Ces pays entrés dans les années 1970 auraient pu faire partie de la CEE dès 1957. Ce n’était pas le cas des trois pays concernés par le second élargissement. Ils étaient en effet plus agricoles, moins industrialisés, moins urbanisés – en un mot, leurs situations n’étaient pas celles de centres décisionnels, mais plutôt de périphéries économiques et politiques dans l’espace européen. Plus encore, ils étaient en sortie de fascisme ! C’était là leur grande singularité.
La rapide intégration de la Grèce…
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, la Grèce, l’Espagne et le Portugal vivent leur transition démocratique. On s’apprête à célébrer, en avril 2024, le cinquantième anniversaire de la Révolution des Oeillets, une révolution de hauts gradés de l’armée portugaise qui mit fin en même temps à la dictature salazariste, aux guerres coloniales et à l’empire portugais. En Espagne, la mort du général Franco, qui avait été le fossoyeur de la République espagnole par son coup d’État 40 ans plus tôt, ouvre la voie au retour à la démocratie dans le cadre d’un régime de monarchie parlementaire sous la conduite de Juan Carlos. En Grèce, la dictature des colonels instaurée en 1967 tombe au même moment.
Avec ce deuxième élargissement, la CEE et ses dirigeants mettent ainsi en avant le fait que la Communauté n’est pas seulement un projet de prospérité et d’interdépendance économique, mais aussi un projet de consolidation de la démocratie au sein des pays européens : trois régimes fascisants reposant sur la mainmise de l’armée sur la société tombent au même moment, leurs citoyens se tournent immédiatement vers la Communauté européenne, et réciproquement.
C’est l’aboutissement d’un débat initié dans le début des années 1960, lorsque la dictature franquiste déposa la candidature d’adhésion de l’Espagne à la CEE. Sur la base du rapport Birkelbach, la réponse à donner avait fait débat dans les Parlements nationaux de toute l’Europe des Six, sans passion ni urgence.
Au final, les Européens avaient proposé à l’Espagne franquiste un accord de commerce, pas même un accord d’association, en 1970. Un ultime raidissement très répressif de la dictature les années suivantes les conforta dans cette décision.
Aussi, la société espagnole s’attendait-elle majoritairement à ce que la CEE accueille avec chaleur cette Espagne nouvelle qui démontra très rapidement son engagement dans la transition démocratique. L’adhésion de la Grèce devenue une République, à nouveau gouvernée, à l’issue d’élections libres, par Konstantinos Karamanlis (qui avait déjà été premier ministre de 1955 à 1963), ne se négociait-elle pas sans coup férir en un temps très bref ?
Bénéficiant de conditions d’adhésion particulièrement favorables, la Grèce devint le 10e État membre dès 1981. Les dirigeants de la CEE, présidents français et européen en tête – Valéry Giscard d’Estaing et Roy Jenkins – célébraient dans la Grèce libérée des colonels le berceau de la démocratie, quand bien même la démocratie athénienne du siècle de Périclès était une réalité historique éloignée de la Grèce actuelle de près de 25 siècles…
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… et le long blocage des candidatures espagnole et portugaise
Pourtant, la demande déposée le 25 juillet 1977 par Marcelino Oreja, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Suárez, qui aboutit à l’ouverture officielle de la procédure d’adhésion en février 1979, ne se négociait ni dans la joie ni avec célérité. La demande du Portugal, déposée elle aussi en 1977, subit le même traitement. Contrairement à l’Allemagne de l’Ouest de la coalition SPD-parti libéral, la France giscardienne freinait.
Il est vrai que les toutes dernières années de la décennie 1970 et les trois premières années de la décennie 1980 sont passées à la postérité comme une période d’euro-pessimisme : confrontés au choc pétrolier, à la crise économique, à la fin du système monétaire international dit de Bretton Woods, à la fin des Trente glorieuses, au chômage de masse et à l’inflation, les dirigeants de l’Europe des Neuf puis des Dix étaient déstabilisés et peu capables de jouer collectif. En 1979, les premières élections au suffrage universel d’un Parlement européen aux pouvoirs limités pouvaient difficilement faire contrepoids à cette morosité.
La mise en place du système monétaire européen, le SME, était très récente (1979) ; elle avait été bloquée pendant sept ans par les divergences de vues et d’intérêts nationaux. Les dirigeants, les entrepreneurs et les syndicats européens n’eurent pourtant pas le temps de se réjouir de cet avènement : Margaret Thatcher, chef de gouvernement britannique depuis l’été de la même année, fit irruption sur la scène européenne avec fracas : « I want my money back ! »
Le sentiment prévalait que cette raideur britannique bloquait le fonctionnement non seulement du budget européen, mais aussi de la vie politique communautaire. En conséquence, le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement demeurait comme indifférent à la finalisation de l’élargissement à l’Espagne et au Portugal. Il ne donnait pas plus suite à plusieurs propositions de relance de la construction européenne – projet Spinelli du Parlement européen, du nom d’un des eurodéputés les plus respectés ; proposition d’« acte européen » par Genscher et Colombo, ministres des Affaires étrangères de RFA et d’Italie.
De façon imprévue, la politique européenne de la France favorisait ce surplace. La gauche y avait remporté une double victoire, première alternance de l’histoire de la Ve République : à l’élection présidentielle, gagnée par François Mitterrand le 10 mai 1981, puis aux élections législatives de juin 1981. Sa politique économique reposait sur deux grandes actions à contretemps, pour ne pas dire en complet décalage, de celles conduites par les partenaires européens de la France : la relance de la croissance par la consommation (« Le keynésianisme dans un seul pays ? », interroge avec humour Pascal Delwit) ; et la nationalisation des principaux groupes industriels, bancaires et de crédit. Si, dans tous les pays européens, les socialistes et les sociaux-démocrates ont salué cette victoire de la gauche, ils s’interrogeaient sur ces deux particularités. Quelles seraient leurs implications sur la coordination du système monétaire européen ? Sur les positions françaises dans le domaine du budget de la CEE ?
Ce facteur d’attentisme supplémentaire est d’autant plus vif que les programmes du Parti socialiste refondé en 1969 et de son leader François Mitterrand n’avaient pas de mots assez durs pour désigner la CEE comme l’Europe des marchands, des trusts et du grand capital. Le programme du Parti communiste, certes nettement minoritaire dans cette coalition, était, lui, franchement hostile à la construction communautaire.
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Les citoyens français ayant voté pour une majorité socialiste, la construction européenne devait désormais favoriser « la rupture avec le capitalisme », formule étendard de la nouvelle majorité, et le changement promis aux Français. Si les Dix avaient pu s’engager ensemble dans la réduction du temps de travail, l’abaissement de l’âge de la retraite et l’augmentation du salaire minimum, c’eût été formidable : c’eût été l’Europe socialiste. Et c’eût été grâce à la France. Mais malgré l’engagement et l’expérience européens des ministres Cheysson, Delors et Jobert, le mémorandum français pour une Europe sociale tomba à plat. Le soutien de la Grèce, dirigée depuis 1981 par le Parti socialiste (Pasok) d’Andréas Papandréou, finalement rallié à l’adhésion de son pays à la CEE, n’y suffit pas.
Pendant ce temps, les bras de fer sur les négociations budgétaires – c’est‑à-dire, pour l’essentiel, sur la politique agricole commune (PAC) – absorbaient beaucoup d’énergie. Et les négociations d’adhésion avec le Portugal et l’Espagne patinaient, en raison notamment des blocages italien et surtout français : leurs dirigeants respectifs subordonnaient l’accès de ces pays méditerranéens à la PAC et aux financements territoriaux du Fonds européen de Développement régional (FEDER) à la garantie que ces financements n’iraient pas moins à leurs agriculteurs que dans la CEE à dix. Sur ce point, Mitterrand prolongeait VGE ! C’était précisément le type d’engagement que les Britanniques, mais pas seulement, refusaient, tant que les contributions budgétaires globales de chacun et le budget de la PAC en particulier ne seraient pas réformés. Tout était lié.
Un contexte international qui change la donne
C’est pourtant de l’extérieur qu’est peut-être venu le déclic : la fin de la détente. La reprise de la guerre froide inquiétait et divisait les opinions publiques. Un pacifisme résurgent et significatif les traversait : dans toute l’Europe, en 1982-1983, d’importantes manifestations (et même massives en RFA) s’opposaient au déploiement par l’OTAN de missiles Pershing 2 à moyenne portée en réponse à l’installation par les Soviétiques de missiles SS 20 dirigés vers l’Europe de l’Ouest. Le slogan lieber rot als tot – « plutôt rouge que mort » – est demeuré emblématique de cette crise des euromissiles.
Le gouvernement français, tout pétri de marxisme qu’il fut, lui opposa en 1983 le discours historique de François Mitterrand au Bundestag, puis son propos resté fameux lors d’un sommet en Belgique : « Le pacifisme, et tout ce qu’il recouvre, il est à l’Ouest ; et les euromissiles, ils sont à l’Est. » Helmut Kohl ne devait pas oublier ce soutien inespéré – il renvoya l’ascenseur à son ami François en mars 1983, lorsque la Bundesbank soutint le franc de façon massive, et en procédant à une réévaluation sensible du mark. En septembre 1984, les deux hommes d’État endossaient la tunique du mythique couple franco-allemand moteur de la construction européenne, avec un sens remarqué de la mise en scène et du maniement des symboles lors de la rencontre devenue iconique de l’ossuaire de Douaumont à Verdun.
Dans l’intervalle, la relance de la construction communautaire eut lieu en juin 1984 au Conseil européen de Fontainebleau. Fort d’un accord avec Kohl, Mitterrand fait adopter un paquet de mesures préparées par une intense diplomatie menée depuis le sommet d’Athènes de décembre 1983. Les Dix se mettent enfin d’accord sur une réduction permanente de la contribution britannique au budget communautaire.
À compter de 1985, la CEE remettrait chaque année au Royaume-Uni un chèque d’un montant ainsi calculé : 66 % de la différence entre, d’une part, la contribution britannique au budget communautaire assise sur sa TVA et, d’autre part, le montant total des financements communautaires reçus par le Royaume-Uni. C’était un compromis. Ce remboursement était moins ambitieux que celui réclamé par Margaret Thatcher et son parti tory depuis cinq ans. En contrepartie, François Mitterrand et les socialistes français acceptaient le principe cher à toute la classe politique britannique d’une réforme des mécanismes de la PAC dans le but, notamment, d’en diminuer les dépenses. Dès 1985, la production de lait dans la CEE devint contingentée.
Ce dispositif, qui mettait fin à cinq années fatigantes et engourdissantes de conflit budgétaire, s’inscrivait dans un accord à facettes multiples toutes liées entre elles. Les socialistes français (et européens) obtenaient, enfin, un accroissement des ressources du budget communautaire : le plafond de la part de ses recettes de TVA que chaque État membre verse au budget communautaire montait à 1,4 % (il était à 1 % depuis 1970). Cette augmentation signalait que les Dix étaient prêts à s’engager sur de nouvelles politiques communes. Pour autant, celles‑ci ne prendraient leur sens qu’avec un approfondissement du marché intérieur de la CEE – ce serait la réforme du traité de Rome en Acte unique européen signé en 1986, consacrant la fin de tous les monopoles nationaux dans toutes les branches de l’économie. Les unes comme l’autre, concluait le Conseil européen, concourraient à
« donner à l’économie européenne une impulsion comparable à celle que lui avait apportée, au début des années 1960, la mise en chantier de l’union douanière […] ».
Dans le même temps, en 1984, le président Mitterrand avait enfin assoupli sa position sur l’élargissement. Pour ce faire, Mitterrand prétexta de l’arrivée au pouvoir de son homologue et ami socialiste et européiste Felipe Gonzalez. Pourtant, la victoire du PSOE en Espagne remontait alors à près de deux ans déjà.
Dans une scénographie qui ne doit rien au hasard, c’est par un voyage à Madrid que le président français achève le semestre de « sa » présidence française de la CEE :
« Je vous dirai en confiance que je suis très heureux à la fois de me trouver à Madrid (pour) terminer mon rôle dans ce domaine, (et) de pouvoir bâtir avec le peuple espagnol et ses dirigeants un pacte durable. »
Deux jours plus tôt, Mitterrand et Gonzalez s’étaient retrouvés au Parc de Princes pour la finale du premier Euro de football remporté par l’équipe de France de Platini sur l’Espagne d’Arconada, après son succès sur le Portugal lors d’une demi-finale d’anthologie au Vélodrome de Marseille.
Entraînant avec elle les Italiens, la présidence française semestrielle de la CEE débloqua l’aboutissement des négociations d’adhésion avec l’Espagne et le Portugal au moment où le gouvernement socialiste de Mario Soares cédait le pouvoir pour dix ans au centre-droit (PSD) de Cavaco Silva. La relance de Fontainebleau avait notamment pour fonction d’apaiser les craintes des habitants des régions méditerranéennes de l’ex-Europe des Six, en particulier de leurs agriculteurs, et spécialement des agriculteurs français. Ce fut l’une des fonctions de la très importante réforme budgétaire actée à ce sommet et mise en œuvre par la commission Delors (dont la nomination fut elle aussi décidée à Fontainebleau !) à compter de 1985.
Dès lors, tout alla très vite : le 1er janvier 1986, l’Espagne et le Portugal entraient dans la CEE.
Sylvain Kahn, Professeur agrégé d’histoire, docteur en géographie, européaniste au Centre d’histoire de Sciences Po, Sciences Po
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