Une opposition unie, un pays exaspéré par une situation économique désastreuse, des sondages flatteurs… Les ingrédients d’une alternance au Venezuela, un quart de siècle après la victoire d’Hugo Chávez à l’élection présidentielle de 1998, semblaient réunis. Le Conseil national électoral a cependant annoncé la réélection de son successeur, Nicolás Maduro, avec 51 % des suffrages.
La suspicion pèse sur l’honnêteté des résultats, obtenus en tout état de cause à l’issue d’une compétition électorale inéquitable. La dérive autoritaire des héritiers du chavisme est consommée depuis une dizaine d’années, sur fond d’un processus de capture et de privatisation de l’État très tôt lancé.
À Caracas, le 17 mai 2024, des membres de la garde d’honneur présidentielle, déploient des drapeaux à l’effigie du Président Nicolas Maduro et de son prédécesseur, Hugo Chavez pendant la campagne présidentielle. © Photo Juan Barreto / AFP
Thomas Posado, maître de conférences en civilisation latino-américaine à l’université de Rouen, est l’auteur de Venezuela : de la Révolution à l’effondrement. Le syndicalisme comme prisme de la crise politique (1999-2021) (Presses universitaires du Midi, 2023). Il explique que la situation vénézuélienne illustre, selon des modalités particulièrement catastrophiques, « la réduction des marges de manœuvre que connaissent désormais les gouvernements progressistes en place en Amérique latine ».
Mediapart : La victoire de Nicolás Maduro est contestée par l’opposition, mise en doute par de nombreux États. À ce stade, que peut-on dire de la fiabilité de ces résultats ?
Thomas Posado : Pour l’instant, il n’y a pas de résultats détaillés, donc il est difficile d’attester une fraude ou de la rejeter. La publication de ces résultats détaillés a justement été demandée par les États-Unis et l’Union européenne. Elle l’a aussi été par la Colombie.
À l’instar de ces chancelleries, on peut estimer a minima que le résultat officiel est étonnant. Il apparaît contradictoire avec la dynamique des campagnes électorales observée sur le terrain, les estimations des instituts de sondage les plus sérieux du pays, et même certains résultats locaux qui nous sont parvenus, avec des bastions chavistes ayant donné une avance à Edmundo González Urrutia, le principal adversaire de Maduro.
Le fait même que les résultats soient douteux est-il un signe de la déréliction du régime ?
C’est en tout cas une très grande différence entre la présidence d’Hugo Chávez [1999-2013 – ndlr] et celle de son successeur Nicolás Maduro. Globalement, la volonté majoritaire a été respectée sous Chávez. Il n’a perdu qu’une fois un référendum national en 2007, et avait reconnu sa défaite, même s’il a essayé de faire passer certaines des dispositions par un autre référendum deux ans plus tard.
Après son élection en 2013, Maduro, lui, n’a cessé de recourir à des procédés autoritaires variés pour échapper aux sanctions électorales. Son camp a été défait en 2015 aux élections législatives, mais il a privé de ses pouvoirs la nouvelle Assemblée. L’opposition a ensuite choisi de boycotter des scrutins, mais en étant encouragée par Maduro.
Pour l’élection de 2024, le caractère équitable du scrutin a été sapé par toute une série de tactiques de la part du pouvoir. La liberté de candidature a été bafouée : le candidat de l’opposition n’était qu’un troisième choix après l’inéligibilité prononcée contre ses prédécesseuses [María Corina Machado puis Corina Yoris – ndlr], et même des candidatures chavistes critiques ont été empêchées.
Autre exemple : seuls 69 000 électeurs ont été autorisés à voter à l’étranger, alors qu’ils sont 5 millions de Vénézuéliens en âge de voter à vivre en dehors des frontières, et qu’il s’agit d’un vivier favorable à l’opposition. Enfin, 150 arrestations ont eu lieu pour affaiblir la campagne de González.
L’élection de Chávez à la présidence du Venezuela, fin 1998, avait marqué l’ouverture d’un cycle progressiste de deux décennies en Amérique latine, suivi d’une période plus chaotique. En quoi le destin du régime a-t-il illustré cette dynamique, et quelles ont été ses singularités ?
Les débuts du chavisme, pendant les années 2000, c’étaient une population et des mouvements sociaux qui ont conquis des droits et une dignité par leur mobilisation, en renversant les obstacles institutionnels qu’ils rencontraient, en déjouant deux tentatives de renversement du nouveau pouvoir par les élites économiques, et en gagnant tous les scrutins électoraux.
Cette dynamique a correspondu à la première phase des gouvernements progressistes sur le sous-continent. Le cours des matières premières, comme le pétrole au Venezuela, était élevé et permettait de distribuer des richesses aux pauvres sans prendre vraiment aux riches. Beaucoup d’expériences progressistes ont ainsi fait l’impasse sur une véritable réforme fiscale, ce qui était masqué par des politiques malgré tout favorables aux secteurs populaires.
Aujourd’hui, le groupe dirigeant autour de Maduro est enkysté au pouvoir et travaille plutôt à déjouer les mobilisations de la société et à empêcher l’émergence de tout opposant sérieux. Une nouvelle élite économique a même tendance à s’entendre avec Maduro et à voir d’un bon œil une certaine stabilité du pouvoir politique. Les politiques économiques menées depuis 2018 seraient qualifiées de libérales en France.
Thomas Posado, maître de conférences en civilisation latino-américaine à l’université de Rouen. © Photomontage Mediapart
La situation au Venezuela correspond, dans une version particulièrement catastrophique, à la réduction des marges de manœuvre que connaissent désormais les gouvernements progressistes en place en Amérique latine. La situation économique s’est retournée depuis une bonne dizaine d’années, et là où l’alternance a eu lieu, ils ont dû faire avec le retour en force électoral d’une droite restauratrice.
La « révolution bolivarienne », censée bâtir le « socialisme du XXIe siècle », s’achève sur un désastre économique inédit en temps de paix et un exil migratoire massif. Comment caractériser ce qu’est devenu le régime inauguré par Chávez ?
Il n’y a jamais réellement eu de société socialiste. On a permis aux riches et aux pauvres de s’enrichir, mais les premiers n’ont guère souffert. À la fin de la présidence de Chávez, la part produite par le secteur public était la même qu’au début. Pendant la présidence de Maduro, on a observé une nette augmentation, mais qui s’explique par un effondrement moins rapide du secteur public par rapport au secteur privé. Il n’y a jamais eu de socialisation de l’économie, malgré des nationalisations trop marginales pour changer la donne.
Le contrôle des changes, mis en place en 2003, a eu des effets dévastateurs à long terme, au sens où l’octroi de dollars subventionnés, pour les particuliers et surtout les entreprises, a débouché sur du trafic et un déclin de la confiance dans la monnaie avant même la mort de Chávez en 2013. La monnaie a ainsi commencé à s’effondrer à l’été 2012, avant même les prix et la production de pétrole, ou les sanctions états-uniennes. Depuis, elle a perdu 99,9 % de sa valeur.
Entre 2014 et 2020, la richesse nationale a diminué de 80 %. Quand un pays n’a conservé qu’un cinquième de la production qui était la sienne six ans auparavant, il ne se dirige clairement pas de la même manière. Face aux inévitables mécontentements, Maduro, dépourvu de tout leadership charismatique en comparaison de Chávez, a choisi la voie de l’autoritarisme. Aujourd’hui, c’est une « pseudo-gauche » qui dirige le pays.
Quel a été le rôle des États-Unis dans ce déclin ?
Il s’agit d’un adversaire traditionnel du chavisme. C’est le seul pays, avec l’Espagne, à avoir légitimé le coup d’État qui avait visé Chávez en 2002. Leurs sanctions économiques contre le pays, prises en 2017 et renforcées en 2019, sont graves : illégales au niveau du droit international, criminelles pour la population, et contre-productives au regard de l’objectif de changement de régime. Les proches de Maduro peuvent en effet recourir à la rhétorique anti-impérialiste, tandis que l’opposition vénézuélienne n’en est pas crédibilisée pour autant.
L’effondrement économique était certes préexistant aux sanctions, mais celles-ci ont rendu le redressement impossible. Entre octobre 2023 et avril 2024, les sanctions ont été toutefois prudemment assouplies par les États-Unis. Deux raisons expliquent une évolution de la posture de Washington.
D’une part, il y a le besoin de s’approvisionner en pétrole dans un contexte géopolitique tendu depuis la guerre en Ukraine. D’autre part, la question migratoire vénézuélienne n’est plus un problème de pays latino-américain, mais devient aussi celui des États-Unis eux-mêmes. La première nationalité des personnes migrantes qui se présentent à la frontière avec le Mexique est vénézuélienne. En pleine campagne électorale interne, les États-Unis ne veulent pas donner d’incitation supplémentaire à quitter le pays.
Si c’est une « pseudo-gauche » qui dirige le Venezuela, quelles sont les lignes de fracture avec l’opposition ?
Le clivage porte sur des questions politiques, l’opposition prétendant démocratiser les institutions du pays. Disons d’emblée que ses dirigeants n’apparaissent pas comme les plus crédibles pour cette mission. Les courants à la tête de l’opposition sont désormais les plus radicaux, animés d’un esprit de revanche, et solidaires du dirigeant argentin Javier Milei.
Les questions internationales comptent aussi beaucoup dans le champ politique vénézuélien. L’élection de González président aurait signifié un tournant atlantiste et occidental. N’oublions pas que Juan Guaidó, président autoproclamé en 2019, avait été soutenu par soixante États occidentaux. Sur l’Ukraine, nous trouverions embarrassante ici la posture de Maduro. Mais tout autant celle de son opposition sur le conflit israélo-palestinien.
Vous avez travaillé sur les syndicats sous ce régime. Que reste-t-il des organisations populaires, quel rôle jouent-elles aujourd’hui ?
Il n’en reste pas grand-chose, surtout depuis 2007. C’est en cela que le chavisme a été un drame. Il n’a pas servi à renforcer les organisations du mouvement populaire sur la durée. Celles-ci ont été cooptées ou réprimées, et les revendications économiques ont globalement été rejetées au nom de la priorité donnée au maintien au pouvoir.
Le syndicalisme pro-gouvernemental est ainsi devenu l’ombre de lui-même. Le salaire minimum au Venezuela oscille entre 3 et 4 dollars, pour un panier moyen pour subsister de 550 dollars ! Il existe encore des structures autonomes, revendicatives, mais elles sont extrêmement atomisées en raison de leurs divisions politiques et de la répression sélective qui s’abat sur elles. Au Venezuela, on peut se mobiliser, mais l’État peut bloquer vos actions ou vous incarcérer quand ça lui chante. C’est suffisant pour maintenir l’ordre social.
En France et en Europe, des secteurs de la gauche sont restés longtemps complaisants, ou en tout cas silencieux face aux violations des droits humains et à l’accaparement du pouvoir et des richesses par les élites chavistes puis maduristes. Comment le comprendre ?
Un certain manichéisme, et le fait que le cas vénézuélien a été instrumentalisé par les droites libérales ou fascisantes, ont rendu difficile une autocritique sur le sujet.
En France, La France insoumise a plutôt tendance à ne rien dire sur le sujet. Jean-Luc Mélenchon, qui avait autrefois repris certains arguments du régime, préfère aujourd’hui s’afficher avec la gauche colombienne de Gustavo Petro. Des comportements tout autres se repèrent en Espagne, avec le soutien enthousiaste apporté au régime par Juan Carlos Monedero, un ancien responsable important de Podemos.
Dans tous les cas, cela ne rend pas service de fermer les yeux sur ce qu’est devenue l’expérience vénézuélienne. Quand on soutient que l’avenir est émancipateur et passe par une amélioration des conditions de vie, elle ne peut être défendue sous aucun de ces deux aspects.
Fabien Escalona