- L’émancipation des subalternes
- Qu’est-ce que l’hégémonie ?
- Hégémonie bourgeoise et (…)
- L’État intégral et la société
- Le parti révolutionnaire
- Guerre de position et révoluti
- Gramsci aujourd’hui
- Sens de l’Histoire ?
- Du concept de classes subalter
- Fondements éthiques de l’émanc
- Production et reproduction (…)
- Prendre le pouvoir
C’est avec plaisir que j’ai lu l’excellent livre de Yohann Douet intitulé L’hégémonie et la révolution. Gramsci, penseur politique. Dans cet ouvrage d’une très grande clarté, l’auteur essaye de préciser la pensée du célèbre dirigeant communiste italien. Il détaille comment Gramsci envisage le concept d’hégémonie, ce qui lui permet de critiquer de façon convaincante les interprétations réformistes et populistes de ce même concept.
Yohann Douet propose une vision plus politique qu’historique du déploiement du concept d’hégémonie, ce qui permet d’en examiner la fertilité par rapport à l’actualité. Je ne suis pas historien de la pensée de Gramsci, toutefois il me semble qu’une analyse plus historiographique de ses écrits, notamment en examinant le poids du contexte dans lequel ils s’inscrivent (la prison, la place de la révolution bolchévique…) et l’évolution de sa pensée, permettraient de rentrer encore davantage dans les nuances de sa réflexion. N’ayant pas les compétences pour porter ce regard sur l’ouvrage de Douet, je ne m’engagerai pas plus loin sur ce chemin et me contenterai d’une analyse politique.
À bien des égards, je rejoins la réflexion de Douet, je vais donc dans cet article commencer par en résumer les points fondamentaux. Dans une seconde partie, j’essaierai d’aborder, comme le fait Douet lui-même, les impensés de la vision gramscienne.
L’émancipation des subalternes
Dans la première partie, Yohann Douet rappelle l’objectif ultime de Gramsci, l’émancipation des classes subalternes, il la présente de la façon suivante :
« L’objectif ultime de Gramsci, et l’horizon de toutes les réflexions des cahiers de prison, est l’émancipation des subalternes. Cette sortie de la subalternité signifie que ces groupes sociaux ne seront plus soumis à l’initiative historique des groupes dominants, ne seront plus cantonnés aux marges de l’histoire » (p. 25).
Son obsession est que ces classes cessent de subir l’initiative historique des groupes dominants. Je reviendrai dans la seconde partie sur l’usage même du concept de classes subalternes. À ce stade, il faut retenir que, pour Gramsci comme pour Marx, une classe sociale n’existe pas en soi ; il existe une construction relationnelle des classes sociales. Il n’y a donc pas de classes subalternes ni de prolétariat sans lutte des classes. C’est l’exploitation capitaliste qui crée une classe en soi des prolétaires et ce sont leurs luttes contre l’exploitation qui crée la classe pour soi pleinement consciente de ses intérêts et de son rôle historique.
Pour Gramsci, le concept d’hégémonie n’a pas de sens sans la lutte des classes et sans l’objectif de la révolution. La révolution est synonyme pour lui d’auto-activité des classes subalternes. Ce préambule est important, car de nombreux auteurs ont voulu réutiliser le concept d’hégémonie, en l’extrayant du contexte de la lutte des classes.
Qu’est-ce que l’hégémonie ?
Dans le second chapitre, Yohann Douet commence par faire la généalogie du concept d’hégémonie. Gramsci hérite d’une conception bolchévique de cette notion. Dans sa première acceptation, elle introduit l’idée centrale selon laquelle il faut construire un front de subalternes, notamment une paysannerie et une classe ouvrière, en opposition à la bourgeoisie. Dans cette construction, il faut assurer l’hégémonie politique de la classe ouvrière sur la paysannerie dans la conduite de la révolution. Gramsci rajoute dans l’équation la petite bourgeoisie progressiste, mais la construction du concept d’hégémonie provient de là.
Gramsci va ensuite développer son raisonnement sur ce concept et approfondir son questionnement initial en examinant comment s’est construite l’hégémonie de la bourgeoisie, notamment par le jacobinisme. D’abord, l’hégémonie d’une classe traduit sa capacité à diriger politiquement la société et d’autres classes sociales. Ensuite, cette hégémonie s’obtient à la fois par coercition et par consentement. Pour Gramsci, comme pour Foucault plus tard, il existe évidemment un continuum et une complémentarité dans les différents types de domination.
« Non seulement la force et le consentement sont toujours combinés et unis dialectiquement, mais Gramsci met en lumière des modes d’exercice du pouvoir intermédiaires entre ces deux pôles » (p. 51).
C’est le cas par exemple quand la bourgeoisie corrompt ou coopte des syndicalistes ou des intellectuels. Dans cette dialectique entre la coercition et le consentement, le fascisme joue un rôle historique particulier. Il est précisément la forme politique qui permet de renforcer la coercition quand le consentement fait défaut.
Évidemment, Gramsci insiste sur la bataille des idées et la bataille à proprement parler culturelle, qui permet de renforcer l’hégémonie. Il combat ainsi une vision purement économiciste, qui supposerait que la lutte des classes dépend uniquement des conditions matérielles et que l’idéologie n’est que le miroir des rapports de forces au sein de l’infrastructure économique. Mais il insiste sur le fait que l’hégémonie ne peut être traitée seulement comme une bataille idéelle, certes importante, mais qui n’en est qu’une des dimensions.
« Il ne peut pas y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation civile des couches opprimées de la société, sans une réforme économique préalable et sans un changement préalable dans la position sociale et dans le monde économique »
[1] (p. 63).
Aujourd’hui encore, on comprend bien que la réduction du temps de travail et la transformation des conditions dans lequel il est effectué pour limiter son caractère aliénant sont des conditions absolument nécessaires à la production et à la diffusion d’une contre-hégémonie.
Gramsci insiste aussi sur le fait que l’hégémonie ne peut pas simplement se résumer à un embrigadement des classes sociales à partir d’un unique émetteur. L’hégémonie se construit à partir de multiples lieux de production, parfois contradictoires et se reproduit dans l’activité des groupes sociaux.
Hégémonie bourgeoise et hégémonie prolétarienne
Il y a évidemment une ambiguïté au départ même du concept d’hégémonie. Celle que nous pouvons décrire historiquement est celle de la noblesse et du clergé, puis celle de la bourgeoisie. Peut-on analyser l’hégémonie prolétarienne avec les mêmes termes ? C’est le thème que Yohann Douet étudie ensuite. Il commence par pointer un double paradoxe :
« D’un côté hégémonie et subalternité sont des termes contradictoires ; de l’autre (…) une hégémonie des subalternes serait en quelque sorte une hégémonie sans dirigés » (p. 84).
Le paradoxe est levé si on utilise le concept d’hégémonie pour les subalternes de façon dynamique pour comprendre comment ils peuvent mettre fin à l’hégémonie de la bourgeoisie. À partir de ce paradoxe, on peut en déduire les spécificités d’une éventuelle hégémonie prolétarienne. La révolution prolétarienne est forcément active, avec une hégémonie enracinée dans une pratique et elle est donc forcément démocratique. Il ne peut y avoir d’hégémonie prolétarienne sans activité révolutionnaire organisée des subalternes. Yohann Douet va plus loin : alors que l’hégémonie bourgeoise repose sur la dissimulation, l’hégémonie prolétarienne doit dire la vérité.
« L’hégémonie bourgeoise libérale parlementaire est caractérisée par la combinaison de la force et du consentement qui s’équilibre de façon variable » alors que « l’hégémonie prolétarienne pousse le conflit jusqu’au bout »
« La révolution permanente est la structure de l’hégémonie prolétarienne : non, dans le sens, où cette dernière devrait prendre la forme d’un appel à l’insurrection en toute situation (à la guerre de mouvement), mais dans le sens où elle est indissociable d’une dynamique de mobilisation, des masses subalternes, d’une unification de leur lutte et d’intensification, toujours relancé de leur activité collective. »
Enfin, si l’hégémonie bourgeoise peut être nationale, l’hégémonie prolétarienne est forcément internationaliste, même si Yohann Douet rappelle que pour Gramsci elle doit « faire droit » aux particularismes locaux et nationaux.
De façon évidente, Gramsci ne conçoit pas que l’hégémonie prolétarienne soit possible sous le capitalisme et donc avant la révolution. Mais il y a des préfigurations de cette hégémonie, nécessaires au processus révolutionnaire, au sein des organisations dont le prolétariat se dote et au sein de la société civile. Des morceaux de contre-hégémonie et « des foyers de démocratie prolétarienne » existent dans les partis, les syndicats, les entreprises autogérées ou les zones à défendre. Là encore, Gramsci souligne le rôle très spécifique du fascisme. Il permet d’éliminer les organisations, voire les individus, qui sont acteurs de la contre-hégémonie. Il désarme au sens propre le pouvoir hégémonique du prolétariat.
« Après trois ans d’attaques fascistes (1920-1922), la classe ouvrière a perdu toute forme et toute faculté d’organisation, elle est réduite à une masse sans liens, pulvérisée, dispersée » (p. 100).
Ensuite, Yohann Douet examine les lieux de la bataille pour l’hégémonie en commençant par l’État et la société civile, avant d’examiner le rôle spécifique des partis politiques.
L’État intégral et la société civile
Commençons par reposer rapidement les bases, car Gramsci demeure très marxiste dans sa conception de la superstructure et léniniste dans sa conception de l’État. Pour les marxistes, il existe une infrastructure économique où se règle les échanges économiques et la production matérielle. Cette infrastructure façonne la vie de tous les jours et donc aussi nos représentations idéologiques.
La classe dominante construit en parallèle une superstructure avec des institutions politiques qui règlent ces échanges économiques et ce généralement en faveur de la classe qui domine économiquement. La superstructure organise la reproduction élargie de la domination économique existant dans l’infrastructure. Elle a aussi un rôle idéologique fondamental, car elle organise la reproduction des idéologies dominantes au travers, par exemple, de l’école. Dans cette conception, l’État, qui est l’élément central de la superstructure, est entièrement au service de la classe dominante.
Avec la société civile, Gramsci organise un système dans lequel, il existe deux étages à la superstructure. Un premier étage, le cœur de l’État, qui organise plutôt le versant coercition de la domination et un second étage la société civile qui déploie le versant « consentement » de cette hégémonie. Cette distinction est relative, car Gramsci a bien conscience que le Parlement produit aussi du consentement. L’État et la société civile constituent ensemble l’État intégral avec l’ensemble des dispositifs de domination et d’hégémonie.
« Le pouvoir est non seulement concentré dans les institutions ou condensé dans l’État, mais aussi, indissociablement, disséminé dans l’ensemble du corps social »
[3].
La société civile présente un enjeu stratégique pour Gramsci, d’abord parce qu’elle est selon lui historiquement plus développée dans les sociétés d’Europe occidentale qu’en Russie et d’autre part car les classes subalternes ont plus de possibilités pour développer des organisations autonomes au sein de cette société civile.
Gramsci hiérarchise les pouvoirs, et le pouvoir diffus au sein de la société civile dépend en dernier ressort du pouvoir d’État. Prendre le pouvoir d’État demeure donc stratégique. Mais pour prendre le pouvoir d’État, il faut s’attaquer aussi aux « fortifications et casemates » qui le protègent. La société civile est le lieu d’organisation du consentement, mais aussi le lieu d’organisation des subalternes. C’est donc un champ de bataille central.
Le parti révolutionnaire
Comment mener cette bataille hégémonique au sein de la société civile et comment prendre le pouvoir ? C’est pour Gramsci le rôle central du parti.
« Si la bourgeoisie a pu du moins dans certains cas se libérer et conquérir la domination et l’hégémonie sans un parti au sens strict, il ne saurait en aller de même pour le prolétariat et ses alliés » (p. 145).
Par rapport au syndicat, il se donne comme objectif non seulement la prise du pouvoir, mais la constitution d’une société nouvelle en fondant « un nouveau type d’État ». Gramsci énonce que le parti tend plus ou moins à représenter les intérêts des classes qu’ils représentent. Il défend comme Lénine une forte hiérarchisation, une centralisation et une discipline pour « rendre efficace et puissant un ensemble de forces qui laissées à elles-mêmes compteraient pour zéro » (p. 148).
Le parti devient aussi un référent moral. Gramsci ne défendant pas le pluralisme, sa conception du parti revêt un caractère totalitaire reconnaît Yohann Douet. Mais il est cependant très sensible au risque de bureaucratisation. Il écrit :
« Quand le parti est progressiste, il fonctionne démocratiquement, quand le parti est régressif, il fonctionne bureaucratiquement. Dans ce dernier cas, le parti est un pur exécutant, non délibérant, il est alors techniquement un organe policier »
[4].
Seule une intense vie démocratique permet de lier organiquement le parti aux intérêts des classes subalternes qu’il est censé représenter. Seule cette vie démocratique justifie la nécessaire discipline dans l’action.
« Pour Gramsci, la bureaucratie est la force routinière et conservatrice la plus dangereuse ; si elle finit par constituer un corps solidaire, qui existe pour lui-même et se sent indépendant de la masse, le parti finit par devenir anachronique et dans les moments de crise aigüe, il se vide de son contenu social et demeure comme perché dans les nuages »
[5].
Pour que le parti soit efficace, il faut une double dialectique entre direction et spontanéité et entre la base et les intellectuels organiques.
« Cela est rendu nécessaire par le fait que l’élément populaire sent mais ne comprend pas toujours et l’élément intellectuel “sait” mais ne comprend pas ou ne “sent” pas toujours »
[6].
Enfin, Yohann Douet rappelle que si Gramsci a analysé le rôle des chefs individuels, il ne pense pas que le césarisme ou le populisme de gauche défendus par Chantal Mouffe, qui se réclame pourtant de Gramsci, soit une voie à suivre.
« Le rôle du leader devrait alors être pensé comme transitoire, comme une médiation évanouissante et l’une de ses tâches serait de travailler le plus rapidement possible à son propre dépassement, en mettant en place des structures d’une véritable organisation démocratique de masse » p170
Guerre de position et révolution passive
Sur les deux chapitres suivants, Yohann Douet revient sur deux concepts très importants dans la pensée de Gramsci qui s’articulent avec le concept d’hégémonie.
Tout d’abord, pour Gramsci, nous sommes entrés pendant les années 1920 dans une guerre de position longue avec la bourgeoisie des sociétés occidentales. En effet, dans ces sociétés, l’État central est protégé par une hégémonie assez bien installée, y compris dans la société civile. Il critique donc les aventures révolutionnaires (par exemple de Rosa Luxembourg), qui passeraient à des insurrections minoritaires qui, si elles échouent, favorisent la répression. Néanmoins, selon lui, il n’y aura pas de victoire sans passage d’une guerre de position à une guerre de mouvement, avec une prise de pouvoir qui est surtout envisagée sur le plan militaire et pas électoral.
La guerre de position se traduit par une lutte capillaire qui doit se diffuser dans l’ensemble du corps social, qu’il oppose à un moment de concentration des énergies dans un effort insurrectionnel. La bataille hégémonique prend une place évidemment particulière dans cette guerre de position, où on prend position après position, institution par institution. Ce n’est d’ailleurs pas une simple bataille idéelle encore une fois, cette lutte s’incarnant dans une activité révolutionnaire organisée collectivement.
Dans cette guerre de position, Gramsci mobilise un autre concept, celui de révolution passive. C’est un moyen pour les classes dirigeantes de neutraliser l’activité des classes subalternes en incorporant avec retard certaines de leurs revendications. Le réformisme d’après-guerre qui intégrera des revendications sociales ou d’une autre façon certaines formes de fascisme qui intègre un discours socialisant, sont des formes de révolution passive. Ces mécanismes désarment idéologiquement les classes subalternes.
Je rejoins Yohann Douet quand il explique que le néolibéralisme constitue une contre-réforme au sens strict et pas une révolution passive, même si le management néolibéral a pu intégrer en les dévoyant des aspirations individuelles issues des luttes des années 1960. De même, le greenwashing joue le même rôle aujourd’hui, mais je pense que confondre le concept de « révolution passive » avec toutes les capacités du capitalisme à intégrer des idées ou des habitudes issues des classes subalternes, ôte au concept de « révolution passive » son caractère de stratégie systémique.
Gramsci aujourd’hui
Tout au long du livre, Yohann Douet défend de façon convaincante la pensée de Gramsci face aux critiques léninistes et démontre bien le problème des usages des concepts gramsciens par les théories réformistes de l’eurocommunisme ou populistes de Chantal Mouffe. Pour résumer, il est difficile d’utiliser le concept d’hégémonie tel que Gramsci l’a façonné en faisant l’impasse sur la centralité de la lutte des classes et des conditions économiques des subalternes, la nature de classe de l’État et le rôle du parti révolutionnaire. Je laisse les lecteurs approfondir ces thèmes par la lecture du livre.
Je voudrais plutôt interroger maintenant certains points de la pensée gramscienne avec lesquels je suis en désaccord pour examiner comment cela modifie la relation entre hégémonie et révolution.
Sens de l’Histoire ?
Tout d’abord, je vais revenir sur un point qui me tient à cœur et que j’ai déjà traité dans un article de Contretemps et dans mon livre. Dans le schéma marxiste traditionnel, il existe un sens de l’histoire. De son côté, Gramsci insiste en permanence sur le fait que le chemin n’est pas mécanique, mais la question du « sens de l’histoire » n’est pas abordée dans cet ouvrage
À rebours, il me semble que l’évolution historique n’a pas de sens prédéfini et qu’elle dépend toujours en dernière instance des choix humains. Il existe évidemment des contraintes dans l’infrastructure économique et dans l’histoire des superstructures, qui déterminent des futurs possibles. Mais ils sont toujours multiples et les chemins très souvent chaotiques. Le choix entre les différents futurs possibles dépend toujours en dernier ressort des luttes menées par les opprimés et les oppresseurs et par les oppresseurs entre eux.
Penser les choses ainsi rend à la démocratie et à la souveraineté populaire leur place. Nous ne sommes pas les simples accoucheurs d’une tendance historique, nous devons décider ensemble collectivement de ce que nous voulons pour nous et pour nos enfants. Par ailleurs, les limites écologiques posent forcément une limite au développement des forces productives. C’est un grain de sable dans la téléologie marxiste.
Dire cela n’implique pas que les conditions concrètes de l’exploitation capitaliste ou de l’oppression patriarcale et raciste n’ont pas des conséquences sur la dynamique révolutionnaire et les forces capables de la porter. Pour le dire autrement, l’exploitation capitaliste produit mécaniquement que la force sociale porteuse de changement soit le prolétariat. Mais l’oppression raciste et patriarcale implique que les racisés et les femmes ont aussi des rôles spécifiques à jouer dans les processus d’émancipation. Par ailleurs, les contraintes environnementales et les contradictions entre l’accumulation du Capital et les cycles de la nature, co-conditionnent aussi les futurs possibles.
Du concept de classes subalternes
Poser les choses de façon existentialiste et non positiviste, permet d’approfondir un concept insuffisamment pensé dans le livre : celui de « classes subalternes ». D’ailleurs, Yohann Douet utilise ce concept. Il revient dessus dans le livre, mais il le développe insuffisamment alors qu’il est central, pour redéfinir aujourd’hui le concept d’hégémonie dans une optique révolutionnaire.
Si on postule qu’il n’y a pas de sens de l’Histoire, alors il n’y a pas un seul type de subalterne porteur de l’hégémonie révolutionnaire. Le point de départ qui consiste à voir comment une classe de subalterne prend l’hégémonie sur les autres, les ouvriers sur les paysans ou les ouvriers sur les petits bourgeois, n’a plus la même centralité.
Il s’agit alors, de façon plus pragmatique, d’examiner comment peuvent converger différentes catégories de subalternes qui font face à différentes formes d’oppressions et d’exploitations, produits par des systèmes de prédation du Capital sur le travail, des hommes sur les femmes, des blancs sur les racisés et du centre sur les périphéries.
L’hégémonie des subalternes prend alors un autre sens : celui de la convergence et de la coagulation des aspirations composites dans un projet émancipateur commun. La construction d’un imaginaire post capitaliste, de programmes de transition et de stratégies révolutionnaires deviennent alors des éléments essentiels de la bataille idéologique et de la construction d’une contre-hégémonie.
Fondements éthiques de l’émancipation
Par ailleurs, si le sens de l’Histoire n’est pas donné a priori, cela repose la question des fondements métaphysiques et éthiques de nos politiques. Au nom de quoi, au nom de quelles valeurs, défendons-nous l’émancipation de toutes et tous, l’égalité des citoyens et la préservation de l’environnement ? Je reviens sur ce sujet dans mon livre et dans un article récent dans Contretemps.
Là encore, ce sujet impacte la question hégémonique, car elle redessine la bataille idéelle en y intégrant une bataille des valeurs dans laquelle nous pouvons réinvestir des valeurs plus anciennes comme celle de l’égalité. J’insiste aussi dans mon livre sur la résilience des récits et valeurs passées, qui posent des questions stratégiques spécifiques. Par exemple, certains récits et valeurs vieilles de milliers d’années sont encore puissants aujourd’hui, alors même que les conditions économiques actuelles n’ont plus rien à voir.
Production et reproduction des idéologies
À ce stade, il me semble intéressant de définir de façon plus analytique le concept d’hégémonie. Je définirai l’hégémonie comme la capacité d’un groupe social à dominer matériellement et idéologiquement d’autres groupes sociaux. Les deux formes de domination s’interpénètrent. La domination idéologique requiert que les producteurs de récits idéologiques soient en position d’être des émetteurs reconnus par les autres groupes sociaux. Cette reconnaissance passe souvent par une domination économique. A l’inverse, la justification de la domination économique et le consentement sont acquis par le récit idéologique qui va avec.
Le volet à proprement parler idéel de l’hégémonie correspond à de l’information mise en récit et en cohérence avec un objectif bien précis de reproduction des dominations. Cette mécanique de mise en cohérence est parfois parfaitement consciente, parfois construite par du bricolage plus ou moins conscientisé. Dit autrement, l’intentionnalité peut être directement dictée par le groupe dominant ou être sélectionnée au cours de processus historiques.
Pour aller plus loin que Gramsci, Il me semble intéressant de mieux distinguer la production de cette idéologie et la reproduction de l’idéologie, chacun étant l’objet d’institutions spécifiques. C’est Althusser qui a mis l’accent sur la question de la reproduction de l’hégémonie. Cette approche analytique permet ainsi de mieux cartographier les champs de bataille idéologiques dans la lutte pour une contre-hégémonie. La production a lieu dans les universités, les think tanks, les clubs associés à de grandes entreprises, et l’État. La reproduction a lieu dans l’école qui a remplacé les églises, et dans la famille.
Formaliser les choses permet ainsi de mettre en lumière des lieux stratégiques pour nous. L’université en est un. Ce qui se passe dans les grandes écoles françaises et les universités américaines aujourd’hui sur Gaza est central. A bien des égards, la contre-hégémonie domine ces lieux de production de l’hégémonie. Ce phénomène n’est pas complètement nouveau, nous l’avions vu dans les années 1960 et 1970. Un des objectifs des réformes néolibérales de la recherche et de l’enseignement supérieur est d’ailleurs la mise au pas de ces institutions.
De la même façon, les instituts de recherche sont aussi devenus des lieux de documentation des dégâts du capitalisme. Les scientifiques peuvent devenir des empêcheurs de faire des profits tranquilles. Ce tournant a contraint les dominants à adapter leurs stratégies en favorisant les marchands de doute, d’abord sur l’industrie du tabac, puis pour les pesticides et enfin sur le climat.
L’école est un autre lieu central de la reproduction des classes sociales. Ceci est d’ailleurs maintenant très bien documenté sans être non plus une nouveauté. C’était déjà le cas avant les contre réformes néolibérales. Notre projet politique doit donc prendre à bras le corps cette question des reproductions des dominations au sein du champ scolaire. Cette reproduction croise d’autres formes d’oppression comme les stéréotypes racistes et sexistes. Enfin, la famille demeure le lieu par excellence de la reproduction des dominations. Le patriarcat joue encore un rôle central dans cette reproduction. C’est là que l’on voit l’articulation entre la reproduction de la société de classe, l’imaginaire productiviste et le sexisme. Cela permet de voir comment éco-féminisme et luttes anticapitalistes peuvent converger.
Cette analyse permet d’approfondir notre topologie des lieux et institutions dans lesquels nous devons nous investir avec trois objectifs : (i) produire de nouvelles idéologies et de nouveaux récits, (ii) bloquer la reproduction des idéologies dominantes, (iii) favoriser la reproduction des contre-idéologies.
Prendre le pouvoir
J’aimerais conclure cet article en revenant sur la question stratégique, car là encore cela conditionne les relations entre hégémonie et révolution.
Gramsci demeure sur une option stratégique de prise du pouvoir de l’État, avec à la fin une guerre de mouvement essentiellement encore vue sous l’angle insurrectionnel. Il n’envisage pas sérieusement une prise du pouvoir par les urnes, même s’il prend plus sérieusement le parlementarisme en compte que d’autres. Cela me paraît logique quand on écrit en prison sous un pouvoir fasciste. Mais qu’en est-il quand les droits démocratiques existent encore et que la participation aux élections est possible ? Il me semble qu’on ne peut évacuer la possibilité stratégique de parvenir au moins partiellement à contrôler l’appareil d’État en gagnant des élections.
Sous cet angle, la question hégémonique est totalement reformulée. Il faut alors se pencher plus précisément non seulement sur les groupes sociaux en mouvement par réaction dialectique à l’oppression et l’exploitation, mais aussi plus largement sur l’ensemble du bloc populaire pouvant devenir majoritaire dans le pays à l’occasion d’élections.
On peut alors reformuler le débat stratégique en deux questions : Quelle bataille hégémonique pour d’une part faire émerger un bloc populaire majoritaire ? Et deuxièmement comment faire en sorte que ceux qui souhaitent s’affronter à la bourgeoisie prennent la direction du bloc à ceux qui préfèrent adopter une stratégie de conciliation de classe ?
En cas de victoire électorale, la question hégémonique soulève d’autres sujets centraux : la transformation de l’appareil d’État, les relations avec la police, l’armée et le risque de coup d’État, la stratégie de contagion révolutionnaire à d’autres États et de résistance à la réaction étrangère…
Pour mener à bien toutes les tâches qui découlent des différentes phases de la bataille pour l’hégémonie, il faut construire dans la durée une force politique consciente d’elle-même capable collectivement de définir au cas par cas les différentes réponses tactiques. Cela repose de façon centrale la question du parti révolutionnaire. Dans ce cas, il doit rassembler tous ceux et toutes celles qui ont la conviction d’un nécessaire dépassement du capitalisme pour cheminer vers une société émancipée du productivisme, du patriarcat et du racisme. La reformulation des enjeux entre hégémonie et révolution n’enlève en rien l’actualité de la construction démocratique de tels partis.
Hendrik Davi
Notes