Andrew Sebald : Merci à tous d’être présents. Pouvez-vous nous parler de votre expérience en matière d’organisation des travailleurs en Chine ?
Ellen David Friedman : Je suis une syndicaliste à la retraite. J’ai travaillé pendant une cinquantaine d’années dans le mouvement syndical américain, mais j’ai aussi vécu et travaillé pendant dix ans en Chine. J’ai été poussée par un besoin impérieux d’essayer de comprendre ce qui se passait en Chine après l’« ouverture » de Deng Xiaoping dans les années 1990. J’ai également milité dix années durant au sein du mouvement ouvrier à différents niveaux. Aux États-Unis, je suis principalement engagée dans le cadre du site de Labor Notes, dont j’ai l’honneur d’être la présidente du conseil d’administration.
Je suis partie en Chine il y a environ vingt-cinq ans. J’étais motivé pour m’y rendre parce que j’étais une fervente partisane de la révolution chinoise. J’avais été impressionnée et fascinée par certaines des premières réalisations de la révolution, mais j’ai ensuite vu comment les choses ont évolué . J’ai constaté des virages terrifiants vers l’autoritarisme, la mise à l’écart de la classe ouvrière, etc. À ce moment-là, j’avais près de quarante ans d’expérience dans le mouvement syndical américain, dans divers secteurs, de l’industrie manufacturière à l’enseignement public. J’étais consternée par ce que le néolibéralisme avait provoqué dans ce pays : la perte de substance de nos syndicats qui abandonnaient toute référence au pouvoir des travailleurs, et leur virage vers le recours à l’État pour résoudre les contradictions du capitalisme. Pour moi, ce n’était pas une voie qui pouvait permettre d’avancer, et j’ai donc voulu voir quelque chose de différent.
Ce que j’ai vécu en Chine a coïncidé avec une période de libéralisation conduite par Hu Jintao et Wen Jiabao, au cours de laquelle les militants étrangers ont été tolérés dans des proportions notables. J’ai pu vivre et enseigner dans une université de Guangzhou, l’université Sun Yat-Sen, où j’ai créé un centre international de recherches sur le travail. Ce centre a été subventionné pendant quatre ou cinq ans et a permis de promouvoir les échanges de militants syndicaux. Beaucoup de gens affluaient en Chine, en particulier dans le delta de la rivière des Perles, qui était devenu « l’usine du monde ». Il y avait des milliers de grèves en permanence dans des milliers d’usines. C’était passionnant, et nous avons pu faire de ces situations des sujets de recherche. Il y a eu une brève période pendant laquelle nous pouvions à la fois mener des recherches et échanger avec les travailleurs directement sur le lieu de travail, en rencontrant les gens dans leurs dortoirs, dans leurs usines, dans des lieux publics, et organiser des formations et des stages pour les animateurs de ces mouvements. Des gens venaient du monde entier pour faire des recherches dans ce domaine. C’était très fructueux et passionnant.
Puis Xi Jinping est arrivé au pouvoir et les murailles se sont refermées sur nous. En 2013 ou 2014, notre centre a été fermé. Nous n’étions plus en mesure d’inviter des étrangers. J’ai été arrêté par la direction de la sécurité nationale et on m’a demandé de quitter le pays. Depuis 2015, j’essaie de trouver des moyens de créer une solidarité ouvrière entre les États-Unis et la Chine dans des conditions extrêmement difficiles.
Kevin Lin : J’ai commencé à m’intéresser aux questions de travail en Chine entre 2009 et 2010. Ces années ont été des moments importants dans l’histoire récente du monde du travail en Chine du point de vue de l’ampleur des luttes ouvrières. J’ai eu la chance d’être attiré par le mouvement ouvrier en Chine à une époque où il y avait des luttes ouvrières dynamiques.
J’ai terminé mon diplôme de premier cycle vers 2009 - 2010. Je lisais tous les jours des informations sur les dernières nouvelles du monde du travail en Chine, qu’il s’agisse des grèves, des réformes sociales ou des catastrophes. À cette époque, les relations au travail évoluaient rapidement et les luttes des travailleurs s’intensifiaient. Je faisais partie d’une génération de jeunes qui étaient attirés par le mouvement ouvrier chinois en raison de ces luttes. Une mutation des consciences s’opérait, les Chinois ne considérant plus les travailleurs migrants ruraux comme de simples victimes d’un système oppressif. C’est au cours de cette période, entre la fin des années 2000 et le début des années 2010, que la population a véritablement changé d’attitude, passant de la sympathie à la solidarité. Les Chinois ne se contentaient pas de plaindre les travailleurs migrants, ils voulaient les rejoindre dans leur lutte. C’est ce type de solidarité là qui a émergé au cours de cette période. C’est le type de solidarité auquel je crois aujourd’hui, au-delà de la sympathie de nature morale à l’égard des victimes de mauvaises conditions de travail.
Alex Tom : Je me décrirais comme un activiste et un organisateur de mouvements depuis plus de 25 ans. J’ai fait partie de la Chinese Progressive Association (CPA) à San Francisco pendant plus de 15 ans. La CPA, qui a vu le jour au début des années 70, a créé de nombreuses branches et sections dans tout le pays. La CPA a joué un rôle clé dans la communauté des immigrés chinois en réclamant la normalisation des relations entre les États-Unis et la Chine et en soutenant fermement la révolution chinoise. C’était une chose particulièrement difficile à faire dans Chinatown, qui à l’époque était principalement contrôlé par le Kuomintang (KMT).
Notre communauté a une tradition de coopération d’individu à individu qui fait partie de notre patrimoine. Il est également important de se rappeler que des travailleurs chinois vivaient et travaillaient aussi aux États-Unis, et que de nombreux fondateurs de la CPA étaient des travailleurs sans papiers. C’est important parce que nous voyons maintenant le potentiel d’organisation de la diaspora ici aux États-Unis.
De nombreuses scissions se sont également produites au sein de l’organisation au cours des cinquante dernières années. L’une des plus importantes a été provoquée par le massacre de la place Tiananmen. Notre organisation et d’autres sections du CPA ont décidé de soutenir les étudiants et les travailleurs. Tout le monde à gauche n’a pas défendu cette position, mais il y a eu incontestablement des militants de gauche et des organisations de masse qui l’ont fait. Ce clivage est très important car certains pensent que la diplomatie « de peuple à peuple » consiste à soutenir inconditionnellement les positions des gouvernements révolutionnaires. Mais nous devons continuer à garder les pieds sur terre et à travailler avec quiconque se fait l’expression des opinions des travailleurs, qu’elle soit au pouvoir ou non.
Lorsque j’ai commencé à travailler pour le CPA en 2004, j’ai rencontré Ellen et, plus tard, Kevin. La Chine entrait dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ce qui marquait une étape importante dans le processus de mondialisation. En 2005, nous avons ressenti le besoin de faire venir des travailleurs chinois, des étudiants et des jeunes des États-Unis pour protester contre la réunion annuelle de l’OMC qui se tenait cette année-là à Hong Kong. Alors que beaucoup considèrent les manifestations de Seattle en 2000 comme la grande percée du mouvement antimondialisation, pour de nombreux Asiatiques, ce sont les manifestations de 2005 à Hong Kong qui ont été déterminantes. C’était la première fois que les communautés d’immigrés chinois critiquaient ouvertement la mondialisation et se mobilisaient contre elle. Certains ont perçu cela comme un « dénigrement de la Chine » au sein de notre propre communauté et parmi nos propres membres. Bien sûr, cela a changé après que nous avons organisé une plus importante campagne de sensibilisation sur les conditions de travail en Chine et dans d’autres parties de l’Asie.
La CPA existe depuis bien des décennies et a connu diverses conjonctures politiques et diverses luttes idéologiques dans ses rangs. À la fin des comptes, c’est de cette manière que nous avons maintenu notre mission et nos valeurs, en nous efforçant de refléter la conscience du peuple. Ensemble, ils ont intégré la délégation de la WT-NO, qui comprenait plus de 40 dirigeant.e ;s de Los Angeles, Philadelphie, New York et d’autres villes des États-Unis (voir les figures 1 et 2).
Au cours de l’été 2010, le CPA a organisé une veillée commémorative devant le magasin Apple de San Francisco à la mémoire des travailleurs de Foxconn qui s’étaient suicidés ( voir illustration 3). Foxconn est le plus grand fabricant d’électronique au monde et l’un des principaux fabricants de produits Apple. Les conditions de travail dans l’usine sont si dures pour les jeunes travailleurs que des dizaines d’entre eux ont tenté de se suicider, mais les nombreuses actions menées pour augmenter les salaires n’ont toujours pas permis d’améliorer les conditions de travail.
Andrew : Quelles sont les pointss communs entre les conditions de travail auxquelles sont confrontés les travailleurs américains et chinois ?
Ellen : Après m’être installée en Chine et m’être frottée à la complexité de ses strates sociales, j’ai réalisé que la Fédération des syndicats de Chine (ACFTU) est avant tout une instance gouvernementale plutôt qu’une organisation de masse représentant les intérêts de la classe ouvrière. Sous la pression du néolibéralisme, l’ACFTU, même si elle a une taille énorme et possède de nombreuses ressources, est devenue une organisation creuse et verticalisée, tout à fait éloignée des besoins de ses adhérent.e.s de base. Ceux et celles d’entre nous qui pensent que les syndicats devraient être des lieux où les travailleurs apprennent à se battre pour les intérêts de la classe ouvrière comprennent que les relations patronales-syndicales sont de nature conflictuelle. Mais cette conception est totalement absente au sein de l’ACFTU. Lorsque je suis retournée aux États-Unis, j’ai constaté des problèmes similaires dans bon nombre de nos syndicats. Bien entendu, tous les syndicats américains ne sont pas des coquilles vides, et la récente poussée syndicale a clairement révélé l’existence en profondeur d’un courant favorable à des réformes démocratiques. Toutefois, aux États-Unis comme en Chine, les dirigeants syndicaux ont tendance à être très dirigistes, conservateurs, bureaucratiques et à privilégier les bonnes relations avec les responsables politiques plutôt qu’avec les travailleurs. En Chine, toute initiative prise par des travailleurs de la base pour se regrouper de manière indépendante au sein des syndicats est sévèrement réprimée, et la perspective de syndicats dirigés de manière démocratique semble très lointaine.
Kevin : Au cours des vingt ou trente dernières années, le développement économique de la Chine s’est opéré par une industrialisation axée sur l’exportation. Des usines ont poussé partout en Chine, les travailleurs ruraux ont migré vers les villes et l’industrialisation à bas salaires et à faible niveau de qualification a été le moteur de l’économie chinoise. Le cœur des luttes ouvrières en Chine se trouvait au sein de la classe ouvrière industrielle. Ce n’était pas le cas des États-Unis à l’époque. À ce moment-là, le pays s’était déjà désindustrialisé au cours des vingt ou trente années précédentes. Je me souviens d’avoir participé à des réunions avec des délégations de travailleurs chinois et des activistes avec des syndicalistes américains, et les travailleurs américains, tout en exprimant leur intérêt et leur solidarité, avaient du mal à comprendre les luttes de la classe ouvrière chinoise parce que les Américains venaient principalement du secteur des services. Aujourd’hui, je pense qu’il y a de moins en moins de décalage entre les classes ouvrières américaines et chinoises. La Chine est en train de vivre le début de sa propre phase post-industriellealisation, et de plus en plus de jeunes Chinois sont des cols blancs qui s’orientent vers les secteurs de la technologie et des services. Les travailleurs chinois sont de plus en plus nombreux à avoir une vision sombre de leur avenir, à l’instar de ce que les travailleurs américains ont pu ressentir il y a de nombreuses années.
Je pense que la meilleure façon pour les travailleurs de construire la solidarité est d’avoir des échanges d’expériences sur des situations concrètes. Bâtir la solidarité sur la base d’abstractions moralisantes n’est pas une démarche qui peut s’inscrire dans la durée, cela ne permet pas d’organiser efficacement les travailleurs. Maintenant que les classes ouvrières américaines et chinoises commencent à connaître des luttes de même nature, un espace est en train de se dessiner où elles pourront s’organiser ensemble.
Alex : J’aimerais ajouter à cela une anecdote personnelle. Dans notre délégation du WT-NO, nous avions des travailleurs de Chinatown, dont l’une avait travaillé dans le secteur de l’habillement pendant la révolution culturelle. Avant notre voyage, les membres de notre délégation éprouvaient un sentiment de fierté à l’égard de la Chine. Nous critiquions la mondialisation et ils nous disaient souvent que nous devrions être plus « dialectiques » à ce sujet. Même si la mondialisation peut avoir des effets néfastes, il était difficile de ne pas être patriote au regard de l’ascension fulgurante de la Chine sur la scène internationale. Lorsqu’ils ont visité la Chine, ils n’ont pu que constater le développement rapide et la modernisation de leurs villes d’origine. De nombreux membres de la délégation ont cru que nous mentions sur les conditions de travail des ouvriers, estimant que nous étions trop sensibles à la rhétorique anti-chinoise. Toutefois, peu de temps après, nous nous sommes rendus dans la zone économique spéciale (ZES) de Shenzhen et les membres de la délégation ont été choqués de constater à quel point les conditions de travail étaient mauvaises. L’ouvrière qui avait travaillé dans une usine de coton pendant la révolution culturelle a rappelé que son salaire minimum était beaucoup plus élevé que dans les usines de la ZES. Elle était scandalisée par le fait que les salaires étaient si bas.
Andrew : Y a-t-il eu d’autres initiativess importantes de solidarité ouvrière entre les États-Unis et la Chine au cours des dernières décennies ? En quoi peuvent- elles nous donner des indications sur les formes que prendra cette solidarité à l’avenir ?
Ellen : Depuis 20 ans que je mène ce travail, le point culminant de la solidarité entre les États-Unis et la Chine a été pour moi la grève des dockers de Hong Kong en 2013. C’est un petit groupe de grutiers qui a lancé la grève. Bien que peu nombreux, ils étaient hautement qualifiés, de sorte que lorsqu’ils cessaient de travailler, tout le reste s’arrêtait également. La grève s’est rapidement étendue. À Hong Kong, les deux syndicats étaient alors en conflit. L’un était la Fédération des syndicats de Hong Kong (HKFTU), étroitement associée à l’ACFTU du continent et traditionnellement plus docile. L’autre était la Confédération des syndicats de Hong Kong (HKCTU), favorable à la démocratie, qui a dû se dissoudre après la mise en œuvre de la loi sur la sécurité nationale en 2020. Tous deux étaient présents, mais le dynamisme des dockers associés à la HKCTU était si grand et si convaincant qu’il a rapidement gagné un large soutien extérieur. Des étudiant.e.s, des membres d’organisations socialistes et des militant.e.s d’autres syndicats se sont regroupés pour soutenir les dockers. La mobilisation de l’opinion publique à cette échelle était incroyable.
J’étais alors à Guangzhou, ce qui m’a permis de faire des allers-retours entre Guangzhou et Hong Kong pour suivre la grève. À mon retour aux États-Unis, nous avons organisé une tournée de conférences pour les dirigeants du syndicat des dockers. Ils ont commencé par prendre part à la conférence de « Labor Notes » en 2014, puis ils ont fait une tournée éclair destinée à obtenir le soutien des syndicats de dockers de la côte ouest. C’était assez intense, mais nous avons fait le tour de tous les ports de la côte ouest où le syndicat International Longshore and Warehouse Union (ILWU) est représenté. L’ILWU a une longue histoire de syndicalisme internationaliste, c’est l’un des rares syndicats américains à avoir cette tradition. L’ILWU a organisé des discussions avec ces militants à Los Angeles, Oakland, Tacoma, Portland et dans d’autres ports encore. Ils ont collecté beaucoup d’argent pour couvrir les frais de grève. Nous avons également rencontré plusieurs groupes affinitaires et communautaires, comme le CPA. On pouvait sentir que les situations comparables vécues par les travailleurs, même si leurs syndicats étaient différents, leur permettaient de comprendre tout ce qu’il y avait de semblable et de se rendre compte du pouvoir qu’ils avaient sur le mouvement mondial du capital. C’était très impressionnant.
Je dois dire que ce genre de chose est au-delà de ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui. Nous devons faire preuve d’une grande modération dans nos appréciations et nos attentes en ce qui concerne les possibilités de contact entre travailleurs. À l’heure actuelle, toute personne qui arriverait de Chine et prendrait publiquement position en faveur du militantisme ouvrier serait en grand danger à son retour dans son pays. Inutile de dire que ces personnes veulent éviter de s’exposer à un tel danger, si bien que de tels scénarios ne se présentent pas à nous pour l’instant.
Alex : Dans le prolongement de ce qu’a dit Ellen, le fait d’organiser des échanges de travailleur à travailleur a modifié qualitativement notre base aux États-Unis, car beaucoup parmi eux avaient peur de s’exposer. Cependant, après avoir vu comment les dockers de Hong Kong ou de jeunes travailleuses s’étaient organisés, j’ai entendu certaines de ces mêmes personnes aux États-Unis dire : « Hé bien, s’ils peuvent le faire, nous pouvons le faire aussi ». Il se crée quelque chose de très fort lorsque les gens voient la réalité de la lutte et de la contestation en Chine.
Je tiens également à souligner que le travail organisationnel se poursuit en Chine. Cependant, comme l’a dit Ellen, il est important d’avoir une évaluation sobre de ce qui est possible en Chine. Il faudra peut-être des décennies avant que les conditions ne changent. Pour aller de l’avant, il faut bien évaluer le moment présent et penser l’importance de l’organisation de la diaspora. Il y a des centaines de milliers de Chinois expatriés parmi nous. Certains d’entre eux ont participé à des mouvements en Chine, et l’une des propositions que je fais au sein de la communauté américaine d’origine asiatique est de faire participer ces étudiant.e.s chinois.e.s à l’étranger au sein de nos mouvements et de nos communautés. Ils ont besoin d’un espace qui leur permette de bâtir et de développer des stratégies autour de questions politiques : le travail, les questions de souveraineté et de démocratie en Chine, le climat, le féminisme, et bien d’autres choses encore. Nous devons donc créer un espace de réflexion stratégique qui leur permette de lutter, de construire et d’établir des liens avec d’autres mouvements.
Kevin : Je voudrais conclure par quelque chose d’un peu plus abstrait. J’ai lu deux livres récemment publiés sur la question de la solidarité. L’un est Struggle and Mutual Aid in the Age of Working Solidarity (Other Press, 2023) de Nicholas Delalande, qui est une histoire de la Première Internationale. Ce livre relate comment des liens ont été tissés entre les classes ouvrières européennes et américaine afin de dépasser les frontières nationales et d’établir des relations profondes entre elles. L’autre livre est Solidarity : The Past, Present, and Future of a World-Changing Idea de Leah Hunt-Hendrix et Astra Taylor (Penguin Random House, 2024). Ce livre nous apprend que l’idée de solidarité elle-même est relativement jeune, puisqu’elle est principalement issue de la révolution industrielle. Bien sûr, les communautés se sont soutenues mutuellement pendant la plus grande partie de l’histoire, mais le mot et la pratique de la solidarité telles que nous les concevons aujourd’hui sont un phénomène assez récent. Elle est née du sentiment que les gens sont tributaires les uns des autres, non seulement pour des raisons morales ou politiques, mais aussi pour des raisons économiques, grâce au développement du capitalisme. L’idée est que nous devons être redevables les uns envers les autres sur le plan matériel pour nous soutenir mutuellement.
Cet aspect matériel est important car la Première Internationale a démontré que la solidarité consiste pour les travailleurs à arracher le contrôle de l’économie aux capitalistes et à l’État capitaliste. Le livre m’a fait réfléchir encore plus sur ce que signifie la pratique de la solidarité, et sur la façon dont elle a pu faillir ou sur les endroits où elle a échoué. La solidarité ne se manifeste pas seulement par des manifestations de soutien visibles ; elle se construit également à travers des traductions au quotidien, une compréhension profonde des luttes des uns et des autres, et l’établissement de relations à long terme. Ce sont les fondations solides sur lesquelles nous pouvons construire notre solidarité.
Ellen : tu as bien préparé le terrain pour un point que j’aimerais ajouter, Kevin. Lorsque nous sommes confrontés à des situations dans lesquelles de nombreuses personnes vivent en exil ou sont soumises à des contraintes incroyablement restrictives dans leur pays, nous pensons souvent que cet isolement constitue un obstacle majeur à la mise en place d’une forme matérielle de solidarité. La forme la plus cruciale de solidarité est celle où les gens continuent à développer un ensemble de valeurs et d’outils analytiques pour évaluer la réalité et pour s’engager dans une certaine perspective sur la durée, quelles que soient les conditions qui les entourent à un moment donné. J’en ai vu de beaux exemples. Lors de la dernière conférence de Labor Notes, il y avait des personnes du monde entier qui ont mis en pratique le syndicalisme démocratique, même dans des situations où elles étaient confrontéres à des conditions de plus en plus restrictives. Nous constatons une formidable soif de pratiques radicalement démocratiques, qui ne se limitent pas au vote, mais qui permettent d’apprendre à se comporter les uns avec les autres de manière fondamentalement respectueuse. Ce mouvement de solidarité en matière de convictions et d’objectifs, qui se construit au-delà des distances, sera une forme de puissance durable et pérenne qui se développera à mesure que nous avancerons.
David Friedman, Alex Tom, Kevin Lin, Andrew Sebald
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