Susciter le rejet de l’adversaire pour ensuite capter la peur qu’il suscite : la tactique a beau être usée jusqu’à la corde, elle peut s’avérer utile, à l’heure où le camp macroniste s’affaire à sauver ce qui peut encore l’être. Car à défaut de réussir à convaincre, le camp présidentiel sait pouvoir compter sur une méthode qui a fait recette pour barrer la route à l’extrême droite, et désormais recyclée contre la gauche. Pas plus tard que lundi soir, Emmanuel Macron a osé dire, dans le podcast « Génération Do It Yourself » dont il était l’invité, que les programmes des « deux extrêmes » allaient mener « à la guerre civile ».
Que le président de la République et son camp renvoient dos à dos Rassemblement national et Nouveau Front populaire (NFP) peut être mis sur le compte du cynisme électoral. Mais comment comprendre alors qu’une bonne part des éditorialistes de droite et des médias participent à brouiller les repères moraux et historiques en amplifiant cette rhétorique confusionniste des « extrêmes » ? Quel effet cela peut-il avoir sur la tenue du débat public ?
Déjà, pendant la campagne des européennes, dans plusieurs grands médias, les éditorialistes se gargarisaient des divisions à gauche, quitte à les exagérer afin de les renforcer. L’objectif était alors de marginaliser La France insoumise pour mieux la couper de ses alliés socialistes, communistes et écologistes.
© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart
Désormais, depuis que la constitution du NFP est actée, il n’est plus question de distinguer ses différentes composantes, mais de les réduire toutes aux outrances supposées de la seule France insoumise. L’alliance des gauches est désormais diabolisée, mise sur un pied d’égalité avec le RN. Côte à côte, le NFP et le RN forment désormais une nouvelle catégorie politique : « les extrêmes ».
Et alors même que le Conseil d’État a tranché le sujet, estimant que le RN méritait bien d’être étiqueté par le ministère de l’intérieur comme « parti d’extrême droite », et a validé la classification de La France insoumise, considérée comme simple formation « de gauche ».
Comme le démontre le site indépendant Arrêt sur images, plusieurs quotidiens régionaux, chaînes d’info et médias nationaux reprennent sans la questionner et sans guillemets cette fausse équivalence, argument de campagne du camp macroniste.
L’antisémitisme ne serait plus qu’à gauche
Ainsi, La Voix du Nord a planté le décor des européennes en évoquant les « extrêmes de gauche et de droite ». Yves Thréard, directeur adjoint du Figaro, a affirmé sur Public Sénat : « Les deux extrêmes, c’est une horreur économique assurée, avec une crise majeure qui risque de faire augmenter le racisme et l’antisémitisme. » « Il y a une partie de la gauche qui fait alliance avec l’équivalent de Jean-Marie Le Pen sur l’antisémitisme et se couvre de honte pour l’éternité », a asséné Étienne Gernelle, directeur de l’hebdomadaire Le Point, sur le plateau de France 5.
Même Ouest-France, le quotidien d’inspiration chrétienne-démocrate, s’y met : « L’extrême gauche a investi des candidats activant l’antisémitisme et la violence. Et, du côté de l’extrême droite, “le migrant sans papiers” devient le bouc émissaire de tous nos maux », estime Jeanne-Emmanuelle Hutin dans son édito du 23 juin.
Voilà l’union des gauches mise sur le même plan que le fondateur du parti à la flamme, alors qu’aucun membre de LFI n’a jamais été condamné pour des propos antisémites. Tandis que Jean-Marie Le Pen est en la matière multirécidiviste, notamment reconnu coupable d’antisémitisme en 1986, pour avoir ciblé lors d’un meeting quatre journalistes juifs ou d’ascendance juive. Condamné pour « banalisation de crimes contre l’humanité » et « consentement à l’horrible » un an plus tard, après avoir considéré que l’extermination de millions de juifs par le régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale était « un point de détail de l’histoire ». Et pour avoir déclaré en 2005 dans l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol que, « en France du moins, l’occupation allemande n’a pas particulièrement été inhumaine, même s’il y a eu des bavures », le fondateur du Front national a été condamné pour « contestation de crime contre l’humanité ».
Vidéo
D’abord placé à égalité avec le RN, le Nouveau Front populaire est peu à peu devenu le seul danger pour la République, diabolisé comme jamais. Les attaques pleuvent, tandis que le RN se trouve bien épargné. Les angles d’attaque sont d’ailleurs toujours les mêmes. Affirmer que La France insoumise a axé sa campagne sur les crimes de guerre d’Israël par « antisémitisme électoraliste », et afin de capter un vote musulman nécessairement antijuif, est devenue un lieu commun journalistique. Ainsi, en s’alliant avec les Insoumis, les autres partis de gauche commettent un crime irréparable, considère une bonne partie de l’éditocratie.
Lorsque le député insoumis Bastien Lachaud tente de défendre, le 10 juin sur LCI, l’idée que ces élections législatives voient s’opposer deux camps, celui des « racistes », du RN donc,et celui des progressistes, autrement dit la gauche, Ruth Elkrief l’interrompt et ajoute : « Et le camp des antisémites. »
Géraldine Woessner, du Point, renchérit sur BFMTV le 11 juin et reproche à Ian Brossat, sénateur communiste de Paris, d’avoir « osé appeler du nom du Front populaire de Léon Blum un rassemblement avec des antisémites ». La même affirmait en 2019 au sujet de la pseudo-théorie du « grand remplacement » que ce « n’est pas une théorie, mais un fait dicté par la science démographique ».
D’autres attaques visant le NFP ont porté sur son programme économique, jugé çà et là « irréaliste », « dangereux » et « démagogue ». Sur LCI, Nicolas Bouzou s’est insurgé contre un programme « complètement fou » : « La politique d’interventionnisme, d’illibéralisme, de dépense publique est beaucoup plus débridée du côté du NFP que du côté du RN. » Personne sur le plateau n’a jugé bon de rappeler que l’économiste préféré des télés a été épinglé en 2022 dans les Uber files, une enquête s’appuyant sur la fuite de milliers de documents internes à Uber, pour avoir été rémunéré par la firme américaine afin de réaliser des études bidonnées et prendre sa défense dans les médias.
Et lorsque ces journalistes ont sous la main un représentant du Nouveau Front populaire, ils ne retiennent pas leurs coups. Quand ils ne sont pas occupés à mitrailler l’interviewé de questions sur la place de Jean-Luc Mélenchon au sein de l’alliance, comme Arlette Chabot face à Marine Tondelier sur LCI ou Alix Bouilhaguet de Franceinfo devant Clémence Guetté, ils et elles n’hésitent plus à endosser le costume d’inquisiteur.
Mardi 25 au soir sur LCI, dans son émission, Éric Brunet s’étonne que Pierre Jouvet, porte-parole du PS, n’ait pas évoqué « un instant, une seule fois, le sujet qui fâche et dérange à gauche, et qui va conduire beaucoup d’adhérents du PS à ne pas voter pour [sa] coalition ». « Mais vous voulez parler de quel sujet ? De l’antisémitisme ? », demande Jouvet, surpris devant tant d’agressivité. « À votre avis, de quel sujet ? s’emporte Ruth Elkrief, qui répète la question six fois. Vous faites semblant de pas comprendre ? »
Deux poids deux mesures
La même Ruth Elkrief, bien décidée à fracturer la gauche, se faisait le relais d’une fake news diffusée par la fachosphère et faisant état de propos qu’aurait tenus la candidate NFP aux législatives Amal Bentounsi. Ruth Elkrief a attribué à la fondatrice du Collectif urgence notre police assassine la phrase « On ne peut pas reprocher à un croyant d’être homophobe, si sa religion le lui commande ». Dans les faits, ces mots ont été écrits en 2015 par un compte Facebook dont Amal Bentounsi est une contributrice parmi d’autres. L’intéressée a d’ailleurs fermement démentie avoir écrit ces lignes.
L’intransigeance et la pugnacité journalistiques, quand elles ne puisent pas dans les arguments de nervis d’extrême droite, semblent bien réservées à un camp. A-t-on récemment vu un·e journaliste politique d’un grand média mettre les représentant·es du RN face au déchaînement de violence raciste et homophobe que la seule perspective de les voir arriver au pouvoir a déclenché chez leurs soutiens ?
A-t-on vu un candidat RN confronté aux courriers et messages racistes reçus par des journalistes français d’origine maghrébine de la part de personnes qui se revendiquent du RN ? « La seule et unique raison fondamentale du vote RN, c’est que le peuple français historique en a plein le cul de tous les bicots. Tu peux faire des pieds et des mains avec tes invités islamo-gauchiasses, tu n’y changeras rien, le souchien ne t’acceptera jamais, ni toi ni tes frérots », a-t-il été notamment écrit à Karim Rissouli, journaliste de France 5, dans un message arrivé à son domicile.
A-t-on déjà questionné Jordan Bardella sur l’agression homophobe perpétrée à Paris par quatre militants d’extrême droite, dans la nuit du dimanche 9 au lundi 10 juin, alors qu’ils fêtaient la victoire de son parti aux élections européennes ?
Si les grands médias ne ratent jamais une occasion de rappeler aux membres du Nouveau Front populaire les déclarations ambiguës de Jean-Luc Mélenchon, ils restent souvent muets face aux propos racistes et antisémites tenus publiquement par au moins quarante des candidats investis par le RN aux législatives. Dans plusieurs grands médias, comme à Europe 1 ou au Figaro, on ne qualifie même plus le RN de parti d’extrême droite. Et on insiste pour classer La France insoumise à l’extrême gauche.
Des deux extrêmes initiaux, il n’en restera bientôt plus qu’un seul. Le RN peut bien arriver au pouvoir, la grande presse a d’ores et déjà capitulé et semble désormais prête à s’en accommoder.
Yunnes Abzouz