Manifestants devant le siège du Likoud à Tel Aviv, le 2 septembre 2024. (Itai Ron/Flash90)
Pour le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, les manifestations de masse qui ont éclaté dimanche dans tout le pays visaient à le renverser, lui et son gouvernement. Cet objectif a été explicitement énoncé par presque tous·tes les orateur·ices qui sont monté·es sur scène lors de la principale manifestation à Tel Aviv, où plus de 300 000 Israélien·es ont envahi les rues après que l’armée a récupéré les corps de six otages de Gaza, exécutés peu de temps auparavant. Einav Zangauker, la mère de l’otage Matan, résumait l’état d’esprit d’une grande partie du public en donnnant à Netanyahou un nouveau surnom : « Le bourreau ».
Mais les manifestations, qui se sont poursuivies toute la semaine, ont également véhiculé un message plus profond et plus subversif, que Netanyahou a probablement compris lui aussi. Sans qu’aucun·ne des orateur·ices ne le dise explicitement, les manifestations de dimanche visaient à mettre fin à la guerre.
Pour être clair, une telle déclaration n’a pas été prononcée depuis la scène et ne figurait pas sur de nombreuses pancartes, à l’exception des petites poches de manifestants de gauche qui formaient le bloc anti-occupation. Dans l’ensemble, l’opposition à la poursuite de la guerre n’est pas motivée par des préoccupations morales : les actions génocidaires d’Israël à Gaza n’ont pas été mentionnées, et aucun appel à la réconciliation ou à la paix avec les Palestinien·nes n’a été lancé. Les manifestant·es se préoccupent avant tout de leurs concitoyen·nes détenu·es à Gaza et réclament un « Deal Now » qui aboutirait à leur libération. Néanmoins, ces appels ont une portée considérable.
Même dans l’éventualité d’un cessez-le-feu temporaire qui faciliterait un premier échange d’otages et de prisonnier·es, tel que celui envisagé par l’accord actuellement sur la table, il semble Netanyahou craigne la difficulté à renouveler l’effort de guerre, une fois l’armée retirée des corridors de Philadelphie et de Netzarim, et après que des centaines de milliers de Palestiniens auront été autorisés à retourner dans le nord de la bande de Gaza. La société israélienne est épuisée, les réservistes se dérobent de plus en plus à leur appel sous les drapeaux, le Hamas est loin d’être vaincu et, d’ici la fin de l’année, il sera difficile de réinsuffler l’esprit de mobilisation et la volonté de se battre qui étaient si forts immédiatement après le 7 octobre. C’est pourquoi Netanyahu craint que même un cessez-le-feu à court terme ne se transforme rapidement en un cessez-le-feu permanent.
La société israélienne a toujours été très militariste, avec une forte tendance à se rallier à l’armée en temps de guerre. Une manifestation anti-guerre de masse alors que la guerre fait toujours rage est donc un événement extraordinaire. Le seul parallèle qui me vient à l’esprit est la « manifestation des 400 000 » après le massacre de Sabra et Chatila en 1982 ; cependant, même dans ce cas, l’accent était mis davantage sur la manière immorale dont la guerre était menée que sur une protestation contre la guerre dans son ensemble.
Netanyahou cherchait probablement à attiser ce militarisme en déclarant que les troupes israéliennes resteraient dans le corridor de Philadelphie, y compris au prix d’un accord sur les otages. Il est effectivement difficile de concevoir un objectif plus propice au discours sécuritaire que celui de couper la « route de l’oxygène » par laquelle le Hamas est accusé de faire entrer clandestinement ses armes dans la bande de Gaza. Mais cet argument n’a pas satisfait les centaines de milliers de personnes qui ont manifesté dimanche soir.
Dès le samedi soir, avant que les corps des six otages ne soient retrouvés, Danny Elgarat, dont le frère est toujours retenu en captivité à Gaza, affirmait : « Vous [Netanyahou] avez transformé le corridor Philadelphie en fosse commune pour les otages ». Dimanche soir, ces messages étaient encore plus forts, et le public les a applaudis sans réserve.
De nombreuses personnalités de la droite israélienne, de Netanyahou lui-même au commentateur Amit Segal, ont cherché à rediriger la colère du public vers le Hamas, qui a exécuté six otages sans défense, et à l’éloigner de Netanyahou et de son gouvernement. Mais même cet argument, qui il y a quelques jours encore aurait rallié un consensus en faveur de la « destruction du Hamas », n’a plus d’écho.
« Netanyahou dit que quiconque assassine des otages ne veut pas d’un accord », a déclaré Ilana Gritzewsky, une otage libérée et l’épouse de Matan Zangauker, qui est toujours détenu à Gaza, lors du rassemblement de dimanche. « Mais il continue à mettre des bâtons dans les roues et à refuser l’accord. Il assassine les otages ».
Consciemment ou non, les centaines de milliers de personnes qui ont envahi les rues sont un antidote au discours sécuritaire empoisonné qui a été injecté dans la société israélienne au cours des 11 derniers mois. Elles ne croient pas à la « victoire totale » sur le Hamas, ni à l’affirmation — présentée comme une vérité absolue par les politiciens et les journalistes de toutes tendances — selon laquelle « seule la pression militaire permettra de libérer les otages ». Les corps de Hersh, Eden, Ori, Alex, Carmel et Almog sont la preuve irréfutable de la futilité d’un tel argument.
Surtout, les manifestant·es ne croient pas que l’arrêt de la guerre, du moins à ce stade, constitue une menace pour leur existence, contrairement à ce que prétendent Netanyahou et ses porte-parole depuis les premiers jours des combats. Bien au contraire, ils et elles perçoivent la poursuite de la guerre comme une menace directe pour la vie des otages et, dans une certaine mesure, pour la leur. C’est le sens subversif de l’appel au « Deal Now », même si tous·tes celles et ceux qui l’ont lancé n’en ont pas compris l’implication.
Un choix entre « Négocier Maintenant » et « Sacrifier Maintenant »
La droite israélienne continue d’affirmer que ce n’est pas le corridor Philadelphie qui fait obstacle à un accord, mais plutôt le chef du Hamas Yahya Sinwar, et ses conditions impossibles. La plupart des analystes israélien·nes de haut niveau en matière de sécurité rejettent désormais cet argument, insistant plutôt sur le fait que ce sont les conditions fixées par Netanyahou, sous la pression de Bezalel Smotrich et d’autres membres de l’extrême droite de son gouvernement, qui sabotent l’accord — même après que le Hamas a surpris Israël en acceptant une proposition qu’Israël avait lui-même soumise.
Mais même en acceptant la version de la droite selon laquelle Sinwar est celui qui empêche la conclusion d’un accord, ce n’est pas ce qui est à l’origine du différend entre ceux qui considèrent le corridor de Philadelphie comme le fondement de notre existence et ceux qui sont prêts à y renoncer. En votant en faveur de la proposition de Netanyahou de garder la main sur le corridor de Philadelphie, ces membres du cabinet disent que la mort des otages, aussi douloureuse et regrettable soit-elle, est un prix qui doit être payé dans la poursuite de la « victoire totale » sur l’ennemi.
Pour Ben-Gvir et Smotrich, qui ont suggéré le 7 octobre « de ne pas accorder de considération significative aux otages », cette victoire signifie l’élimination totale des Palestinien·nes de l’équation : l’effacement de leurs villes et l’expulsion de la totalité ou de la majeure partie de la population palestinienne vivant entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Pour Netanyahou, il n’est pas toujours évident de savoir si la « victoire totale » signifie la mission de sa vie, qui est d’assurer la domination juive-israélienne et d’empêcher l’indépendance palestinienne, ou simplement sa propre survie politique. Certain·es seraient probablement satisfait·es de la reddition du Hamas, et croient que cela est encore possible.
En fin de compte, il s’agit d’un choix qui est maintenant, quoique tardivement, clair pour tous et toutes : poursuivre la guerre indéfiniment en mettant en danger la vie des otages, ou mettre fin à la guerre pour les libérer. La droite israélienne choisit la première solution, tandis que les centaines de milliers de personnes qui descendent dans la rue estiment qu’aucun objectif de guerre ne vaut le sang des otages.
Nous avons vu un nombre similaire de manifestant·es dans les rues pendant une grande partie de l’année dernière, au milieu de la controverse entourant le remaniement judiciaire du gouvernement. Mais là, il s’agissait encore de lois, qui peuvent toujours changer. Ici, nous parlons de vies humaines : les fils, les filles, les mères et les pères toujours détenus dans les tunnels du Hamas à Gaza.
En ce sens, la récupération des corps des six otages jette un sérieux doute l’idée qu’il est possible de parler de la « société israélienne » — juive-israélienne, bien sûr — comme d’un corps homogène. Les processus de désintégration et d’aliénation sont anciens et se sont accélérés face à la réforme judiciaire et à la lutte acharnée contre celle-ci. Aujourd’hui, cependant, il est difficile de voir ce qui relie celles et ceux qui sont prêt·es à sacrifier les otages et celles et ceux qui considèrent qu’il s’agit d’un crime ou même d’un péché.
Mais alors que le camp du « Sacrifice maintenant » a un plan clair pour l’avenir — une guerre de longue durée et la transformation d’Israël en une sorte de Sparte moderne — le camp du « Deal maintenant » n’a pas de vision alternative, une vision où Israël pourrait gérer ses relations avec les Palestinien·nes d’une autre manière que par la confrontation violente. Il se garde même d’appeler ouvertement ou résolument à un cessez-le-feu ou à la fin de la guerre, bien que ce soit le résultat presque certain d’un tel accord. L’absence d’une telle vision et de principes partagés rend très difficile la formation d’un front uni susceptible d’influer sur le changement politique.
De nombreux manifestant·es sont rentré·es chez elles et eux dimanche avec le sentiment que, malgré leur impressionnante démonstration de force, les chances de contraindre le gouvernement à changer de cap sont minces. En effet, sous le gouvernement actuel, Israël ressemble de plus en plus à un régime dictatorial, même à l’égard de ses citoyen·nes juif·ves, dont les dirigeant·es n’ont pas besoin d’un large soutien social pour gouverner ; il leur suffit de gouverner par la force, en déployant l’armée contre les Palestinien·nes et la police contre les citoyen·nes israélien·nes.
La conférence de presse de Netanyahou lundi soir a renforcé cette impression. Au lieu de faire preuve d’un minimum de compassion à l’égard des masses qui sont descendues dans les rues la veille au soir, dans l’agonie et le désespoir, il a décrit celles et ceux qui s’opposent à sa décision de rester dans le corridor Philadelphie – y compris son ministre de la défense Yoav Gallant et les hauts gradés de l’armée et des services de sécurité – comme aidant le Hamas. Il a juré de rester dans le corridor de Philadelphie pratiquement pour toujours, bloquant ainsi toute chance de parvenir à un accord de cessez-le-feu.
Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer le message subversif que les manifestations de dimanche et celles qui ont suivi ont véhiculé. Au cours d’une guerre qui fait rage, elles ont appelé à sa cessation. Face à une machine de propagande militariste, elles ont présenté un discours civil. Face à un gouvernement prêt à sacrifier les otages, elles ont témoigné d’une solidarité sociale et nationale plus profonde.
À ce stade, il est difficile de prévoir si cette large mobilisation débouchera sur un changement politique ; cela dépendra de nombreux éléments sans rapport avec le mouvement de protestation, y compris la pression américaine. Le défi est énorme, immensément plus grand que celui auquel sont confrontés les mouvements de protestation de la rue Balfour à Jérusalem en 2020 ou de la rue Kaplan à Tel-Aviv en 2023 : non seulement renverser un gouvernement et contrecarrer son projet législatif, mais aussi arrêter la guerre la plus longue et la plus sanglante de l’histoire du conflit israélo-palestinien. Mais un refus massif d’accepter le récit qui vient d’en haut est un premier pas important – et c’est exactement ce à quoi nous assistons aujourd’hui.
Meron Rapoport, le 4 septembre 2024