De 1992 à 2019, Nestlé a prélevé l’eau qu’elle commercialisait sans autorisation. Une situation hors de tout cadre légal, à tel point que sur certaines périodes, aucune donnée n’existe sur le volume d’eau prélevé et il n’y a aucune trace du paiement de la redevance sur l’eau, pourtant obligatoire.
Cette surexploitation des nappes phréatiques a provoqué un assèchement récurrent et « des perturbations des cycles hydrologiques des eaux superficielles ».Certains villages dépendant d’un des sites de forage de l’usine ont déjà connu des ruptures d’approvisionnement. Un comble, alors que Nestlé continuait de puiser l’eau.
Ces conclusions sont celles des agents de l’Office français de la biodiversité (OFB), chargé des investigations dans le cadre de l’enquête préliminaire ouverte par le parquet d’Épinal, fin 2022, à la suite de la plainte déposée par cinq associations, dont Vosges nature environnement et France nature environnement (FNE). Une plainte pour l’exploitation de forages et des prélèvements d’eau, par Nestlé, sans autorisation au titre du Code de l’environnement, sur les sites de Contrexéville et Vittel, dans les Vosges.
© Photomontage Mediapart avec l’AFP
Dans leur rapport, dont Mediapart publie des extraits, les agents de l’OFB révèlent que pendant vingt-sept ans, Nestlé a prélevé l’eau de neuf forages – cinq pour les eaux Contrex et Vittel, et quatre pour les thermes et l’arrosage –, hors de tout cadre légal. Soit plus de 19 milliards de litres d’eau entre 1999 et 2019 (les données n’étant pas connues avant), selon les estimations des enquêteurs.
Ces prélèvements auraient dû faire l’objet de déclarations auprès de l’État et, pour les plus importants d’entre eux, d’autorisations, afin que les conditions d’exploitation et les volumes pompés puissent faire l’objet d’études d’impact, d’avis de l’autorité environnementale et être ainsi encadrés, limités voire interdits (comme le dispose la loi sur l’eau et le prévoit le Code de l’environnement).
En s’abstenant de respecter la législation, la multinationale a ainsi pu échapper à tout contrôle et exploiter les ressources en toute illégalité. Ce sont également de la plupart de ces forages que Nestlé prélève l’eau minérale dite naturelle qu’elle traiterait frauduleusement depuis plus de vingt-cinq ans, pratiques pour lesquelles elle est également visée par une enquête préliminaire, pour tromperie par personne morale sur la nature et la qualité d’une marchandise, ouverte au parquet d’Épinal.
Concernant les exploitations de forages et les prélèvements d’eau illégaux, les enquêteurs retiennent, à l’issue de leurs investigations, plusieurs délits, dont la mise en place, l’exploitation de forages et l’exercice d’une activité nuisibles à l’eau, tous commis par l’industriel sans autorisation.
Contacté par Mediapart, Nestlé déclare « coopérer pleinement » dans le cadre de l’enquête, « certains éléments [étant] en cours d’évaluation par le procureur d’Épinal ».
Examen complet
L’enquête de l’Office français de la biodiversité détaille comment Nestlé a exploité, en toute impunité, les ressources en eau du département des Vosges et comment l’État a régularisé la situation, qui ne concerne pas neuf mais dix-sept forages et cela malgré des irrégularités.
Tout commence en 2010, lorsque Nestlé dépose une nouvelle demande d’exploitation. Les forages et les prélèvements d’eau nécessitent des autorisations et des déclarations, encadrées par le Code de l’environnement, celui de la santé publique et le Code minier.
Le forage doit être régulièrement déclaré auprès des autorités ainsi que les quantités d’eau prélevées, afin d’être évaluées et autorisées en fonction de leur impact sur l’environnement.
À la suite de la demande de la multinationale, les services de l’État décident de faire un examen complet de l’ensemble des forages et des prélèvements de Nestlé sur le territoire. Lors d’une réunion le 15 septembre 2011, en présence des fonctionnaires de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) et de la direction départementale des territoires (DDT), en charge du dossier, le constat est embarrassant, ainsi que le relate une note écrite remise aux enquêteurs : « À ce jour, il semble qu’aucun service n’ait vérifié la validité des différentes autorisations. »
Neuf mois plus tard, le 26 juin 2012, les fonctionnaires se retrouvent, à nouveau, pour une réunion. La DDT, service rattaché à la préfecture, fournit alors la liste de 31 forages connus comme appartenant à Nestlé. Aucun contrôle n’a encore été déclenché et, comme stipulé dans le compte rendu remis aux enquêteurs, « il est impératif de faire un état des lieux précis de ce qui existe. […] Il faut vérifier que tous les forages en fonctionnement ont une autorisation légale ».
Chargé de ces vérifications, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) rend quatre mois plus tard son rapport. Son bilan est alarmant : ce ne sont pas 31 forages mais 130 que Nestlé possède sur le territoire. Les enquêteurs de l’Office français de biodiversité pointent « un écart significatif entre les éléments portés à la connaissance des services de l’État et la situation effective du patrimoine de l’industriel ».
« Pas de légalité »
Auditionnée dans le cadre des investigations, la responsable départementale de la police de l’eau de la préfecture reconnaît que « les données des différents services concernés étaient disparates et même Nestlé n’avait pas de connaissance précise des différents forages ».
Une fois les forages ainsi identifiés, un nouveau constat vient accabler l’industriel et l’État : « Pour plusieurs ouvrages,poursuit l’inspectrice de la police de l’eau, il s’est avéré qu’il n’y avait pas de légalité au titre du Code de l’environnement. »
En somme, les prélèvements ont été effectués sans autorisation préalable. Aucune étude sur l’état des nappes et sur les facteurs de risque n’a été faite pour évaluer si les volumes d’eau prévus n’étaient pas supérieurs aux capacités de renouvellement de la nappe ou n’impactaient pas les eaux des cours d’eau.
Les neuf forages visés par la plainte des associations sont donc « exploités sans aucune autorisation ».Et huit autres sont « juridiquement fragiles »,ainsi qu’il est écrit dans un tableau récapitulatif de l’ensemble des forages.
Depuis 1992, la loi dite « loi sur l’eau » pose une gestion plus équilibrée des ressources en eau avec un encadrement plus strict de leur exploitation et de leur usage. L’eau est reconnue en tant que « patrimoine commun de la Nation ». C’est dans cet esprit que les procédures de déclaration et d’autorisation sont renforcées (selon le décret du 29 mars 1993).
Il concerne les « installations, ouvrages, travaux et activités réalisés à des fins non domestiques par toute personne physique ou morale, publique ou privée et entraînant des prélèvements sur les eaux superficielles ou souterraines, restitués ou non, une modification du niveau ou du mode d’écoulement des eaux ou des déversements, écoulements, rejets ou dépôts directs ou indirects, chroniques ou épisodiques, même non polluants ».
Une autorisation est demandée au préfet. L’industriel doit notamment réaliser des études d’impact sur l’environnement qui conditionnent la poursuite de son activité et les volumes de prélèvement d’eau autorisés avec une autorité indépendante qui en vérifie la pertinence (l’Autorité environnementale), les différents services et collectivités concernés, et les citoyens via une enquête publique.
Lors de l’entrée en vigueur de la loi sur l’eau, Nestlé avait un délai de deux ans, soit jusqu’en 1995, pour déclarer auprès de l’État l’ensemble de ses forages (certains datant de 1760, d’autres des années 1960, voire 2000 pour le plus récent) et de ses prélèvements. Or, aucune déclaration n’a été faite par la multinationale, qui continue de commercialiser de l’eau sans être autorisée à la prélever.
Il y a donc urgence pour les services de l’État à régulariser la situation et cela malgré de nombreuses irrégularités. La procédure est officiellement déclenchée par arrêté préfectoral en novembre 2016 et un an plus tard, Nestlé dépose un premier dossier concernant 60 forages. Puis, une deuxième demande, en 2019, portant finalement sur 57 forages.
Outre ces variations qui ne manquent pas d’intriguer les enquêteurs, ils relèvent que plusieurs documents font défaut au dossier : les volumes de prélèvements sur plusieurs années, ainsi que les récépissés attestant que Nestlé a bien déclaré ses forages auprès de l’administration.
S’ajoutent à cela de nombreuses imprécisions quant au sort réservé à certains forages, censés être rebouchés. Le doute perdure également sur les impacts de ces forages sur l’environnement. Les ingénieurs du bureau Antea, qui est chargé de les évaluer, concluent eux-mêmes qu’il est nécessaire de mener des analyses complémentaires, ne disposant pas de données suffisantes.
C’est également l’avis du BRGM qui, à la lecture de cette étude, conseille « une expertise plus approfondie » pour « apporter des preuves concrètes de l’absence d’impact » de ces forages.
Au vu de ces éléments, la régularisation de l’ensemble des forages de Nestlé « suscite des interrogations et des divergences au sein même du service instructeur de la préfecture » ainsi qu’il est noté dans le rapport d’enquête.
Volumes inconnus
Plusieurs fonctionnaires émettent des réserves. Parmi eux, la responsable de la police de l’eau qui explique, lors de son audition, que l’exploitant doit fournir un certain nombre de données et notamment les volumes d’eau prélevés. Or, « pour les neuf forages, les volumes prélevés réels n’étaient pas connus. Nestlé était dans l’incapacité de fournir les données d’avant 1999 ».
La présentation de ces documents « était une condition nécessaire » et « essentielle pour bénéficier d’une régularisation », tiennent à rappeler les enquêteurs (citant les articles
Par ailleurs, pour trois forages dont l’eau est destinée aux buvettes thermales et à l’arrosage, il est impossible là encore de savoir combien d’eau prélève l’industriel et cela depuis 1992, car ils ne sont équipés d’aucun compteur.
Ainsi que le constatent les enquêteurs, seules des estimations faites par l’industriel sont disponibles, « quelques milliers de mètres cubes annuels ».Et de surcroît, « ils ne sont pas soumis au paiement de la redevance [sur l’eau] ». Nulle trace ni des volumes prélevés sur l’eau, ni du paiement de la redevance entre 1992 et 1999, pourtant obligatoire. Interrogé par Mediapart, Nestlé déclare « ne pas avoir connaissance d’une absence de paiement de la redevance sur l’eau d’avant 2001 ».
Le préfet des Vosges a passé outre à ces nombreux manquements. Le représentant de l’État a régularisé, en septembre 2019, 40 forages de Nestlé au titre de leur antériorité. Or, ainsi que le relèvent les enquêteurs, Nestlé avait jusqu’en 1995 pour faire valoir l’ancienneté de ses exploitations, qui n’est plus recevable près de vingt-cinq ans après.
Interrogée sur sa décision de régulariser la situation de Nestlé malgré les nombreuses irrégularités de la demande, la préfecture des Vosges n’apporte aucune réponse sur les irrégularités enterrées du dossier. Elle affirme laconiquement que « ces autorisations avaient été confirmées par les arrêtés ministériels de 1999 et 2000 au titre du Code de la santé publique ». Des allégations contredites par ses propres fonctionnaires et en premier lieu par la responsable de la police de l’eau de la préfecture.
Lors de son audition, la responsable rappelle qu’il y avait, certes, des autorisations prévues par le Code de la santé publique, pour vérifier la qualité des eaux destinées à la commercialisation (qualité d’ailleurs mise en cause dans une autre enquête de Mediapart). Mais, elle insiste : « Ces autorisations ne valent pas au titre du Code de l’environnement. »
Risque d’épuisement des ressources
Les enquêteurs soulignent également que l’arrêté pris par la préfecture pour régulariser les neuf forages de Nestlé autorise toujours les mêmes quantités d’eau à prélever, soit plus de 2,6 millions de mètres cubes d’eau par an. Or, l’exploitation par Nestlé impacte déjà les ressources du territoire, ainsi que l’avait révéléWe Report.
L’un des trois sites de forages, le gîte C, est déjà « considéré en surexploitation depuis de nombreuses années », rappellent les enquêteurs, « ces prélèvements industriels constitu[ant] une pression importante dans un contexte de dérèglement climatique ».
Le risque est donc qu’après ce premier site très touché, qui sert également à alimenter les communes en eau potable, Nestlé continue en surexploitant les deux autres sites (gîtes A et B) où se trouvent les neuf forages mis en cause par les associations de défense de l’environnement, avec le risque d’épuisement des ressources. Ce qui est déjà le cas pour deux villages, dépendants du gîte B, qui ont été en rupture d’approvisionnement d’eau en 2018.
À la suite d’une étude menée de 2019 à 2023 et citée dans le cadre des investigations, l’Office français de la biodiversité a relevé des « perturbations majeures du cycle hydraulique et des débits », notamment des assèchements des eaux superficielles observées en 2019, 2020, 2022 et 2023. Cela « constitue un dysfonctionnement majeur pour les milieux aquatiques, avec des conséquences directes pour l’ensemble de la biodiversité (mortalité, pertes d’habitats, dysfonctionnements des processus écologiques...) ».
Dans leur conclusion, les enquêteurs alertent : « L’eau est un bien commun qui fait l’objet d’une protection particulière » et insistent, en citant la directive européenne selon laquelle « l’eau n’est pas un bien marchand comme les autres mais un patrimoine comme les autres qu’il faut protéger, et défendre comme tel ».
Ils retiennent la responsabilité de Nestlé qui, pendant vingt-sept ans, a exploité des forages « irréguliers/illégaux » sans surveillance des impacts, ni de réévaluation par l’État des volumes d’eau prélevés. Outre les défaillances des services de l’État, ils interrogent le bien-fondé voire la légalité de la régularisation par le préfet de la situation en 2019.
Pascale Pascariello