UnUn jour, un avis. Ainsi pourrait être résumée la position du Rassemblement national (RN) sur les prix d’achat garantis pour les agriculteurs et les agricultrices. Après avoir expliqué, dimanche 25 février, que « quand il s’est agi de voter les prix planchers à l’Assemblée nationale, il n’y a eu qu’un malheur, c’est que la majorité d’Emmanuel Macron s’y est opposée », Jordan Bardella, le président du parti d’extrême droite, a fait volte-face.
Le lendemain, le voilà qui qualifiait la mesure de « trappe à pauvreté » au micro de France Bleu. En cas d’instauration de prix planchers en France, « on ira se fournir sur le marché européen [...] ou international », a-t-il soudain avancé, rejoignant les positions de la FNSEA, le syndicat libéral et productiviste qui règne sur le secteur agricole.
Deux jours plus tard, Marine Le Pen, alors en visite au Salon de l’agriculture, a tenté de remettre les pendules à l’heure. Affirmant, à l’inverse de son bras droit, que le RN avait toujours défendu l’idée d’« un prix garanti par l’État, qui intervient comme arbitre », elle a souligné : « C’est ça notre proposition, au cas où les négociations n’arrivent pas à être conclues entre les producteurs et les industriels. »
Qui croire ? L’ancienne candidate à la présidentielle ou l’actuelle tête de liste aux élections européennes du 9 juin ? La confusion est d’autant plus perceptible que le groupe RN à l’Assemblée nationale avait voté, le 30 novembre 2023, en faveur de la proposition de loi de La France insoumise (LFI) « visant à lutter contre l’inflation par l’encadrement des marges des industries agroalimentaires […] et établissant un prix d’achat plancher des matières premières agricoles ».
Alors que la crise agricole percute depuis plusieurs mois le monde politique, le cafouillage du RN sur les prix planchers dévoile au grand jour son impréparation sur le sujet. À l’Assemblée, le groupe dirigé par Marine Le Pen s’est montré pour le moins discret depuis 2017 concernant les problématiques de l’agriculture. Au Parlement européen, ses positions sont souvent venues percuter ce qu’il défend au niveau national.
Aucune initiative parlementaire sur le sujet
Depuis le début de la XVIe législature, les 88 député·es RN, qui ont défendu des textes sur des sujets comme l’interdiction de l’écriture inclusive ou l’instauration de l’uniforme à l’école, n’ont jamais consacré la moindre initiative parlementaire aux problématiques du secteur agricole. Marine Le Pen, qui s’était présentée en défenseuse de la ruralité, avait pourtant fait du soutien à « nos agriculteurs et [à] une alimentation de qualité pour tous » l’un des points saillants de ses programmes présidentiels de 2017 et 2022.
En 2018, les quelques député·es FN qui siégeaient au Palais-Bourbon - ils étaient 8 « non-inscrits » - avaient très mollement pris position au sujet de la loi Egalim. Ils s’étaient d’abord abstenus en première lecture, puis avaient voté contre le texte, qualifié « d’échec » au moment du vote final. « Même s’il comporte quelques dispositions allant dans le bon sens, la philosophie dont il procède empêche toute amélioration des conditions de vie – pourtant dramatiques – de nos agriculteurs », soulignait à l’époque le député FN Ludovic Pajot, fustigeant la politique agricole commune (PAC) – « cette soumission à l’Union européenne » – et réclamant le maintien de certaines exonérations de cotisations pour favoriser « la compétitivité » – des viticulteurs notamment.
Très peu présents dans l’hémicycle, les député·es d’extrême droite avaient alors longuement expliqué tout le mal qu’ils pensaient de la loi portée par le macroniste Stéphane Travert : « Si elle est votée en l’état, [la loi Egalim] ne changera rien pour l’arboriculteur, le viticulteur, l’éleveur laitier, le maraîcher ou l’éleveur en vache allaitante. Si leur sort vous préoccupe réellement, Monsieur le ministre, il faut faire preuve de plus d’audace et de courage ! », estimait par exemple Louis Aliot, ne trouvant dans le texte qu’une maigre consolation : « Le doublement des sanctions en cas de maltraitance animale avérée. »
Une ligne réitérée à l’automne dernier par le député du RN Grégoire de Fournas, qui jugeait que « les lois Egalim […] ont imposé de nouvelles contraintes aux agriculteurs et n’ont permis de couvrir que très partiellement l’augmentation de leurs charges ». « Ces lois auront montré leur réelle efficacité sur un seul point : l’accélération de l’inflation alimentaire dans des proportions considérables », a déclaré cet agriculteur de profession – et ancien militant identitaire – dans l’hémicycle.
Une passion soudaine
Des propos aux antipodes de ceux tenus cette semaine par Jordan Bardella au Salon de l’agriculture, où le chef du parti d’extrême droite a cette fois appelé à « faire appliquer les principes des lois Egalim ». « Ce que disent les agriculteurs, c’est que le principe des lois Egalim, qui visaient en gros à mieux répartir la marge et à assurer un revenu plus digne et décent aux agriculteurs, va dans le bon sens. Le problème, c’est que les principes n’ont pas été appliqués », a-t-il affirmé.
Ces contradictions sont légion au sein du RN. Depuis l’éclatement de la colère des agriculteurs et des agricultrices, la machine de communication du parti s’est mise en marche. Ses réseaux sociaux, d’ordinaire squattés par nombre de visuels dénonçant l’immigration, ont affiché une passion soudaine pour l’agriculture.
Dans le flot des publications, un de ces nouveaux visuels réclame de « garantir la préservation des terres agricoles face à l’urbanisation excessive », sur fond de photo de champ. L’été dernier pourtant, le groupe RN à l’Assemblée avait voté à l’unanimité des présent·es pour l’assouplissement de la loi zéro artificialisation nette (ZAN). Les ambitions de ce texte, qui vise justement à ralentir drastiquement l’artificialisation des sols, avaient alors été revues à la baisse.
Sur les pesticides aussi, la ligne du RN est mouvante. Entre ses engagements nationaux et ses choix européens, le parti fait la girouette. Pendant la campagne présidentielle de 2022, Marine Le Pen promettait dans son programme « un plan de soutien pour l’agriculture biologique ». Justement, le développement de l’agriculture biologique – et plus généralement d’une agriculture moins consommatrice de pesticides – était initialement l’objet du volet agriculture du Pacte vert européen (« Green Deal ») : réduction de moitié, d’ici à 2030, de l’usage des produits phytosanitaires, et hausse à 25 % de surface cultivée en bio sur l’ensemble des terres agricoles du continent.
Concrètement, ces objectifs ont été traduits dans des textes législatifs présentés dans l’hémicycle européen. Chaque fois, le RN – 18 élu·es aujourd’hui, 23 au début de la législature – a voté contre. Ce fut notamment le cas en octobre 2021 pour la feuille de route « De la ferme à la table », qui donnait les grands axes de cette politique. Les membres de la délégation RN présents ce jour-là à Strasbourg (Bas-Rhin) ont tous voté contre, allant précisément dans le sens de ce que préconisaient à Bruxelles les représentants de l’agro-industrie.
Ce fut encore le cas plus récemment, le 22 novembre 2023 très exactement, lorsque le Parlement européen a rejeté un projet de règlement dont le but initial était de réduire de moitié l’utilisation des pesticides dans les champs du continent d’ici à 2030 et de 65 % pour les plus dangereux d’entre eux. À trois absents près, l’ensemble du groupe RN a voté contre.
L’eurodéputé RN Gilles Lebreton se félicitait alors de ce rejet. « C’est un séisme qui a secoué le microcosme bruxellois, tant le texte était attendu comme l’une des plus grandes étapes du Pacte vert en négociation depuis plusieurs années », expliquait-il, demandant à la Commission « qu’elle mette fin à sa dérive environnementaliste ».
Des élus aux abonnés absents
En 2018 pourtant, Julien Odoul, alors président du groupe FN au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté et membre du bureau nationaldu parti, s’était félicité de l’interdiction, par l’Union européenne (UE), de trois pesticides de la famille des néonicotinoïdes, ces insecticides tueurs d’abeilles. Celui qui est désormais député RN dénonçait alors une UE « neutralisée par les lobbys agrochimiques et anesthésiée par sa propre administration », à qui « il aura fallu près de trente ans pour tenir compte des alertes lancées par les apiculteurs et les scientifiques ».
Lorsque l’Assemblée nationale s’est prononcée sur l’usage des néonicotinoïdes dans l’agriculture française en 2020, ou encore pour l’interdiction définitive du glyphosate en 2022, la poignée de député·es RN qui siégeaient alors comme « non-inscrits » étaient aux abonnés absents.
Mais au Parlement européen, c’est sur la PAC que la ligne du parti d’extrême droite manque le plus de cohérence et dévoile le vrai visage, libéral et antisocial, du RN. « La PAC, c’est mieux que rien : je l’ai votée parce que ça va dans le bon sens », a dit Jordan Bardella en début de semaine au Salon de l’agriculture.
Certes, en novembre 2021, son parti avait voté pour le règlement général de la nouvelle PAC, qui entrera en vigueur deux ans plus tard, avec 9 milliards d’euros annuels pour l’agriculture française. Un an plus tôt cependant, il votait contre le budget général de l’UE de la mandature, d’où découle pourtant le gigantesque budget d’argent public que constitue la PAC.
Les racines anti-Europe du RN ne sont par ailleurs jamais bien loin, même si le parti ne parle plus aujourd’hui de sortie de l’UE. « Quand on fait plus d’Europe et moins de nation, on s’affaiblit », disait ainsi Jordan Bardella lors de son déplacement dans une ferme de Gironde, au tout début du mouvement de colère agricole. Alors que c’est avec les subsides européens que vivent les agriculteurs et agricultrices que le RN assure défendre. En 2017, Marine Le Pen voulait même sortir de la PAC et passer à une « PAF », pour « politique agricole française ».
« Beaucoup d’agriculteurs n’arrivent pas à se sortir de revenus, même en travaillant cent heures par semaine », a souligné Jordan Bardella lundi, sur France Bleu. Pourtant, en octobre 2020, lorsque le Parlement européen devait se prononcer sur le financement de la PAC, ni lui ni ses collègues n’ont soutenu une politique agricole plus sociale, en faveur de davantage d’équité dans le monde agricole.
À l’époque, un amendement en particulier a recueilli l’opposition, à l’unanimité moins une abstention, de l’ensemble de la délégation RN : celui qui proposait un plafonnement des aides de la PAC. La mesure, en limitant les subsides publics aux très grandes surfaces agricoles, aurait permis de rééquilibrer la distribution des subventions en faveur des fermes de petite et moyenne taille. Le parti d’extrême droite n’a donc pas voulu de cette mesure favorable aux « petits ».
Quatre mois plus tôt, les membres de la délégation RN au Parlement européen faisaient aussi partie des rares membres de l’hémicycle à s’opposer à une résolution favorable aux salarié·es du secteur agricole. Les conditions de travail de ces derniers, souvent délétères, n’ont jamais fait l’objet d’attention particulière des institutions européennes.
Les mêmes votes que la droite et les libéraux européens
Peu après le premier confinement, qui avait mis en lumière la dépendance de l’agriculture européenne à la main d’œuvre saisonnière, une quasi-unanimité avait cependant traversé les rangs du Parlement européen pour mieux protéger ces travailleurs et travailleuses. L’ensemble des parlementaires RN avaient voté contre la résolution, allant jusqu’à prendre le contrepied de leur propre famille politique, le groupe d’extrême droite Identité et Démocratie (ID), qui avait voté en faveur du texte à une écrasante majorité.
Dans son programme présidentiel de 2022, Marine Le Pen consacrait un chapitre entier à « la protection des animaux », prônant un durcissement des peines en cas de mauvais traitement. « Aucune violence, aucun acte de cruauté, aucune angoisse » ne doit être « infligée aux animaux de manière gratuite », y lisait-on. Mais au moment du vote d’octobre 2020 sur la PAC, les élu·es RN se sont prononcés contre un amendement qui voulait exclure « les exploitations d’élevage intensif » des aides directes de la PAC, et un autre qui visait à réduire les subventions pour les producteurs de bœufs destinés à la tauromachie, activité génératrice de souffrance animale.
Celle qui s’affichait comme la défenseuse de la ruralité assurait également dans son programme vouloir « faire vivre nos territoires ». Des primes seront rétablies, annonçait-elle, estimant que « le progrès écologique appelle à [faire] revivre un tissu économique diffus, divers, dans lequel les entreprises locales luttent à armes égales avec les groupes multinationaux ». Il se trouve qu’il existe un important budget public pour le développement rural ; c’est ce qu’on appelle le « second pilier » de la PAC. Au Parlement européen, en octobre 2020, les eurodéputé·es RN ont voulu en réduire l’importance.
L’élu Gilles Lebreton a ainsi déposé un amendement visant à supprimer, dans le règlement de la PAC, la mention suivante : « Parce que de nombreuses zones rurales de l’UE souffrent de problèmes structurels, tels que le manque d’offres d’emploi attractives, la pénurie de compétences, des investissements insuffisants dans les réseaux de connexion, les infrastructures et les services de base, et un exode important de la jeunesse vers d’autres régions, il est fondamental de consolider le tissu socioéconomique dans ces zones […], notamment par la création d’emplois et le renouvellement de génération, en amenant dans les zones rurales les emplois et la croissance soutenue. » Autrement dit : quand il s’agit de voter sur le principe d’une aide à ces territoires défavorisés, le RN est contre.
En réalité, sur tous ces sujets agricoles et ruraux, le parti d’extrême droite, qui prétend s’affranchir de ses adversaires politiques, vote la plupart du temps dans le même sens que la droite et les libéraux européens. Comme eux, il est aligné sur les consignes de vote du Copa-Cogeca, l’organisation de lobbying agricole à Bruxelles, dont fait partie la FNSEA. Ce fut le cas encore au début du mois de février concernant le texte ouvrant la voie à l’autorisation de nouveaux OGM en Europe. Treize élu·es RN ont voté en faveur du texte, les cinq autres se sont abstenus ou étaient absents de l’hémicycle, comme Jordan Bardella.
Pauline Graulle
Manuel Magrez
Amélie Poinssot
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