L’aspiration à la dignité s’est incarnée différemment dans plusieurs phases de la construction de l’Ukraine, dont le référendum de 1991 où la population s’est massivement exprimée en faveur de l’indépendance, y compris dans le Donbass. Après les blocages bureaucratiques des années 1990, un « dégagisme » populaire s’est dressé, notamment dans la « révolution orange » de 2004, contre les fraudes électorales, le clientélisme et la corruption [1].
L’Ukraine convoitée par l’UE et la Russie
Certes, avec ses quelque 40 millions d’habitantEs, ses ressources agricoles et minières, son corridor stratégique pour le pétrole et le gaz entre la Russie et l’Union européenne (UE ), mais aussi sa dette extérieure après la crise financière de 2008-2009, l’Ukraine était soumise à de multiples convoitises internes (ses oligarques rivaux) et offres externes conflictuelles. La Russie proposait une union douanière, tout en menant ses « guerres du gaz » et en jouant sur approvisionnement et tarifs ; l’UE offrait un « partenariat » (sans adhésion) fondé sur des politiques ultralibérales relayant les préceptes du FMI (Fonds monétaire international) face à la dette.
Dans ce contexte, le président Ianoukovitch fut élu en 2010 sur des bases reconnues internationalement comme démocratiques. Son programme initial visait un équilibre géopolitique souhaité par la majorité de la population et reflété par des échanges extérieurs se répartissant en gros en trois tiers vers les pays de la CEI, de l’UE et de la Chine. Mais les privatisations forcées prônées par le FMI/UE étaient sources de fortes tensions sociales, contrairement au généreux prêt et à la baisse du prix du gaz offerts par la Russie que Ianoukovitch choisit fin 2013. Il imposa sa rupture avec l’UE sans soumettre ce choix à un vote démocratique. Pire, il lança ses « Berkouts » (forces du ministère de l’Intérieur) contre les quelques centaines de manifestants pro-UE. Et il fit voter par le Parlement début 2014 un paquet de lois répressives contre les mouvements contestataires, suscitant de nouvelles manifestations de masse marquées par plusieurs dizaines de morts.
Ianoukovitch discrédité, la colère de Maïdan
Ce sont les désillusions populaires envers un président aux pratiques familiales oligarchiques et aux dérives répressives devenues violentes — bien plus que l’enjeu européen — qui catalysèrent la massivité et la colère populaire contre un président discrédité. Les occupations de bâtiments publics et de la place Maïdan, avec auto-organisation, début 2014 furent loin d’être politiquement homogènes. Toutes les institutions du régime, dont l’armée mais aussi les partis institutionnels, étaient en crise. La présence de diplomates occidentaux en faveur de « Maïdan » fut explicite, puisqu’ils s’inséraient dans les négociations de compromis vers des élections anticipées. Le rejet de ces compromis vint des manifestations populaires qui exigeaient la démission immédiate du président. Celui-ci s’enfuit vers la Russie. Le lendemain, 22 février 2014, le Parlement vota (à 72 %) sa destitution.
Le discrédit de Ianoukovitch était devenu tel qu’il ne pouvait trouver refuge auprès de ses propres forces armées et dans les régions du Sud et de l’Est de l’Ukraine où dominait son Parti des régions. Il se tourna donc vers Poutine. Celui-ci s’empara de la crise pour y faire avancer son propre agenda évolutif. Dans l’immédiat la décomposition du régime de Ianoukovitch facilita l’intervention des « petits hommes verts » en Crimée qui fut annexée — malgré l’hostilité des Tatars — après référendum avec pour « choix » de rester dans l’Ukraine supposée « fasciste » ou de se tourner vers la Russie. Parallèlement commençait la guerre hybride du Donbass [2].
La réalité de l’extrême droite
Rejeter la présentation mensongère du « coup d’État fasciste » n’implique pas d’ignorer la réalité de l’extrême droite. Comme ailleurs, elle était composite et évolutive. Ses divisions portaient tant sur ses références historiques que sur la « définition » raciste et sexiste de la nation ukrainienne ou encore la conception de ses rapports à l’Occident (UE, Israël, USA) ou le rapport à la violence et aux institutions. Des groupuscules néonazis eurent une influence accrue par leur rôle dans le « service d’ordre » des manifestations face aux « Berkouts » du régime. Pourtant l’extrême droite ukrainienne était très minoritaire sur le plan électoral (tout en franchissant en 2014 le seuil des 10 %), surreprésentée dans le gouvernement intérimaire après la destitution de Ianoukovitch. Des élections anticipées eurent lieu dès mai 2014 portant au pouvoir l’oligarque du chocolat Petro Porochenko. Ses « opérations antiterroristes » dans le Donbass et son appui sur des milices d’extrême droite attisèrent des dimensions de guerre civile. Parallèlement, les mercenaires fascisants « pro-russes » étaient instrumentalisés par le Kremlin — donnant à la guerre sa dimension externe, bien que Poutine ait chercher à garder son profil de négociateur (dans les rencontres de Minsk).
Le régime corrompu ukrainien resta, en dépit de ses dérives répressives, une « démocratie oligarchique » travaillée par de puissants et récurrents mouvements sociaux et politiques. L’élection surprise de l’outsider juif et russophone Zelensky en 2019 en témoigna encore, signe de ces « révolutions de la dignité », comme Maïdan, que craignait comme la peste le système poutinien.
Catherine Samary
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