirer aux Indochinois le respect de nos couleurs » [10].
Oui, l’admirable dévouement des médecins coloniaux, des pasteuriens, des religieuses, a fait souvent reculer les maladies… mais le tableau global est tout de même loin d’être enthousiasmant. En Tunisie, sept hôpitaux ont été construits en soixante-dix ans de colonisation. Il y a un lit d’hôpital ou de dispensaire pour 10.000 habitants, soit une proportion cent fois inférieure à celle de la métropole. En Algérie, en 1956 encore, il y a un médecin pour 5.250 habitants (en France : un pour 1.000). Mais 70 % des généralistes sont regroupés à Alger et dans les grandes villes, où vit pour l’essentiel la population européenne. Dans les zones rurales, la proportion descend à un médecin pour 14.000 habitants. En 1946, dans toute l’AOF, il y a huit hôpitaux, en AEF, six. Comment ne pas souligner le gouffre entre la propagande – les photos des hôpitaux dans L’Illustration – et la réalité – l’impossibilité pratique, pour la masse des colonisés, d’accéder réellement aux soins – ?
Oui, des centaines de milliers d’enfants et d’adolescents ont été scolarisés… mais des millions d’autres restaient analphabètes, dans les années 60 encore. A l’apogée, il y a, très exactement, 21.439 établissements scolaires pour tout l’Empire. Mais, si l’on calcule bien, il y a de l’ordre de 25 millions d’enfants d’âge scolaire. Dans l’immense AOF, par exemple, il y a 528 établissements, accueillant 70.176 élèves, pour une population scolarisable de 3 millions d’enfants ; en Indochine, 582.478 enfants accueillis pour un total de 8 à 9 millions. Partout, de ce fait, l’analphabétisme est un phénomène de masse. En 1948 encore, en Algérie, départements français, 92,4 % des jeunes musulmans de10 à 14 ans sont illettrés (il est vrai qu’un gros effort sera fait entre 1954 et 1962 ; mais si tard !). Et l’Algérie n’est pas un cas isolé. Dans tout l’Empire la proportion de 90 % d’illettrés est approchée ou dépassée. Nous attendons d’éventuels contradicteurs de pied ferme.
Et puis, ne nous voilons pas la face : c’est parce que le système en avait besoin qu’il a construit – ou plutôt, on vient de le voir, fait construire – des infrastructures. C’est parce qu’il avait besoin de main d’œuvre qu’il a soigné beaucoup d’indigènes. C’est parce qu’il avait besoin d’un encadrement – local et subalterne – qu’il en a scolarisé certains. Albert Sarraut avait écrit là dessus des pages d’une totale candeur, dès 1923. Le titre de son essai : La mise en valeur des colonies françaises [11]. Récemment, des militants, sans doute bien intentionnés, ont reproché au dictionnaire Petit Robert d’avoir repris cette formule, signe selon eux d’un esprit colonialiste rentré. Mauvais procès d’intention. Car il est inutile de nier qu’il y a eu une certaine mise en valeur. Mais la bonne question à poser est : pour qui ? Tout système cherche la rentabilité, et il n’y a là rien de critiquable. A condition de ne pas parer, soixante-dix ans plus tard, ces calculs économiques du voile du désintéressement philanthropique !
Oui, la France a amélioré le sort de nombreux indigènes. Il faut raison garder, et se tenir à distance tant de la propagande coloniale que de l’anticolonialisme militant de naguère qui, devant rendre coup pour coup, procédait par raccourcis tout aussi systématiques que ceux du camp adverse. Il est probable que certains colonisés ont mieux vécu pendant la présence française qu’avant. Après tout, c’est bien le moins, en un siècle – un peu plus, un peu moins, selon les colonies – de présence. En métropole, les ouvriers, les paysans vivaient mieux, eux aussi, en 1960 qu’en 1830… Une partie de la population indigène a même pu tirer profit, du côtoiement des Blancs, largement (collaborateurs économiques) ou petitement (boyeries souvent imposantes, petits boulots, petits commerces…). Une autre partie, connaissant le salariat industriel ou rural, a pu obtenir une certaine stabilisation du niveau de vie, même modeste.
Cependant, le drame, le scandale du colonialisme sautent aux yeux dès que l’on compare le revenu moyen (avec toutes les précautions nécessaires à l’utilisation de cette notion) de l’Européen et du colonisé. Toutes les études font apparaître des disparités criantes entre les conquérants et les conquis. En 1954, un Européen vivant et travaillant dans les campagnes d’Algérie gagne, en moyenne, Il.000 francs ; un musulman, 500 francs... Même les ouvriers européens sont, aux yeux de leurs compagnons de travail indigènes des privilégiés (ce qui ne manque pas d’occasionner des fêlures gravissimes au sein de la classe ouvriè-re). Un ouvrier pied-noir gagne, dans les années cinquante, 6.000 francs en moyenne ; un musulman, 1.500 francs. Sur 198.000 salariés européens de l’industrie algérienne, il y a 163.000 cadres, techniciens et ouvriers qualifiés et seulement 7.000 manœuvres ; sur 266.000 salariés musulmans, 141.000 manœuvres…
Tout, donc, séparait ces deux mondes. Les uns vivaient dans des quartiers salubres, avec un confort certes inégal (la légende des coloniaux uniformément riches est morte depuis longtemps), mais toujours supérieur à celui des ruelles sombres des quartiers indigènes ou des infâmes bidonvilles des périphéries des cités. Les uns envoyaient leurs enfants à l’école, les autres envoyaient le plus souvent leur progéniture chercher à travailler dès huit ou dix ans.
Quant à la masse…
D’immenses poches de misère ont subsisté, partout, toujours. Que l’on relise les pages de quelques témoins ou observateurs de tout premier plan, non hostiles par principe au colonialisme, et l’on est irrésistiblement amené à penser aux paysans mangeurs de terre des campagnes de la France de Louis XIV. Roland Dorgelès pour l’Indochine : « Transportez sur les bords des mers de Chine une bourgade française du XIII è siècle et creusez-y une mine : vous avez Hongay » [12]. Lucien Febvre pour le Maroc : « La condition des indigènes est sans doute beaucoup plus proche de la condition des paysans français du Haut Moyen-âge que de la condition des paysans français en 1935 » [13]. Albert Londres, toujours lui, pour l’Afrique noire : « Ils se traînent le long de la voie comme des fantômes nostalgiques. Les cris, les calottes, ne les raniment pas. On croirait que, rêvant à leur lointain Oubangui, ils cherchent en tâtonnant l’entrée d’un cimetière. Ils maigrissent, se dessèchent, perdent la raison et s’affaissent » [14]. Albert Camus pour la Kabylie : « Je crois pouvoir affirmer que 50 % au moins de la population se nourrissent d’herbes et de racines et attendent pour le reste la charité administrative sous forme de distribution de grains » [15]. Et la lèpre des bidonvilles, nés, quelle gloire, sur la terre maghrébine [16], avant d’envahir l’Empire tout entier, puis la métropole ? Et la clochardisation du peuple algérien, dénoncée par Germaine Tillion [17] ?
Qu’on ne compte pas sur nous, aujourd’hui, pour dire, bêtement, que tous les Français, outre-mer, furent des brutes coloniales, des racistes, des exploiteurs enrichis. Ne serait-ce que par respect pour la mémoire d’Ismaÿl Urbain, d’Etienne Dinet, d’Isabelle Eberhardt, de Jules Boissière, de Paul Monet, de Maurice Leenhardt, de Jean Sénac, d’André Malraux, d’Albert Camus, d’Albert Memmi, d’André Mandouze, de Fernand Iveton, de Maurice Audin… et des anonymes, des dizaines de milliers sans doute, qui allèrent vers l’Autre, le défendirent et parfois partagèrent son combat.
Mais sans oublier non plus qu’ils furent toujours minoritaires, qu’ils furent parfois, souvent, traités par leurs concitoyens au mieux de naïfs (on disait : indigénophiles avec une moue de mépris), au pire de traîtres… Le Français qui, dans le monde colonial, ne se coulait pas dans le moule de la hiérarchie des relations raciales, rompait de fait avec son milieu.
Le colonialisme a évidemment eu ses humanistes – ou, plus exactement, il y eut des humanistes au sein du système – mais il était essentiellement, terriblement, un anti-humanisme pratique !
« En sorte, concluait Césaire, qu’il est permis de dire que la colonisation a fait reculer la civilisation au lieu de la faire avancer ».
« Bilan » ? Mais il a déjà été fourni par les principaux intéressés, les peuples colonisés. Un récit des conquêtes, puis des différentes phases de l’histoire du colonialisme, montrerait que les peuples, écrasés par la force mécanique supérieure de l’Europe, n’ont jamais renoncé à leur idéal patriotique, malgré, parfois, les apparences de la Paix française. Et, lorsque, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la vulnérabilité de la métropole est apparue aux yeux de tous, la tempête s’est levée, emportant tout l’édifice. Les meilleurs juges, faisant fi des statistiques, ignorant les plaidoyers passionnés, avaient tranché : aux armes de la critique, ils avaient substitué la critique des armes, ils s’étaient engouffrés dans la première brèche que l’histoire offrait : ils avaient condamné le colonialisme au nom de valeurs bien supérieures, l’indépendance nationale, la volonté de choisir ensemble, entre compatriotes, les formes d’organisation de leurs sociétés. Tant il est vrai que, comme l’écrivait Renan, « le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir » [18].
En tant que citoyen…
… je constate combien la morgue de la droite française alimente les tensions, les haines, combien les réactions timides de la gauche, m’ont semblé bien en deçà des enjeux [19].
Commençons cet ultime développement par une réflexion sur le destin inattendu d’une chanson, d’une simple ritournelle : le fameux Chant des Africains [20] :
Après sa sortie sur les « sous-hommes », le triste pitre de Septimanie fut interpellé (quand même !) par quelques élus du Conseil régional qu’il présidait. Que croyez-vous que fit Frêche ? Il chanta :
« C’est nous les Africains
Qui arrivons de loin
Nous v’nons des colonies
Pour sauver le pays. »
Ce faisant, il croyait peut-être faire de l’humour. Il ne fit qu’étaler son ignorance crasse de l’histoire coloniale. Les Africains, dans la chanson, ce sont bel et bien les soldats indigènes, ce ne sont pas les Européens du Maghreb. On le voit bien dans le film récent Indigènes. Ce n’est que par effraction que les nostalgériques, ensuite, ont repris l’hymne. Terres volées naguère, mémoire violentée aujourd’hui, décidément, les colonialistes sont fidèles à eux-mêmes… Mais savent-ils, ces analphabètes, comment se termine ce chant ? Nous allons le leur rappeler :
« Et quand finira la guerre
Nous rentrerons dans nos gourbis
Le cœur joyeux et l’âme fière
D’avoir défendu le pays »
Oui, c’était cela, le message de la France coloniale à ceux qui avaient défendu une patrie qui n’était pas la leur : merci les indigènes, enterrez vos morts, soignez vos plaies, mais disparaissez du paysage, rentrez vite dans vos gourbis et fermez-la ; s’il y a une nouvelle guerre – sait-on jamais – on pensera de nouveau à vous.
Les jeunes des banlieues, les beurs, les blacks ne veulent plus rentrer dans leurs gourbis (aujourd’hui : leurs HLM), ils ne veulent pas la fermer. Ils ont trop vu leurs pères souffrir, à l’image de ce chibani aux épaules voûtées des dernières images d’Indigènes.
Cette époque est définitivement révolue. Ils ne rentreront pas, car ils ne sont pas immigrés ! Ils sont Français ! Que cela plaise ou non, leur chez eux est un chez nous.
Réfléchissons. Essayons d’entrer un instant dans la peau de citoyens français qui s’appellent Mohamed ou Diallo, qui, à chaque instant, sont rappelés à leur condition de fils de colonisés. Courant 2005, la droite française a accumulé les références, implicites ou explicites, au passé colonial.
Au printemps, un Parlement donne des leçons d’Histoire et exalte les « aspects positifs » de la colonisation. Pis : demande qu’on lui emboîte le pas. Exécution !
A l’été, un ministre, au cœur des 4.000 de La Courneuve, dit qu’il va passer la cité colorée « au Karcher » [21]. Quel message envoie-t-il aux habitants, si ce n’est : on va re-blanchir tout ça ?
A l’automne, un gouvernement, pour (tenter de) résoudre une crise (dite des banlieues) où la majorité des révoltés étaient basanés et la majorité des policiers blancs, ressort une loi votée lors de la guerre d’Algérie.
Ce n’est pas possible d’être aussi…
… aussi quoi ? Provocateur ? Maladroit ? Aveugle ? Bardé de certitudes ?
En la matière, il ne peut y avoir que deux alternatives : soit les messages étaient volontairement blessants, et cela s’appelle de la provocation. Soit le subconscient de certains hommes politiques leur a dicté ces mots et ces actes, et cela s’appelle de la morgue. On ne se débarrasse pas si facilement de notions intériorisées depuis des générations. Chassez le culturel, il revient au galop.
Et qui voit-on à la manœuvre ? Sarkozy – la police –, Alliot-Marie – l’armée – et Philippe Douste-Blazy – la diplomatie –… le bâton, le sabre et le verbe hors de France (par bonheur, le goupillon ne s’en est pas mêlé [22]). Car, même s’ils se sont fait discrets depuis, ces deux derniers ministres ont parrainé la loi de février 2005 [23]. On peut souhaiter à MAM bien du plaisir si elle doit un jour justifier cette loi auprès d’un ministre vietnamien, dont le grand-père, napalmisé par l’armée française, gît peut-être au cimetière de Vinh Yen. On aimerait de même être une petite souris pour entendre l’argumentaire de PDB, lorsqu’il rencontrera son collègue algérien, peut-être fils d’un gégénisé de la bataille d’Alger. Mais son sens de la répartie est bien connu…
Alors, période post-coloniale ? Fracture coloniale ? Maintien, ou résurgence, de l’indigénat ? Ces formules me paraissent abruptes et non adaptées à leur objet, la société française d’aujourd’hui. A mon avis, les indigènes de la République, dont je n’ai pas signé l’Appel, les concepteurs de la notion de Fracture coloniale [24], dont je partage par ailleurs bien des idées, se trompent – ou, soyons justes et prudents, permettent par des formules ambiguës que d’autres se trompent en les écoutant et en les lisant – lorsqu’ils assimilent la France de ce début de siècle avec le mauvais temps des colonies. Le ressenti d’une partie de la population et les analyses des spécialistes ne peuvent se confondre en un seul concept. Pour qui connut, par expérience (les vrais indigènes de naguère), pour qui connaît, par recherches livresques ce qu’était la vie quotidienne en ce temps-là, la comparaison paraîtra déplacée. L’indigène, le bicot, le négro, le nha-qué, ne pétitionnaient pas, ils ne défilaient pas dans la rue. Lorsqu’ils essayaient malgré tout de le faire, ils laissaient des morts, sur la chaussée… ou dans la Seine.
Par ailleurs, reproche a été fait à ces notions d’ignorer une dimension de classe. Je ne partage pas cette critique : les auteurs de la Fracture coloniale écrivent explicitement que les enfants issus de l’immigration sont également, avant tout, victimes de discriminations sociales. L’enquête de terrain menée à Toulouse est de ce point de vue éclairante. Peut-être nos collègues auraient-ils dû abandonner leur titre, accrocheur mais réducteur, au bénéfice de leur sous titre : La société française au prisme de l’héritage colonial ?
Ces choses étant dites, il est un point commun entre l’avant et l’après colonisation : le mépris, dont nous avons déjà parlé. Car aucun argumentaire serré n’empêchera que la formule Indigènes de la République reflète la façon dont ces centaines de milliers de jeunes vivent la crise. Personne, hors les cercles d’extrême droite, n’osera les traiter vraiment, au premier degré, d’indigènes.
Mais ils se sentent indigènes. C’est tout de même un sacré problème.
Philippe Bernard écrit excellemment, dans un récent éditorial du Monde : « Il serait temps que les réalités de ce qu’il est convenu d’appeler l’intégration des enfants d’immigrés dans la France contemporaine soient analysées par les responsables politiques autrement qu’à travers un prisme qui reste de fait colonial. Au lieu de ressasser le refrain sur l’échec de l’intégration comme s’il s’agissait d’agglomérer des peuplades étrangères à une France immuable, les élus pourraient tirer les conséquences du caractère essentiellement social, économique et urbain de l’exclusion dont ils souffrent. Or le discours et les actes de l’acteur ultra-dominant sur ce terrain qu’est M. Sarkozy ne font que conforter les intéressés dans la conviction confuse mais résolue qu’ils restent considérés comme des indigènes. Des citoyens de papier qu’il est possible de reléguer, de contrôler, de provoquer et de tutoyer à loisir, des importuns à “nettoyer“ d’urgence au Karcher. De tels messages “sécuritaires“, nolens volens, convoquent les clichés coloniaux dans l’imaginaire populaire. La rhétorique assimilant les banlieues à de nouveaux territoires à “nettoyer“ comme jadis le djebel fait le lit de l’extrême droite. Chez les jeunes issus de l’immigration, il renforce un processus de victimisation autodestructeur. » [25]
Un quelconque député UMP a déclaré, pour se dédouaner, que les jeunes des banlieues ne liraient pas les textes réhabilitant le colonialisme. Sous-entendu n° 1 : savent-ils seulement lire ? Sous-entendu n° 2 : ils font bien autre chose de leur vie, traîner dans les cages d’escalier ou brûler des voitures. Pourquoi se gêner ? Eternelle morgue des nantis ! Plus grave, incapacité de comprendre un non-dit, peut-être même un non-(rationnellement)-pensé, mais un intensément… vécu : justement, le refus de ce mépris.
Ces jeunes ne lisent sans doute pas beaucoup, c’est vrai. Mais ils observent, ils écoutent, ils comprennent. S’ils exècrent une certaine France, ce n’est pas, comme l’affirme de mornes penseurs, par on ne sait quel instinct inné.
La fonction d’un intellectuel n’est pas – ou pas seulement, pas principalement – de décrire le Comment ; c’est d’éclairer le Pourquoi. Thématique intéressante, mais trop dérangeante. Pourquoi, donc, une partie des Français ne se sentent-ils pas… Français ? Voilà une bonne et belle vraie question qui vaudrait la peine de faire marcher les méninges.
C’est…
…parce qu’ils savent, plus ou moins confusément, que ce pays n’a toujours pas réglé la question du racisme. Et que le racisme à la française a planté ses racines – entre autres, mais surtout – dans notre histoire coloniale. Les gamins de naguère qui s’esclaffaient devant le tirailleur Y’a bon Banania, les Français moyens qui visitaient l’Expo de Vincennes et se faisaient de fausses peurs avec les Canaques anthropophages, les colons qui vivaient sous les tropiques et qui bottaient de temps à autre le cul des indigènes, les soldats qui ont fait les colonies, de la conquête d’Alger à la bataille d’Alger, étaient sans doute de braves gens qui n’auraient pas fait, par ailleurs, de mal à une mouche. Pas à une mouche, mais à un indigène, si. Ils étaient racistes. Pas toujours agressifs. Pas souvent violents. Rarement même criminels. Mais racistes, ça, oui.
… parce que le pays dans lequel ils vivent a recruté leurs arrière-grands-parents pour combattre en 1914, reconstruire après 1918… puis les a renvoyés dans leurs gourbis… qu’il recruté leurs grands-parents pour combattre en 1939, reconstruire après 1945… puis leur a fait prendre le même chemin, voire les a massacrés dans la région de Sétif… qu’il a recruté leurs parents, dans les années 60, pour construire des maisons qu’ils ne pouvaient habiter, fabriquer des voitures qu’ils ne pouvaient conduire…
… parce que les enfants de ritals, les enfants de polaks, d’espingouins ou de portos n’ont pas à faire sans cesse la preuve qu’ils sont intégrés, qu’ils sont Français [26]. Eux, si. Et leurs enfants, plus tard, aussi, si nous n’agissons pas. Y aura-t-il en 2030 des immigrés de troisième, en 2060 de quatrième générations ? Quand la tache – non : la tare – s’effacera-t-elle ?
…parce que le pays dans lequel ils vivent les traite différemment, leur impose un taux de chômage double de celui des autres jeunes Français. C’est parce que Mohamed, habitant du Val Fourré, à Mantes-la-Jolie, a six fois moins de chance d’obtenir un entretien d’embauche que Jean-Pierre, domicilié à Paris. Cet exemple n’est pas pris au hasard. Il a été constaté par l’Observatoire nationale des Zones urbaines sensibles en novembre 2005 [27]. Six fois ! Et même pas pour l’obtention d’un emploi : pour un simple entretien d’embauche !
S’ils sifflent La Marseillaise, c’est que le vécu de trois ou quatre générations, entassé comme par strates successives, arrive désormais à fleur de cœur, à fleur de peau, à fleur de lèvres : et si ce « sang impur » dénoncé par l’hymne national était le leur ?
Dans ces conditions, les initiatives et déclarations qui se sont succédées depuis deux ou trois ans sont, nous pesons nos mots, au mieux le fait d’irresponsables, au pire celui d’agresseurs. Dans les deux cas, c’est un signe qui dépasse de loin la simple indignation des historiens.
C’est l’unité de la France, c’est-à-dire son avenir, ni plus, ni moins, qui est en cause.
Il y a quelques années, une somme fort savante sur l’histoire de l’immigration avait pris pour titre La mosaïque France [28]. Une mosaïque, c’est la réunion de milliers de petits éclats qui forment, chacun gardant sa couleur, sa brillance, sa taille, sa forme, un ensemble signifiant. Belle image. Que l’on prenne bien garde que ces éclats ne finissent par vivre séparément. Et donc que le tableau global perde tout sens.
C’est pourquoi, à la réflexion, c’est bien en tant qu’habitant de ce pays que je me sens le plus déterminé à dénoncer ce retour de la bonne conscience coloniale. En tant que chercheur, je peux toujours répondre, et je ne m’en prive pas : Cause toujours ! En tant que citoyen, soucieux de l’unité du pays, je crie : Casse-cou !
Mais, plutôt que de finir sur une note pessimiste, c’est à un jeune auteur, directement concerné par tous les questionnements de ce livre, que je veux laisser la parole. Il s’appelle Ahmed Djouder et vient de publier un livre au titre symbolique : Désintégration [29] : « La France, en tant que personne morale, a un honneur à sauver qui doit passer par une reconnaissance de ses oublis et manquements et rectifier le tir. Comment ? En changeant de regard sur nous. En portant sur nous un regard positif et tendre. Un regard positif et tendre. C’est tout. Vous verrez, la France, ce sera le paradis. » [30]
Inch’ Allah !