Le programme du Nouveau Front populaire (NFP) représente une rupture majeure avec les politiques menées depuis des décennies. Il permet d’engager la bifurcation rendue nécessaire par la double crise, écologique et sociale. Comme à chaque fois que la gauche propose des mesures audacieuses, les commentateurs traditionnels de la vie politique s’insurgent, moins contre le contenu précis de ces mesures, que sur la question de leur financement. L’originalité des arguments n’est pas vraiment au rendez-vous et nous assistons ainsi à un débat convenu. Même s’il est donc sans surprise, ce débat n’en est pas moins inévitable, car il renvoie au fameux « mur de l’argent » sur lequel tout projet émancipateur peut se briser.
Il faut d’abord remarquer qu’il n’est pas possible de présenter un programme de transformations profondes qui soit complètement « bouclé » macroéconomiquement, c’est-à-dire dont toutes les mesures seraient a priori équilibrées. En effet, les modèles économétriques de prévision, qui se veulent l’image fidèle de l’économie telle qu’elle est, postulent par construction une stabilité des comportements, alors que l’objet même des politiques économiques et sociales projetées est de les transformer.
Dire cela n’empêche pas d’avoir pleinement conscience des forces qui voudront contrarier la mise en œuvre du projet et des contraintes qu’elles s’efforceront de lui opposer ; il faut bien sûr, essayer de s’en prémunir. Nous n’insisterons pas sur la nécessaire réforme fiscale d’ampleur, qui vise à la fois à installer une justice fiscale et à redonner des marges de manœuvre financière à la puissance publique. Les baisses d’impôts ou de prélèvements en faveur des ménages les plus riches et des grandes entreprises se sont multipliées, elles coûtent chaque année 76 milliards au budget de l’État ; si on leur ajoute les subventions sans contrepartie accordées aux entreprises, de l’ordre de 170 milliards, qui font de ce modèle un « capitalisme sous perfusion », les marges de manœuvres, on le voit, sont réelles. Cette situation ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui ; déjà, en 2010, le rapport Champsaur-Cotis avait alerté sur ce problème et souligné que « en l’absence de baisse des prélèvements, la dette publique serait d’environ 20 points de PIB plus faible ». La situation n’a, depuis, fait qu’empirer.
Il est vrai cependant qu’une réforme fiscale, aussi importante soit-elle, ne suffira pas à financer les investissements massifs qui sont nécessaires tant pour remettre à niveau et développer des services publics en voie de déshérence, que pour lutter contre le dérèglement climatique. Outre, une remise en cause du partage actuel de la valeur ajoutée, il faudra donc s’endetter. Nous entendons déjà le cœur de nos contempteurs s’indigner en soulevant le niveau actuel de la dette et du déficit public. Au-delà du caractère convenu du discours, et du fait que le coût des intérêts de la dette n’a représenté en 2023 que 1,8 % du PIB contre près de 4 % à la fin des années 1990, nous ne pouvons balayer cette remarque d’un revers de main. Les turbulences actuelles sur le marché secondaire des obligations d’État ne sont qu’un avant-goût de ce qui risque de se passer si le NFP gagne les élections. En effet, il est clair que les marchés financiers ne vont pas s’accommoder sans réagir de la mise en œuvre d’un programme contradictoire avec leurs intérêts.
Disons-le, un bon État est un État qui s’endette. En effet la dette joue un rôle intergénérationnel. S’imposer un quasi-équilibre budgétaire, comme les règles actuelles de l’Union européenne le prescrivent, signifie, outre la purge austéritaire que cela implique, que les investissements de long terme seront financés par les recettes courantes. Or ces investissements seront utilisés des décennies durant par plusieurs générations, il est donc absurde que leur financement ne soit assuré que par les recettes du moment. Respecter ces règles entraîne l’impossibilité, de fait, d’investir pour l’avenir. La dette permet de faire financer par des générations successives des infrastructures qu’elles utilisent. Elle joue donc un rôle fondamental dans le lien entre les générations. Le problème fondamental n’est pas la dette, mais le fait qu’elle soit sous l’emprise des marchés financiers.
Remarquons que certaines économies avancées comme le Japon ou les États-Unis ont un endettement bien plus élevé que celui de la France sans que cela ne pose problème. En effet dans ces deux pays, la dette n’est pas soumise à la loi des marchés financiers, car ce sont essentiellement des institutions publiques nationales (banque centrale, institutions financières publiques) qui en achètent les titres. Il est donc nécessaire de dégager durablement le financement public de l’emprise des marchés.
Il faut pour cela créer un dispositif qui, comme jusqu’aux années quatre-vingt, garantira la stabilité du financement ; son cœur sera formé par un pôle public bancaire, édifié autour des institutions financières déjà existantes ; il permettra d’orienter l’épargne populaire vers les investissements sociaux et écologiques stratégiques décidés démocratiquement. N’étant pas soumis à la logique de la rentabilité financière, il pourra ainsi être un acheteur important et stable de titres de la dette publique. Par ailleurs, ce pôle pourra avoir accès aux liquidités fournies par la Banque centrale européenne (BCE) dans le cadre de ses opérations de refinancement, comme le permet l’article 123-2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les titres de dette publique constituant un collatéral de très bonne qualité. Les institutions financières privées doivent quant à elles être soumises à un contrôle strict et avoir l’obligation de placer une partie de leurs actifs en titres de la dette au taux fixé par la puissance publique.
Face au risque de se fracasser sur « le mur de l’argent », il faut reprendre le contrôle de la finance.
Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat