Jens-Christian Wagner est le directeur des mémoriaux des camps de concentration de Buchenwald et de Mittelbau-Dora.
« Quand dans sa vie, on a consacré des dizaines d’années à l’éducation populaire sur les crimes du nazisme, on ne peut qu’être abattu et déprimé en voyant dans un Land l’extrême-droite devenir pour la première fois depuis 1945 la première force politique. C’est une journée bien sombre pour la Thuringe.
Bien entendu, le succès électoral de l’AfD est lié à la question des migrations et à la façon dont récemment l’attentat de Solingen a été publiquement traité par les partis démocratiques, à savoir une surenchère de rhétorique anti-migrants. Ou à la persistance latente d’un anti-américanisme et d’un anti-libéralisme diffusés par le narratif historique du SED1. Mais je crains que cela n’ait aussi en partie à voir avec le refus de la confrontation avec les crimes du régime nazi, un refus tenace qui dure depuis la fin de la guerre en 1945, et qui est resté un peu en arrière de la façade ces 30 dernières années. Mais les bougonnements en sourdine n’ont jamais cessé, et aujourd’hui, ça explose.
Maintenant, personne ne sait plus quelle majorité va bien pouvoir sortir des pourparlers au parlement régional. Si jamais on a le pire des scénarios et que l’AfD arrive à faire partie du gouvernement sous une forme ou une autre, ce serait un désastre pour nous. Tout notre travail dépend du budget régional. La rémunération de nos employés est fixée par la loi. L’AfD a dit qu’ils me destitueraient, mais pour ça, ils auront un peu de mal. En revanche, 90% de nos visites guidées sont faites par des guides indépendants, donc des contractuels pour lesquels, théoriquement, la ligne budgétaire correspondante pourrait être supprimée. Ce qui étoufferait complètement notre travail éducatif, qui disparaîtrait.
Mais même si l’AfD n’est pas au gouvernement, avec les gains qu’ils ont obtenus, les attaques publiques contre la culture de la mémoire historique et contre le travail que nous faisons avec les mémoriaux vont se poursuivre. Cette attitude va continuer ses ravages dans les esprits. Et l’extrême-droite va être en passe de consolider encore son hégémonie culturelle dans beaucoup de coins de Thuringe. Jörg Prophet, le candidat AfD qu’on a, chez nous, à Nordhausen, encore récemment empêché de justesse de remporter la mairie, est désormais le député de la circonscription et siège au Landtag.
Et pour moi personnellement, cela signifie sans doute aussi que les attaques contre moi vont continuer. Avant le scrutin, j’avais adressé à 350 000 foyers un courrier leur demandant de voter pour des démocrates – ce qui m’a valu des lettres de menaces dont certaines très violentes.
Un photomontage avait pour légende : « une potence, une corde, et Wagner au bout. » Les auteurs, c’est du côté de l’AfD, directement, qu’on peut les trouver, ils ont réagi à ma lettre en répandant des rumeurs ciblées de désinformation selon lesquelles j’aurais dilapidé l’argent des contribuables, j’aurais violé la neutralité qui s’imposerait à moi, – un ramassis de n’importe quoi.
Mais malheureusement, il y a dans notre pays des néonazis prêts à la violence et que ce genre de choses peut inciter à passer à l’acte – nous avons vu suffisamment d’agressions contre des politiciens locaux pour le savoir. Ce sont des menaces qu’il faut prendre au sérieux. C’est précisément le but de l’extrême-droite, intimider les gens, mais moi, je ne leur ferai pas ce plaisir.
Bien évidemment, je poursuivrai mon engagement dans le travail de mémoire sur les crimes nazis, et je n’hésiterai pas à dire sans tourner autour du pot quel parti attaque notre travail et tente de minimiser ces crimes. La lettre circulaire que j’ai envoyée a du reste montré une chose : les retours positifs ont été significativement plus nombreux que les négatifs. C’est déjà un point positif, qui nous permet d’espérer. »
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Ocean Hale Meißner, 27 ans, de Döbeln, milite avec « Döbeln reste multicolore », il se bat pour une vie queer dans l’arrière-pays saxon.
« 85 ans très exactement après le début de la seconde guerre mondiale, un parti fasciste estt devenu en Thuringe la première et en Saxe la deuxième force politique. Ça m’inquiète beaucoup. Est-ce que notre histoire n’a rien à nous apprendre ?
Au moins, Linke2 et Verts ont quand même réussi à avoir quelques élus. Dans la dernière législature, ce sont les seuls au parlement saxon, à côté du SPD3, qui aient fait quelque chose pour les personnes queer. Mais ils auront probablement moins de possibilités de nous soutenir, déjà du fait qu’ils n’occupent, ensemble, que quelques sièges. La potion est amère.
Si on nous coupe les subventions et nous prive de locaux, nous pourrons moins faire campagne contre la queerophobie et moins faire d’éducation antifasciste. Dans les zones rurales, là où précisément il n’y a souvent plus qu’un seul centre socio-culturel, quand il y en a un, ce serait dramatique, si ce travail devait s’arrêter.
Comme personnes queer, comme migrants, comme antifascistes, nous allons de moins en moins être en sécurité et pouvoir circuler librement à moins de nous déplacer en groupes. Ces derniers mois déjà, il nous est de plus en plus souvent arrivé d’êtres agressés et insultés. Il y a toujours eu des fachos ici, et il y a toujours eu des problèmes par intermittence avec eux, mais c’était devenu plus rare après la fin de la période « des battes de baseball »4 – mais maintenant ils se sentent soutenus politiquement et ils reviennent en force dans l’espace public avec leurs idées de droite.
Dans le prochain gouvernement, c’est le BSW [Bund Sarah Wagenknecht] qui sans doute sera la première force à côté de la CDU [Christlich Demokratische Union], mais ce n’est pas ça qui va nous rassurer. Au contraire. Pour moi, le BSW est un nouveau parti de droite sous un déguisement de gauche. Sans doute, leur politique sociale se situe à gauche, mais ils font une campagne forcenée contre les migrants et les personnes queer, ils s’en prennent verbalement à tout ce qui est pensée du genre et à la loi sur l’autodétermination sexuelle5. Ils contribuent à cette ambiance de droite que nous subissons dans le Land. Et la CDU aussi y a sa part.
Si nous voulons y mettre le holà, il faut qu’on nous entende, il faut que nous nous défendions. Il faut que nous continuions à nous investir dans les zones rurales. Et que nous nous connections encore plus étroitement entre nous, que nous resserrions nos structures, comme une toile d’araignée. Il faut que nous nous serrions les coudes, que personne n’ait le sentiment d’être tout seul dans un vaste désert. Ça marche déjà pas mal, même entre ville et campagne. Nous partirons de là pour continuer.
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Sultana Sediqi a fui l’Afghanistan quand elle était enfant, et vit depuis dix ans à Erfurt. Elle a participé à la fondation des organisations « Jeunes sans frontières » et « MigraFem ».
« En 2021, j’ai vu une vidéo montrant un nazi en train de tabasser un garçon mineur dans le tram à Erfurt. Je me suis sentie impuissante et me suis demandé ce que je pouvais faire. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’engager et ai fondé l’initiative « Jeunes sans frontières ». Aujourd’hui, après les élections, je me pose de nouveau beaucoup de questions, les mêmes qu’à l’époque. Je me demande : que faire pour nous protéger ? Comment voulons-nous continuer à vivre ici ? Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
Il y a deux ans, j’ai perdu mon oncle en Méditerranée. C’est avec les gens qui étaient là à ce moment-là, qui m’ont accompagnée en Grèce, qui ont partagé mon deuil, que j’ai organisé une manif ces mois-ci. C’est avec eux que j’ai regardé les résultats des élections dimanche soir. C’était important de ne pas être toute seule face à ces résultats. Nous sommes allés nous promener, nous avons essayé, autant que faire se peut, de passer une bonne soirée.
Nous n’avons rien prévu de concret pour les prochaines semaines. Parce que pendant toutes ces dernières semaines, nous avons épuisé toutes nos ressources d’énergie. Je suis fatiguée.
Mais ce que je sais, c’est que je ne suis pas seule. Nous avons de la force, et quoi qu’il advienne, nos familles, nos ami-e-s, nos allié-e-s nous protègent. Nous nous faisons confiance et nous continuons. Le plus lourd à porter, c’est l’incertitude. Ne pas savoir ce qui va changer ici dans les semaines à venir. Pour le moment, je veux être là pour ma famille. Nous échangeons sur ce que nous ressentons les uns et les autres.
Je commence à la fac en octobre, et je me demande si je peux encore rester ici. Ces derniers mois, ma mère n’a cessé de répéter qu’en fait elle préférerait s’en aller d’ici. Qu’elle ne veut pas vivre dans cette incertitude. Mais je ne vois pas d’où nous pourrions tirer la force, l’argent et la possibilité de repartir à zéro. Et moi, je ne souhaite pas partir. C’est mon bon droit d’être ici, et il y a beaucoup de gens qui me donnent de l’espoir, qui me portent.
Aujourd’hui je me demande : comment est-ce possible, que les partis démocratiques n’aient pas réussi à nous mettre en sécurité ? Les appels à voter pour la démocratie n’ont pas arrêté. Mais pour quelle politique est-ce qu’on vote, alors ? Une politique qui mène aux expulsions, au NSU6, à l’attentat de droite à Hanau7, au Pacte européen sur la migration et l’asile, à Sylt8. Ça aussi, il faut en parler maintenant. Comment les partis démocratiques ont frayé la route à l’extrême-droite. »
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Uwe Dziuballa, restaurateur juif de Chemnitz depuis 20 ans
Nous sommes déjà victimes des attaques de l’extrême-droite.
« Dimanche, j’ai travaillé normalement au restaurant, et avec les clients, nous avons regardé les élections. Nous nous sommes félicités que l’AfD ne soit pas arrivée à la première place. Mais ce qui me fait peur, c’est que tant de gens votent pour un parti qui a des positions aussi radicales et barbares. Je ne sais pas encore comment je vais m’arranger avec ces résultats. On verra dans les jours à venir. Avant toute autre chose : ne pas tomber dans l’hystérie.
Le résultat était à prévoir, mais c’est quand même un choc. J’espère que notre ministre-président réussira à former un gouvernement.
De toutes façons, cela fait déjà un certain temps que nous sommes gardés par la police. Il n’y a pas vraiment grand-chose qui change pour nous. Mais je m’inquiète quand j’entends dire de plus en plus souvent : « On n’a rien contre vous, mais on votera quand même pour l’AfD ». Aujourd’hui, le résultat ne veut pas encore dire grand-chose, mais ça peut changer rapidement. Je crois que les gens de droite vont maintenant se sentir pousser des ailes et devenir plus audacieux. J’ai le sentiment que la société est déjà divisée et que l’idée de la solidarité sociale a disparu.
Je peux seulement espérer que ce résultat résonne comme un signal d’alarme au niveau national. Balayer les objections qui viennent du peuple en lui faisant de grands sourires, ça ne sert à rien. Il faut en discuter et impliquer les gens. On devrait plus réfléchir ensemble et pas les uns contre les autres. On a fait des erreurs dans la manière de traiter les régions de l’est, et l’AfD exploite la chose.
Mon rendez-vous régulier du dimanche avec les habitués du café me laisse de l’espoir. Ce sont des gens qui se retrouvent toutes les semaines depuis 24 ans. Personne ne vote pour l’AfD, mais autrement, tous font des choix différents. C’est un microcosme bariolé. Est, ouest, de l’argent ou pas beaucoup d’argent, des métiers très divers. Ça argumente, ça discute, ça se dispute, mais nous restons bons amis malgré tout. Tout le monde peut dire ce qu’il pense et critiquer. L’esprit de chapelle, ça empêche de discuter. C’est ça la liberté d’opinion, en chair et en os. Nous devrions davantage parler de ce qu’on peut faire pour résoudre les problèmes plutôt que de tout ce qui ne va pas et qu’il faut stopper. »
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Philipp Venghaus est chef de projet à la maison de la culture Häselburg à Gera. Celle-ci propose des ateliers, des salles de répétition, des studios, une galerie et des bureaux pour les industries créatives locales. Elle a été nominée cette année pour le « taz Panter Preis »9
« Les sondages nous avaient avertis de ce qui allait nous arriver en Thuringe. Et c’est pourtant un choc, de se retrouver comme ça face à un renversement complet de la situation politique. Pourtant à Gera, nous sommes habitués depuis longtemps à la confrontation quotidienne avec l’AfD. Le parti est majoritaire au conseil municipal depuis les élections communales de 2019, il est présent dans toutes les structures – l’administration, les conseils consultatifs et dans les comités importants.
Depuis, nous voyons régulièrement qu’il devient de plus en plus difficile d’obtenir des moyens pour la promotion de la démocratie. Personne ne nous le dit ouvertement, mais les gens des bureaux deviennent plus prudents quand il s’agit de répartir des fonds. On veille très attentivement à ne pas attribuer trop d’argent à des personnes ou des projets suspects d’être de gauche ou alternatifs. La Cour des Comptes examine sous toutes les coutures le moindre centime de subvention, les services ont quasiment perdu toute souplesse.
Tout le monde a peur de commettre une erreur que l’AfD pourrait exploiter pour lancer une nouvelle campagne. Ce qui nous donne aussi du fil à retordre, ce sont les coups d’épingle du journal local Neues Gera. Ce n’est en principe qu’un journal d’annonces, mais il est dans les mains d’un éditeur de droite et a des liens avec l’AfD. Nous sommes régulièrement la cible de demandes et de textes étranges qui nous montrent que de leur point de vue, nous ne sommes pas les bienvenus ici. Mais du moins pouvions-nous jusqu’ici nous appuyer sur le gouvernement régional rouge-rouge-vert10 pour qui la culture et le socioculturel sont importants.
Ce qui nous attend reste encore flou : quelle position CDU et BSW ont-ils sur la politique culturelle ? Nous ne le savons pas. À cela vient s’ajouter qu’au niveau national, les moyens pour la culture vont diminuer si le gouvernement fédéral tricolore réussit à faire passer ses plans d’austérité. Nous craignons donc autant pour les subventions communales que pour les subventions régionales et les subventions nationales. C’est pourquoi nous travaillons, encore plus que nous ne le faisions jusqu’ici, à nous rendre complètement indépendants de tout financement d’État. Dans la société civile de Thuringe, beaucoup de gens sont déstabilisés comme nous et autant que nous.
Mais ce que je vois aussi, c’est une très grande solidarité : des gens resserrent les liens entre eux, nous discutons entre nous des moyens de garantir aussi aux projets de petite envergure des subventions suffisantes. Et nous recevons beaucoup d’encouragements de l’extérieur de la Thuringe : rien que dans les six derniers mois, nous avons eu plus de demandes que jamais dans le passé en provenance de Berlin, Cologne et Allemagne de l’ouest, des gens qui voulaient monter des projets chez nous. Cela nous montre que nous devons continuer. Quelle que soit la force des vents contraires.
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Yael Burchak travaille à Leipzig chez Hillel Deutschland, une organisation destinée à la jeunesse juive. En outre, elle contribue à l’organisation d’un groupe régional « est » de l’association juive LBGTQIA+ Verein Keshet Deutschland.
Je ne suis pas surprise par les résultats de l’élection. Mais ils sont quand même alarmants et ils font mal. La menace de droite est omniprésente, elle obtient des responsabilités politiques et élargit ses marges de manœuvre. Je veux bien être résiliente autant qu’il faut, il n’empêche que cela me fait peur.
Pourtant, cette réalité me donne de la force. Chez Hillel Deutschland, ici à Leipzig, nous essayons d’être disponibles pour la jeunesse juive et de répondre à leurs besoins, et ainsi de mettre sur pied une communauté solide et résistante. En effet, c’est là où il y a beaucoup de vides structurels, qu’il y a aussi le plus grand potentiel de changement.
Nous sommes confrontés ici à de nombreux défis intersectionnels : aux problèmes généraux est-allemands : faiblesse structurelle, décrochage des salaires, pénurie de subventions, viennent s’ajouter la pauvreté des personnes âgées – particulièrement parmi les réfugiés dits « du contingent »11 – ainsi que l’antisémitisme et la menace réelle pesant sur leur sécurité qui s’ensuit.
Dans quelle mesure la vie juive est-elle représentée en Saxe ? Nous sommes peu nombreux, et nous sommes dispersés. À la différence des Land de l’ouest, ou de Berlin, l’avenir de la vie juive n’est nullement assuré à l’est. Beaucoup de personnes de mon milieu amical ou familial n’ont pas le droit de vote.
Il est plus important que jamais pour la société civile d’intensifier les échanges et de monter des projets communs. Les projets démocratiques ont besoin de perspectives juives, et la communauté juive a besoin de perspectives démocratiques. Mais précisément, pour nous, Juifs et Juives, il est devenu difficile, spécialement depuis le 7 octobre, de trouver des alliés. Moi-même, je me suis retirée depuis de presque tous les espaces de gauche.
En juin, j’étais dans le bus pour aller manifester contre le congrès de l’AfD à Essen, et j’y ai reconnu des gens qui avaient participé à des manifestations très unilatéralement pro-palestiniennes à Leipzig. J’ai pensé à ce moment-là : il faut peut-être que je tienne le coup malgré tout, il s’agit d’un combat commun contre le fascisme. Je crois que, pour protéger la démocratie, nous devons encore plus obstinément chercher le plus plus petit commun dénominateur – et tenter de tenir les grands écarts. Au moins pour le moment.
Ma résilience est invraisemblablement mise à l’épreuve. D’abord l’attentat de Halle contre la synagogue il y a cinq ans, ensuite le 7 octobre, et maintenant les élections régionales. Je me réveille plusieurs fois la nuit et me débats avec ces angoisses existentielles. En même temps, la vie démocratique juive est, à l’est aussi, plus forte, plus visible et plus vivante qu’elle ne l’a jamais été depuis longtemps. Le fait que je puisse contribuer à organiser cela, à le façonner et à puiser dans les ressources de la communauté, me donne une force et un espoir incroyables. »
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Donata Porstmann s’inquiète surtout de la jeunesse qui vote pour l’AfD. Elle milite depuis longtemps déjà pour une vie commune démocratique. Elle a fondé récemment à Döbeln (Saxe) un groupe local dénommé « Mamies contre la droite ».
« J’ai compté les bulletins du vote par correspondance. J’ai alors enregistré le résultat sans trop m’émouvoir. Pour la soirée, nous avons lancé une invitation, et les mamies, les papis et des ami-e-s sont venus. Il ne fallait laisser personne seul. Nous avons pris les résultats comme une potion amère. L’ambiance était maussade. J’aurais pu prévoir que l’AfD serait aussi forte, mais ça a quand même été difficile.
Maintenant, j’essaie de prendre contact avec beaucoup de gens qui pensent comme moi. J’aimerais sentir bien présente l’idée de la solidarité. Cela m’inquiète que les associations socioculturelles et autres projets démocratiques ne soient désormais plus soutenus ou qu’on leur mette de plus en plus des bâtons dans les roues. Ici, à Döbeln, c’est le candidat de l’AfD qui a gagné, et cela pourrait donner encore plus d’élan à la droite.
Déjà avant les élections, nous étions l’objet d’attaques verbales, venant par exemple des « Saxons Libres », mais cela pourrait empirer. J’ai le sentiment que maintenant, les idéologies de droite sont normalisées et que la droite est moralement renforcée. Je crois que la situation va devenir plus inconfortable pour nous. Ce qui me rend l’espoir, c’est que nous soyons autant à faire partie des « Mamies contre la droite ». Nous avons une communauté qui nous aide et nous console.
Les initiatives démocratiques ont certes plus de difficultés pour le moment, mais elles se sont quand même renforcées récemment. Il se pourrait aussi que maintenant tout le monde se rende compte que l’AfD n’est pas faite pour avoir des responsabilités gouvernementales. Elle n’a pas de personnel formé et ne sera peut-être pas capable de faire le travail. Mais cela reste à voir.
Je suis inquiète de voir autant de jeunes voter pour l’AfD. C’est pourquoi notre prochain objectif, avec les « Mamies contre la droite », sera de faire plus de travail éducatif dans la jeunesse. Nous envisageons d’aller dans les écoles et faire des journées de lecture dans les maternelles. Peut-être que les manifestations, cela ne suffit plus. Nous nous réunissons cette semaine et je suis contente que cela se fasse si près des élections. La combativité n’a fait que se renforcer. »
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Nour al Zoubi est travailleuse sociale à Erfurt. Elle est chargée de mission au conseil des réfugiés de Thuringe. Elle est née en Syrie et est arrivée en 2015 en Allemagne.
« J’ai mal dormi dans la nuit de dimanche à lundi. Je ruminais : Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Comment les gens vont-ils être dans la rue ? Les gens qui ont voté pour l’AfD, ce sont mes voisins, ce sont des gens que je rencontre dans la rue. Déjà avant les élections, on me lançait régulièrement des insultes. Aujourd’hui, pour la première fois, j’ai très peur de porter mon hidjab et de prendre le train pour rentrer chez moi après le travail.
Mais c’est une peur sourde. Peut-être parce que ce n’est pas la première fois que j’ai de telles angoisses. J’ai vécu la guerre en Syrie, je me suis enfuie plusieurs fois. J’ai vécu le racisme en Allemagne et dans d’autres pays. Et ces expériences m’ont endurcie. Et pourtant j’ai, profondément enfouie en moi, cette sensation de peur, et je suis surtout très colère qu’on en soit arrivé là. « Plus jamais ça » ? Eh bien si ! L’Allemagne n’a rien appris de son histoire.
Je voudrais laisser tomber. Mais je ne peux pas. Je suis en plein dedans. J’échange avec des ami-e-s, avec ma famille et des collègues – c’est parce qu’ils sont là, eux, que je reste en Thuringe. Je ne voudrais pas que ce basculement à droite m’oblige à déménager, mais je ne sais pas non plus combien de temps je pourrai tenir bon.
Je m’attends à ce qu’il y ait plus de racisme dans la vie de tous les jours. Mais je sais pas ce qui va se passer au parlement. Si les moyens nécessaires pour notre travail au conseil des réfugiés étaient réduits, j’espère que le niveau national nous soutiendra. Au conseil, nous allons discuter des résultats des élections. Cela nous permet de nous soutenir mutuellement. Notre travail continue. Mais je me fais du souci pour les personnes qui sont encore en plein dans la procédure de demande d’asile.
Le coup est dur, mais je suis sûr qu’il y aura un revirement dans l’opinion. Avec une AfD renforcée, ce ne sont pas seulement les étrangers qui vont souffrir. Les femmes vont être discriminées. Je pense que dans les prochaines années, les gens vont comprendre ce que cela veut dire, une AfD puissante. J’ai comme un sentiment étrange de paix intérieure : ma famille, mes ami-e-s sont source d’énergie. Ils me montrent que quels que soient les résultats, ils sont là et me soutiennent. »
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Sarah Schröder a participé il y a dix ans à la création du « Village de le Jeunesse » de Grimma (Saxe) et s’occupe de travail social indépendant et d’éducation politique dans les zones rurales est-allemandes.
« Je m’attendais à une victoire de l’AfD en Saxe. Qu’elle soit devenue de justesse la deuxième force électorale ne change rien pour moi, ne change pas ce que je ressens. La CDU n’est pas elle non plus une force progressiste en Saxe. Comme membre du gouvernement régional, cela fait des années que ce parti prend des décisions inhumaines comme le durcissement de la loi sur les rassemblements publics ou l’introduction de la carte de paiement pour les réfugiés. Nous ne pouvons malheureusement pas envisager que la nouvelle configuration du parlement saxon va conduire à une politique plus humaine.
Et les espaces pour l’engagement de la société civile vont également se rétrécir. Mais cela non plus n’est pas nouveau. A Grimma et dans de nombreuses autres localités rurales, c’est une réalité depuis des années. L’infrastructure sociale a été détruite lentement mais sûrement à coups de réduction de crédits. Où les gens – en particulier les enfants et les jeunes à la campagne – peuvent-ils apprendre et expérimenter le fonctionnement de la participation démocratique s’il n’y a pas d’espaces où ils puissent se réunir ? Le groupe parlementaire de l’AfD au Landtag continuera à faire ce qu’il a fait jusqu’à présent et à torpiller systématiquement à coup de questions écrites notre travail et celui d’autres projets qui travaillent sur la démocratie et la jeunesse.
C’est maintenant le moment de passer à l’offensive en faisant preuve de fermeté. Il faut clarifier ce que nous défendons et devenir plus évidemment ce que nous sommes. Il faut une plus grande visibilité des contenus progressistes et des personnes qui rendent possible une société ouverte du plus grand nombre.
Pour nous, c’est la conséquence que nous tirons des résultats des élections : Nous allons nous engager encore plus intensément pour une Saxe différente et encourager les autres à faire de même. Cela ne sera pas plus facile dans les quatre années à venir. Mais les derniers mois ont montré que nous sommes devenus très bons, notamment dans la Saxe rurale, pour nous mettre en réseau et développer des stratégies nous permettant de moins dépendre des moyens accordés par le Land. Nous ne nous laisserons pas intimider par l’ambiance de droite qui règne dans le pays ».
Notes
1. Parti de l’Unité Socialiste, parti dominant de l’ex-RDA (NdT)
2. Parti de gauche
3. Parti Social-Démocrate
4. Violences de l’extrême-droite dans les années 1990
5. Loi fédérale adoptée au printemps 2024
6. Organisation terroriste néonazie qui a sévi entre 2000 et 2006
7. 2020