Une semaine pour se mettre d’accord sur un programme et des candidat·es, quinze jours pour mener campagne, quelques heures pour se faire une première idée de la future Assemblée nationale. En annonçant la dissolution le 9 juin au soir, alors que le Rassemblement national (RN) venait d’enregistrer des scores historiques aux élections européennes, Emmanuel Macron a accéléré le temps politique. Et donné le vertige à un pays qui, pour la première fois depuis 1945, risque de donner les clefs du pouvoir à l’extrême droite.
En l’espace de trois semaines – ressenti : six mois –, le paysage partisan a été totalement bouleversé. Les différentes forces qui le composent ont scellé des alliances qui auraient paru inconcevables il y a encore peu. Les gauches se sont unies en un temps record sous la bannière du Nouveau Front populaire (NFP), la droite d’opposition s’est déchirée, la majorité présidentielle a sombré dans la dépression, et l’extrême droite a tranquillement cheminé vers son objectif : Matignon.
Dimanche 30 juin, les électeurs et les électrices seront appelé·es à voter dans 577 circonscriptions afin de départager 4 011 candidat·es. Ces élections législatives anticipées ont suscité un fort intérêt, si l’on en croit le nombre de procurations établies depuis le 10 juin : 2,1 millions, soit le double du nombre enregistré au scrutin de 2022. Un éventuel regain de participation pourrait multiplier les triangulaires en baissant mécaniquement le seuil de qualification – fixé à 12,5 % des inscrit·es. Tour d’horizon des enjeux du premier tour.
Jordan Bardella lors de l’émission « Dimanche en politique » sur France 3 à Paris le 16 juin 2024. © Photo Eliot Blondet / Abaca
Le RN temporise et euphémise
« La démagogie et les bonnes intentions n’ont jamais fait une politique réaliste. » L’assertion ne manque pas de culot venant de Jordan Bardella, président d’un parti qui a construit ses récents succès électoraux en promettant monts et merveilles, sans se soucier des contradictions. Au cours de cette campagne express déclenchée par son très bon résultat aux européennes, le RN a surtout tenté de « rassurer », au prix de nombreux revirements programmatiques et d’approximations.
Le parti d’extrême droite a assumé, dès la dissolution, faire campagne pour installer Jordan Bardella à Matignon, celui-ci assurant qu’il ne voulait pas du poste du premier ministre s’il n’obtenait pas de majorité absolue. « C’est un choix entre Jean-Luc Mélenchon et nous », a-t-il revendiqué, actant la future disparition du camp macroniste pour mieux s’ériger en rempart face au « chaos généralisé » qu’engendrerait selon lui une victoire de la gauche unie.
La signature avec Éric Ciotti d’un accord électoral, qui n’engage que peu de cadres du parti Les Républicains (LR), a essentiellement permis à Jordan Bardella de se présenter comme la future incarnation d’un « gouvernement d’union nationale » et d’investir, dans une soixantaine de circonscriptions, des candidat·es venu·es des bas fonds de la droite ou des plateaux de CNews. Comme à son habitude, le RN a investi au moins une quarantaine de candidat·es ayant tenu des propos racistes ou antisémites.
Le parti a choisi de présenter un projet minimal, concentré sur les « urgences » – le pouvoir d’achat, la sécurité et l’immigration – avant les futures « réformes », arguant de la « quasi-faillite » du pays pour faire passer ses revirements sur le volet social de son programme. Le cœur du projet discriminatoire du RN, l’instauration de la préférence nationale et la distinction entre citoyennes et citoyens français et binationaux, reste, lui, bien présent. Il nécessiterait de réviser la Constitution pour remettre en cause le principe fondamental d’égalité entre les citoyen·nes.
« L’action qu’on va mettre en place a vocation à s’entamer à Matignon et à se poursuivre avec Marine Le Pen à l’Élysée », répète Jordan Bardella quand la presse pointe que des pans entiers de son programme nécessitent l’accession à la présidence de la République. La triple candidate à l’élection présidentielle, qui sera jugée à partir du 30 septembre pour détournement de fonds publics, assure qu’elle a vocation à diriger un futur groupe majoritaire à l’Assemblée. Pour mieux se préparer à accéder à l’Élysée.
Manifestation contre l’extrême droite à Paris le 10 juin 2024. © Photo Jérôme Gilles / NurPhoto via AFP
L’union de la gauche sur une ligne de crête
« Le président étant dans une situation d’affaiblissement, les seuls à être en capacité de faire barrage à l’extrême droite, c’est nous : ça se joue donc entre eux et nous. » Pierre Jouvet, porte-parole du Parti socialiste (PS), résume bien la stratégie du NFP. La menace d’une prise de pouvoir de l’extrême droite a provoqué un sursaut unitaire à gauche.
Cette nouvelle union se veut plus qu’un simple cartel de partis comme l’était la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes). D’une part, elle compte sur l’appui le plus large possible de la société civile, et, d’autre part, son fonctionnement se veut plus collectif. Finies les chicayas et les stratégies individuelles, proclament ses stratèges, qui veulent que le NFP incarne une « digue démocratique et républicaine ».
Pour résister au bloc d’extrême droite galvanisé par sa poussée inédite aux européennes, la gauche unie s’est fédérée autour d’un programme commun qui témoigne du rééquilibrage qui a eu lieu en faveur de la ligne du social-démocrate Raphaël Glucksmann (Place publique). Ce recentrage symbolise le cap que le NFP s’est fixé : rassembler la gauche au premier tour et élargir encore son électorat au second tour pour faire barrage au RN, auquel il sera opposé dans de nombreuses circonscriptions. « Il faut accroître la participation chez les jeunes et dans les quartiers populaires, où nous sommes forts, et agréger des électeurs plus centristes. Ce sont les deux fers au feu que nous devons avoir », détaille Clémentine Autain.
Pour le NFP, l’élection va se jouer dans des dizaines de circonscriptions pivots où l’écart entre la gauche et le RN ou le camp présidentiel était faible en 2022. Le NFP a donc déployé une vaste campagne de terrain, dynamisée par un afflux important de militant·es. Il doit cependant compter avec des contradictions internes – l’ex-président François Hollande et l’ex-candidat du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) Philippe Poutou sont candidats sous la même bannière – qui n’ont pas manqué de faire tanguer l’union ces derniers jours.
LFI au cœur des divisions
Pour l’emporter, le NFP doit déjouer une campagne de diabolisation très dure dont il fait l’objet, comme en témoigne le matraquage de la rhétorique des « deux extrêmes » par le camp présidentiel notamment. La présence de LFI dans la coalition, et l’expression publique de Jean-Luc Mélenchon pour la soutenir, ont été ciblées de manière inédite. Emmanuel Macron allant jusqu’à évoquer le risque de « guerre civile » dans lequel le RN comme LFI pourraient plonger la France.
Jean-Luc Mélenchon vote pour les élections européennes à Paris, le 9 juin 2024. © Photo Arnaud Finistre / AFP
Face à cette stratégie, les dirigeant·es de gauche ont annoncé qu’ils resteraient fidèles, pour leur part, au concept de barrage républicain, et les partenaires de LFI n’ont globalement pas cédé aux tentatives de fausses équivalences – à l’instar du sénateur écologiste Yannick Jadot. Mais personne n’est dupe sur l’état de grande division de LFI.
La « purge » de cinq député·es sortant·es « non aligné·es » a causé un fort émoi en interne. De même que la suppression de la boucle du groupe parlementaire quelques heures avant les investitures. Depuis, François Ruffin, qui avait, au soir de la dissolution, lancé le mot d’ordre de « Front populaire », a largement pris ses distances avec la direction de LFI, estimant que Jean-Luc Mélenchon était un « obstacle » à la victoire.
L’ancien candidat à la présidentielle, qui assure ne vouloir « ni s’éliminer » « ni s’imposer » pour le poste de premier ministre, estime que le Picard s’est mis de lui-même en rupture. Même si, pour l’instant, le conflit est larvé – quoique des tweets violents de cadres de LFI adressés à Ruffin n’en fassent pas mystère –, il brouille parfois le message de la coalition, qui devra pourtant montrer un profil rassembleur dans le moment.
Le PS : un coup d’avance à gauche ?
Annoncé mort après la présidentielle de 2022, le PS semble renaître de ses cendres. Même si LFI demeure la force centrale du NFP, elle n’est plus hégémonique. Le mouvement a cédé une centaine de circonscriptions supplémentaires au parti d’Olivier Faure, qui était sorti renforcé des élections européennes après le résultat de Raphaël Glucksmann (13,8 %).
Marine Tondelier et Olivier Faure lors de la manifestation contre l’extrême droite à Paris le 15 juin 2024. © Photo Zakaria Abdelkafi / AFP
Une nouvelle donne qui explique le retour des anti-Nupes dans le giron de l’union. À l’instar de Carole Delga, Nicolas Mayer-Rossignol et surtout François Hollande, lui-même candidat sous les couleurs du NFP en Corrèze. Dans une récente interview, l’ancien président de la République estimait que le groupe PS à l’Assemblée pouvait passer de 31 à un nombre entre 80 et 100. De quoi imaginer la « vieille maison » retaper ses fondations. Surtout si les députés PS – qui pourraient bénéficier du désistement des macronistes au second tour – dépassent en nombre les Insoumis dans l’hémicycle.
De quoi ouvrir un nouveau cycle à gauche ? Une tribune signée par plusieurs cadres socialistes dont Raphaël Glucksmann, Olivier Faure, Chloré Ridel et Boris Vallaud, mais aussi par l’écologiste Marine Tondelier, appelait cette semaine les forces démocratiques – dont des macronistes – à « s’entendre pour empêcher que le RN n’obtienne une majorité ». Les communistes et les Insoumis, eux, ne l’ont pas signée. « Cela résonne déjà comme une forme de trahison de l’engagement du NFP, qui doit acter des ruptures », avertit la communiste Elsa Faucillon.
Le sauve-qui-peut des macronistes
Après l’hémorragie d’il y a deux ans – le camp présidentiel avait perdu la moitié de ses sièges et donc la majorité absolue –, les député·es de Renaissance et leurs alliés s’attendent à voir leur groupe réduit à portion congrue à l’Assemblée. Les sortant·es étaient donc tourné·es, durant cette campagne éclair, vers un seul objectif : être sauvé·es, une fois encore, par un vote barrage contre l’extrême droite…, si toutefois ils parviennent à se hisser au second tour ou à se maintenir en deuxième position dans une triangulaire devant la gauche.
Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse à Paris le 12 juin 2024. © Photo Eliot Blondet / Abaca
Pour ce faire, les références à Emmanuel Macron ont quasiment toutes été effacées de la propagande électorale et le refrain des « deux extrêmes » a été entonné à haute intensité, histoire de se poser en alternative à une gauche supposément « ambiguë » sur l’antisémitisme et inconséquente sur les questions économiques et budgétaires.
Ayant néanmoins abandonné l’option d’une majorité macroniste, plusieurs candidat·es ont déjà commencé leurs tractations pour le « troisième tour », lorsqu’il faudra recomposer les groupes politiques siégeant dans la nouvelle Assemblée. Sous couvert de créer une « grande coalition » pour empêcher Jordan Bardella d’accéder à Matignon, les macronistes se revendiquant de « l’aile gauche » imaginent la création d’un bloc centriste avec les écologistes et les socialistes, mais loin des Insoumis.
Édouard Philippe entend lui aussi s’assurer un avenir sur le champ de ruines du macronisme. Il a présenté des candidat·es Horizons dans 80 circonscriptions en ménageant certains adversaires. « Il s’agit de créer un état d’esprit pour la suite », glisse-t-on dans l’entourage de l’ancien premier ministre.
Pour l’heure, néanmoins, pas question, pour la gauche comme pour la droite LR, d’envisager de « petits arrangements ». « Les macronistes sont prêts à tout pour sauver leur poste et vivent encore dans l’illusion qu’ils ont un rôle central dans la vie politique, mais ils n’ont pas encore compris que dimanche soir, ils ne seront plus rien », soulignait, cette semaine, un proche de François Hollande.
Le camp présidentiel aura en tout cas une lourde responsabilité entre les deux tours : s’il se refuse à donner une consigne de vote claire pour faire barrage au RN, il pourrait offrir des dizaines de circonscriptions à l’extrême droite. Et ajouter le déshonneur à sa défaite.
Éric Ciotti devant le siège de LR à Paris, le 11 juin 2024. © Photo Eliot Blondet / Abaca
LR, combien de divisions ?
Pour la droite d’opposition, les législatives anticipées seront peut-être celles de l’effacement… ou du schisme qui la guettait ces dernières années. Pris de court par la décision présidentielle, les élu·es LR ont vu le ciel leur tomber sur la tête lorsqu’Éric Ciotti a annoncé son ralliement au RN. Menacé d’implosion, le parti a tenu : à l’exception de la Niçoise Christelle d’Intorni, aucun·e député·e sortant·e n’a suivi le président de LR dans son aventure extrémiste, ni aucune figure du parti.
Comme en 2022, les sortant·es sont reparti·es en campagne sur leur nom et leur ancrage local, espérant résister dans l’étau de la tripolarisation de la vie politique. Décimé à chaque législative (320 en 2007, 196 en 2012, 100 en 2017, 62 en 2022), le groupe LR va sûrement connaître une nouvelle hémorragie. Élu·es pour la plupart dans les zones rurales, ses membres observent avec inquiétude la progression électorale du RN sur leurs terres.
Et ensuite ? Selon le résultat, plusieurs des survivant·es pourraient être tenté·es de sauter le pas, qui vers le RN, qui vers le camp présidentiel. Gérald Darmanin, décidé à revenir au Palais-Bourbon, espère déjà en attirer quelques-un·es auprès de lui. Entre les macronistes et LR, des accords ont déjà été passés à bas bruit au moment des investitures.
Mais un groupe LR devrait bien subsister, probablement présidé par Laurent Wauquiez, candidat dans son fief de Haute-Loire. Au vu de ses ambitions présidentielles, l’ancien ministre de Nicolas Sarkozy pourrait maintenir la ligne d’indépendance du parti. Autonomes, mais à combien ?
Mathieu Dejean, Pauline Graulle, Youmni Kezzouf, Ilyes Ramdani et Ellen Salvi