« C’est peut-être la fin des monstres ! » Au téléphone, l’autrice Rose Lamy se veut confiante. On lui fait remarquer que cet optimisme détonne, en ces temps marqués par les révoltes et les colères. Elle s’amuse : « Écoutez, c’est un trait de caractère ! Mais après, parfois, je suis déçue… »
La militante féministe a coordonné en 2022 l’ouvrage Moi aussi, MeToo, au-delà du hashtag et récemment publié En bons pères de famille (2023), qui déconstruit le mythe du patriarche et la neutralité que l’on attache encore trop souvent au masculin, qui plus est s’il est blanc, hétérosexuel et cisgenre.
Le procès de Mazan, à elle, n’apprendra rien de nouveau. Depuis le 2 septembre 2024, cinquante et un hommes sont jugés pour viols avec circonstances aggravantes. Ils sont accusés d’avoir violenté sexuellement Gisèle Pelicot, une habitante de Mazan (Vaucluse) que son mari Dominique Pelicot aurait droguée pendant une décennie pour la soumettre à d’autres individus recrutés en ligne.
Gisèle Pelicot accompagnée de ses avocats arrive au tribunal d’Avignon le 11 septembre 2024. © Photo Christophe Simon / AFP
En plus de la cinquantaine d’hommes qui paraît devant la cour criminelle du Vaucluse, une trentaine d’autres n’a pas pu être identifiée. Et puis il y a les dizaines, centaines, milliers d’internautes anonymes qui ont vu passer les « petites annonces » de Dominique, entre 2011 et 2020, sans jamais donner l’alerte.
À la découverte de « M. Tout-le-Monde »
Tous des monstres ? De nombreuses militantes féministes s’étranglent. « J’ai l’impression que la société française découvre enfin ce qu’est le viol, relève Suzy Rotjman, porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) et cofondatrice du Collectif féministe contre le viol. C’est-à-dire – et ce qu’on dit depuis longtemps – que le viol est le fait de M. Tout-le-Monde. »
L’actrice Adèle Haenel, en 2019 sur le plateau de Mediapart, ne disait pas autre chose : « Les monstres, ça n’existe pas. C’est notre société. C’est nous, nos amis, nos pères, c’est ça qu’on doit regarder. On n’est pas là pour les éliminer, on est là pour les faire changer. Mais il faut passer par un moment où ils se regardent, où on se regarde. »
Cette fois, serait-ce la bonne ? Cinq ans plus tard, tient-on l’affaire qui transcenderait les « oui, mais », qui provoquerait une onde de choc et ferait bouger les lignes ? Rose Lamy s’autorise à y croire : « C’est un peu notre procès #MeToo à nous », analyse-t-elle. Cette libération de la parole et de l’écoute, qui avait débuté en 2017, avait engendré une version française plus controversée, #BalanceTonPorc. « Ça donnait l’impression qu’en temps normal, tout le monde s’entendait bien en France, mais qu’il y avait quelques éléments perturbateurs, les monstres, les porcs, qui venaient troubler cet ordre-là. Aujourd’hui, c’est une autre forme de procès. C’est le procès de M. Tout-le-Monde. Je pense qu’il y aura un avant et un après. »
Le procès qui peut faire basculer le regard sur les violeurs
Comment garder l’espoir d’un changement, alors que certain·es militant·es ont la sensation de se répéter depuis des décennies ? « Il y a une impatience, c’est normal, mais il ne faut pas qu’elle se transforme en défaitisme ou en aigreur, rassure Rose Lamy. Le mouvement #MeToo n’a que sept ans ; ce qui a été fait, en termes d’avancées, est spectaculaire. »
Elsa Ray, formatrice sur les questions de violences sexuelles et sexistes, constate également auprès de Mediapart un « glissement de point de vue » : « Les médias insistent sur le fait que les accusés sont des gens comme tout le monde et ça, c’est nouveau ! On ne peut plus nier l’évidence. »
Des procès qui font basculer l’opinion publique, il n’y en a pas eu des centaines en France. La visibilité de celui de Dominique Pelicot et des autres accusés est, en effet, hors norme : des dizaines d’articles sont publiés tous les jours, plusieurs journalistes de rédactions nationales y ont été dépêché·es pendant quatre mois à temps plein, la presse internationale a aussi fait le déplacement...
Certaines comparent cette médiatisation à celle du procès d’Aix-en-Provence de 1978, lorsque l’avocate Gisèle Halimi défendait deux femmes lesbiennes, Anne Tonglet et Araceli Castellano, qui avaient été violées par trois hommes. « Le but essentiel était de faire reconnaître le viol comme un crime », se remémore Suzy Rotjman. Deux ans plus tard, il fut consacré dans la loi.
Anna Toumazoff, productrice et influenceuse, est aussi convaincue que les lignes peuvent bouger. Elle fait partie de celles qui ont lancé un appel à manifester dans toute la France samedi 14 septembre, notamment avec les collectifs #NousToutes et la Fondation des femmes, en soutien aux victimes des violences sexuelles. « #MeToo nous a montré que toutes les femmes pouvaient être victimes. Cette affaire prouve à présent que les hommes peuvent être des violeurs et qu’il n’y a pas de profil type », rappelle-t-elle.
Écoute ou prise de parole : qu’attendre des hommes ?
Reste un éléphant dans la pièce. Ou plutôt, 33 millions d’éléphants. Que faire des hommes, dans cette histoire ? Ceux que l’on ne doit pas considérer en général, ceux qu’on a tant de mal à penser comme une entité sociologique à part entière. Ceux qui, pourtant, « dans tous les milieux, peuvent se retrouver à avoir du pouvoir sur les femmes », développe l’autrice Léane Alestra dans un entretien à Mediapart.
« L’homme, surtout quand il est blanc et cisgenre, est encore considéré comme le neutre, explique Nawal Zouak, militante féministe derrière le compte Balance ton boss. Les autres sont considérés comme des “groupes”. Mais le neutre, on ne le remet pas en question. »
Dans sa tribune du 12 septembre, le collectif d’associations féministes s’adresse clairement à eux. « Nous appelons les hommes à se soulever avec nous, à ne plus rester au mieux passifs, au pire complices. » Nawal Zouak renchérit auprès de Mediapart : « Nous, on a fait le max de ce qu’on pouvait faire. On s’est éduquées, on s’est rassemblées, on se soutient entre femmes… Tout ce travail féministe est bénévole. Mon espoir, c’est que les hommes s’emparent maintenant du sujet. ll y a des hommes qui n’écouteront pas, malheureusement, tant que la parole ne vient pas d’autres hommes. »
Elsa Ray, de son côté, espère que le procès poussera, au minimum, les hommes à se « questionner sur eux-mêmes à l’échelle individuelle » : « Il faut que chacun accepte de remettre en cause sa position. Sans “oui, mais”, sans pointer du doigt les autres, qui seraient “les salauds”. » L’objectif : faire disparaître l’expression « not all men » (« pas tous les hommes »), un raisonnement qui cristallise la manière dont certains se mettent à distance et qui empêche de penser la condition masculine dans son ensemble.
Les rassemblements de samedi, organisés en seulement quelques jours, sont attendus, mais ne semblent pas être le seul point d’orgue de la mobilisation. Pas un jour ne passe sans que soient publiés de nouveaux textes de chercheuses, autrices, militantes, alors que le procès est censé s’étendre encore sur plus de trois mois – s’il n’est pas renvoyé à cause de l’état de santé de Dominique Pelicot.
« Il y a une synchronicité en ce moment, prolongeRose Lamy. L’opinion publique est prête à entendre, on a travaillé dessus, on est hyper au point pour dégainer nos arguments, pour répliquer quand il y a des propos qui ne vont pas. On a une force de frappe, on peut être narratrices, nous aussi. Qui va décider de ce qui marche ou ne marche pas ? Si on le décide, ça va se réaliser. »
Marie Turcan