Ce devait être le grand moment unitaire des gauches et des écologistes après les élections européennes, mais rien ne s’est passé comme prévu. Le 17 juin à Montreuil (Seine-Saint-Denis), le meeting « Construire le Front populaire avec la société civile » organisé par des militant·es et intellectuel·les de gauche dont les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty, l’historienne Laurence de Cock et la militante féministe Caroline De Haas, prévu avant la dissolution de l’Assemblée nationale et l’avènement précipité du Nouveau Front populaire (NFP), est devenu l’épicentre des tensions qui traversent la nouvelle coalition.
Le député local sortant de La France insoumise (LFI) Alexis Corbière, « unioniste » revendiqué et opposant à la ligne de Jean-Luc Mélenchon, n’a pas été réinvesti par son parti, tout comme Raquel Garrido, élue dans une circonscription voisine, ou encore Danielle Simonnet à Paris. À leur place, c’est respectivement Aly Diouara, du collectif « Seine-Saint-Denis au cœur », la médecin urgentiste Sabrina Ali Benali, et Céline Verzeletti, ex-membre du bureau confédéral de la CGT, qui ont été désigné·es par LFI. Alexis Corbière, Raquel Garrido et Danielle Simonnet ont maintenu leur candidature.
Abdelkader Lahmar, Adel Amara, Lyes Louffok, Amadou Ka et Amal Bentounsi. © Photomontage Mediapart avec Sipa, AFP et X
« Comment faire entrer de nouvelles figures à l’Assemblée nationale, des porte-parole des classes populaires ? Il faut les investir dans les circonscriptions les plus gagnables du pays », justifie l’Insoumis Paul Vannier, qui a négocié les circonscriptions dans le cadre de l’accord du NFP. De manière très opportune, la direction de LFI utilise ainsi un motif légitime – « élargir la représentation politique au peuple lui-même », dixit le comité électoral de LFI – pour se débarrasser de ses opposant·es internes – les plus unitaires, au moment où l’union se réalise.
De fait, au soir du 10 juin, après avoir scellé un accord de coalition dans un délai record, les dirigeant·es des partis de gauche ont juré de s’ouvrir à la « société civile organisée », invitée à « déborder » les appareils politiques. Quatre jours et quatre nuits plus tard, les tractations sur l’attribution des circonscriptions sont passées et les listes des investitures du Parti socialiste (PS), des Écologistes, du Parti communiste français (PCF) et de La France insoumise (LFI) n’ont pas produit le grand débordement annoncé. « Finalement, les listes sont repliées sur les appareils, il va y avoir une déception », anticipait l’un des négociateurs d’un parti de gauche le soir où l’accord a été trouvé.
L’explication avancée : Les Écologistes et le PCF avaient de petits quotas (respectivement 92 et 50 circonscriptions), ce qui ne leur a pas offert le luxe de l’ouverture (chez les Verts, deux figures à la carrière déjà longue sont investis à ce titre, les anciens socialistes Pouria Amirshahi et Pierre Larrouturou). Le PS (175 circonscriptions) a préféré servir ses courants internes très gourmands en raison de la position fragile d’Olivier Faure et du regain d’attractivité du parti après les européennes. L’investiture de François Hollande, dans le dos du national, agit comme un révélateur.
À gauche, seule LFI poursuit l’ouverture
Quant à LFI (229 circonscriptions), après avoir fait entrer à l’Assemblée nationale une aide-soignante en 2017 (Caroline Fiat), une femme de chambre et syndicaliste (Rachel Keke), une ouvrière agricole (Mathilde Hignet) ainsi que des figures du mouvement climat (Alma Dufour) et d’Attac (Aurélie Trouvé) en 2022, le mouvement était attendu au tournant. Lors des élections législatives de 2022, les militant·es des quartiers populaires avaient déploré nombre de parachutages.
Aly Diouara, du collectif « Seine-Saint-Denis au cœur », avait reproché à LFI de leur « tourner le dos ». Une vidéo dans laquelle il débattait à ce sujet avec Raquel Garrido, piquée au vif, a refait surface ces derniers jours. Et pour cause : les deux sont désormais candidat·es dans la même circonscription.
LFI a aussi investi Amal Bentounsi, fondatrice du collectif « Urgence notre police assassine », dans la 6e circonscription de Seine-et-Marne, Abdelkader Lahmar, membre de l’Assemblée nationale des quartiers populaires dans la 7e circonscription du Rhône, Amadou Ka, conseiller municipal de Creil et militant antiraciste dans la 3e circonscription de l’Oise, ou encore Lyes Louffok, militant de la défense des droits de l’enfant, et Adel Amara, militant associatif, respectivement dans la 1e et la 4e circonscription du Val-de-Marne.
La coupe n’est pas complètement vide et LFI se distingue donc par son avance en la matière. « Nous sommes dans la continuation d’un appel qui avait été lancé dans la Nupes, en 2022, à une société civile constituée, avec des gens qui ont l’habitude du combat politique, sans forcément avoir des mandats politiques », décrypte le sociologue Étienne Ollion. Et si les Insoumis sont plus proactifs que les autres partis politiques, c’est que « son organisation est plus centralisée et verticale qu’au PS ».
« LFI a un mode d’investiture qui est beaucoup plus favorable à la société civile, car le parti n’a pas besoin de passer par les logiques notabiliaires locales, abonde le politiste Rémi Lefebvre. Par ailleurs, les réseaux dans la société civile du PS sont très faibles, c’est un parti d’élus et de collaborateurs. »
Autrement dit : la verticalité – voire l’absence de démocratie interne – des Insoumis·es permet d’imposer des candidatures en dépit de résistances locales, ou des baronnies que constituent les fédérations socialistes par exemple.
Ce renouvellement, même marginal, illustre aussi une option politique prise par LFI ces dernières années. « Cette nouvelle dynamique d’ouverture dans les investitures va dans le sens d’une ouverture de LFI vers certains sujets chers aux habitants des quartiers populaires », explique Ulysse Rabaté, chercheur en science politique à l’université Paris 8 après avoir été élu et militant en banlieue parisienne. Des thématiques comme les violences policières, les discriminations, l’islamophobie, les services publics ou plus récemment la question palestinienne.
Une ouverture contre la purge
Le contexte envoie cependant un signal catastrophique à la société civile désireuse de s’engager en politique ou aux militant·es des quartiers populaires qui rêvent d’être enfin admis·es à des places éligibles. Car cette ouverture est concomitante de sanctions politiques pour les député·es critiques de la ligne de Jean-Luc Mélenchon.
À Lille (Nord), par exemple, Adrien Quatennens, qui s’est retiré en raison de sa condamnation pour violences conjugales, a été remplacé par un de ses proches, Aurélien Le Coq.
À Angers (Maine-et-Loire) , le militant des quartiers populaires Djamel Blanchard ne décolère pas. Lundi matin, il a tenu une réunion avec une dizaine de camarades, tous engagés sur le terrain de longue date. « Avant le mépris, c’était le PS. Aujourd’hui c’est même LFI !, dit-il. C’est-à-dire ceux qui prétendent parler en notre nom, qui parlent de génocide à Gaza ou des violences policières… Mais leurs méthodes et leur postures condescendantes leur font perdre le lien avec ceux qui ont voté pour eux. »
Djamel Blanchard raconte qu’il a découvert, sans la moindre réunion ou discussion préparatoire, qu’un ancien responsable de Génération·s, Léo Métayer, étudiant de 23 ans, a été investi dans sa circonscription d’Angers Sud. Il a en revanche été ajouté dans un groupe WhatsApp pour coller des affiches… « Moi j’irai voter car le RN est mon ennemi de toujours, ajoute le militant chevronné. Mais je veux qu’ils entendent en face qu’ils ont été trop loin dans le foutage de gueule, et le mépris pour les habitants des quartiers populaires. »
Après les législatives, ouvrir le débat sur les quartiers populaires
Latifa Oulkhouir, directrice de l’ONG Le mouvement, partage en partie ce constat. « L’urgence est d’abord de se mobiliser contre l’extrême droite, et d’empêcher qu’elle parvienne au pouvoir, explique-t-elle. Les militants des quartiers populaires seront en première ligne si l’extrême droite gagne. On n’a pas le privilège de chipoter. Ni le temps ni le luxe de pleurer pour des circonscriptions. »
Mais, promet la militante, il faudra en tirer les leçons aussitôt les législatives passées. « Il faudra une mobilisation par les citoyens, par et pour les habitants dans les quartiers populaires, il faudra exister pour et par nous-mêmes. »
Ulysse Rabaté, avec sa double casquette de militant et de chercheur, espère que les tensions générées par les investitures, notamment en Seine-Saint-Denis, ne viendront pas effacer l’acquis politique de ces dernières années : « Dans le conflit entre la gauche et les quartiers populaires, la représentation est toujours très sensible. Mais il ne faut pas résumer tout ce qui se passe actuellement sous le prisme des candidatures. »
Il cite notamment la mobilisation électorale importante des quartiers populaires en faveur de la gauche, au premier tour de la présidentielle ou lors des européennes. « Aujourd’hui, le champ politique enferme les quartiers populaires dans ses conflits internes. Et empêche ainsi de valoriser à sa juste valeur les quartiers populaires dans le sauvetage de la gauche. »
Comme Latifa Oulkhouir, Ulysse Rabaté appelle à « préparer la suite », et les échéances électorales qui suivront. « Les partis ont compris que les quartiers populaires étaient un capital électoral pour la gauche. Maintenant voyons s’ils sont capables de le considérer comme un capital politique. » Mais d’abord, il faudra défaire le RN lors des élections législatives.
Lénaïg Bredoux et Mathieu Dejean