Le visage d’une femme nous fait face. Elle a choisi de le montrer. Elle veut qu’on dise son nom : Gisèle Pelicot. Elle se dresse face à cinquante et un hommes dans le box des accusés de la cour criminelle du Vaucluse. L’affaire dite de Mazan est un procès hors norme. Celui d’un mari qui a drogué sa femme et l’a livrée, inconsciente, à des dizaines d’hommes pendant dix ans.
« Je le fais au nom de toutes ces femmes qui peuvent subir cela », a-t-elle dit à la barre.
Les audiences vont s’étaler sur quatre mois et c’est un jury qui rendra son verdict. Mais l’émotion suscitée par le geste de Gisèle Pelicot est déjà immense. Un rassemblement de soutien est prévu à Paris samedi 14 septembre. Les tribunes de militantes féministes pleuvent. La presse internationale suit le procès quotidiennement.
Sur les plateaux de télévision, dans nos familles ou devant la machine à café, l’indignation transpire. Comment une telle affaire est-elle possible ? Comment un homme, blanc, de plus de 70 ans, inséré socialement, marié, et donnant donc tous les gages de la respectabilité dominante, a-t-il pu agir de la sorte ?
À ses côtés, dans le box des accusés, les journalistes décrivent des hommes « ordinaires », de tous âges, de métiers variés, appartenant à des classes sociales diverses.
Dans les conversations et les commentaires, la surprise affleure. Comme si nous étions toujours aussi sidéré·es de considérer le réel. Comme si nous n’avions toujours pas appris que des centaines de milliers de personnes, essentiellement des femmes, subissent chaque année, en France, des violences sexistes et sexuelles.
Des coaccusés dans le procès de Dominique Pelicot arrivent au tribunal d’Avignon le 10 septembre 2024. © Photo Christophe Simon / AFP
Cette réalité est pourtant sous nos yeux, chaque jour ou presque, depuis #MeToo. Elle est établie par des statistiques publiques, officielles et constantes. C’est comme si nous ne voulions pas les lire, vraiment.
La banalité du nombre
Alors redonnons les chiffres : l’enquête de référence menée par l’Institut national d’études démographiques (Ined) en 2016 permet d’affirmer que les violences sexuelles (définies ainsi : « viols, tentatives de viol, attouchements du sexe, des seins ou des fesses, baisers imposés par la force, pelotage ») ont concerné 14,5 % des femmes et 3,9 % des hommes âgés de 20 à 69 ans.
En moyenne, selon l’enquête « Vécu et ressenti en matière de sécurité » de 2022, 217 000 femmes âgées de 18 à 74 ans subissent, chaque année, un viol, une tentative de viol ou une agression sexuelle. Il s’agit d’« une estimation minimale », rappelle le gouvernement.
Selon la même source, le nombre de femmes majeures victimes de violences physiques, sexuelles et/ou psychologiques commises par leur conjoint ou ex-conjoint est estimé à 321 000.
Il faut le redire : les violences masculines au sein du couple touchent tous les milieux sociaux, toutes les générations et toutes les tranches d’âge. Les études le démontrent. Ainsi, une note datée de 2020 de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) affirme que « l’ensemble des catégories socioprofessionnelles sont concernées par les violences dans le ménage ».Ce qui n’empêche pas les nuances.
La violence des hommes
Et si autant de femmes sont victimes de violences, c’est que de très nombreux hommes en sont les auteurs. Tous les hommes ne sont pas violents mais la violence est masculine, comme le résumait France Culture l’an dernier avec de nombreux chiffres à la clé.
L’affirmer dans l’espace public expose encore à de violentes réactions, voire un harcèlement numérique particulièrement virulent – des femmes politiques et des féministes en ont fait l’amère expérience ces dernières années.
De ce point de vue, #MeToo a bien entendu changé les termes de la discussion et du débat public. Mais ce sont les victimes qui sont en première ligne. En France, « #MeToo est un mouvement de victimes sans coupables », résumait, voilà deux ans, la présidente de la Fondation des femmes, Anne-Cécile Mailfert.
Le procès Mazan en offre une nouvelle illustration : alors que ce sont des hommes qui seront jugés pendant plusieurs semaines, c’est le geste, qualifié d’héroïque, d’une femme – la victime principale – qui est célébré. Gisèle Pelicot aurait légitimement pu souhaiter le huis clos, et fuir les caméras. Elle aurait le droit de ne pas réussir à s’exprimer aussi clairement, de s’effondrer.
« Un des sujets est là aussi, dans la construction implicite d’un autre stéréotype dangereux : “la bonne victime”, pour certains, elle se “tiendrait droite”, elle voudrait absolument que son procès soit public, elle serait digne, elle serait réflexive, elle serait forte, elle penserait aussi aux autres, pire, elle serait quelque part “résiliente” », souligne l’avocate Élodie Tuaillon-Hibon, dans un billet récent.
Face à elle, il n’y a donc pas de « monstre », comme le disait déjà Adèle Haenel dans son témoignage de 2019.
« Gisèle détient un savoir terrible et monumental ; elle porte la fin d’une illusion à laquelle on continue à s’accrocher. Elle vient confirmer la fin d’un mythe qui a tous les atours d’un déni collectif : le mythe du monstre. Ce monstre si familier, qui est au cœur de tant de contes, de séries, de films, de récits », note l’écrivaine Lola Lafon dans une magnifique tribune publiée par Libération.
« Bien sûr qu’on a peur de l’écouter, Gisèle. Ce qu’elle met au grand jour est terrifiant : il n’y a pas grand-chose qui différencie un violeur d’un homme », poursuit l’autrice. On pense aussi au roman de Lafon, Une fièvre impossible à négocier (Actes Sud), et l’homme « insoupçonnable », auteur de violences sur la narratrice.
Un avis partagé par la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, écrivant à propos de Gisèle Pelicot : « Si Gisèle se tient droite à la barre et parle, c’est parce qu’elle sait que son calvaire est celui de toutes les femmes, depuis l’aube des temps, partout et toujours. Au-delà des magistrats, c’est à la société tout entière qu’elle s’adresse comme la victime typique du patriarcat. Car, quoi qu’en disent les amateurs de sensationnalisme, rien dans cette affaire n’est exceptionnel, et encore moins inédit. Qu’un mari abuse de son épouse, qu’il l’offre à d’autres, qu’un homme drogue une femme pour pouvoir en faire usage à son gré, qu’une multitude d’hommes se succèdent sur le corps d’une femme, tout cela forme l’ordinaire de la violence patriarcale. » Espérons que celui-ci se fissure enfin !
Lénaïg Bredoux