En janvier dernier, lors de la publication Trotskisme, histoires secrètes – De Lambert à Mélenchon (Les petits matins), que j’ai co-écrit avec Denis Sieffert, l’ancien directeur de Politis, et toujours éditorialiste du magazine, nous avions eu un entretien avec ce journal pour présenter notre travail. Nous y expliquions que Jean-Luc Mélenchon, qui a fait ses premiers pas en politique dans sa jeunesse au sein du courant lambertiste du trotskisme français en avait préempté le legs politique, en ayant comme lui une relation très distendue avec la question démocratique. Et nous en prenions comme illustration les mises à l’écart de la direction de LFI des cadres dirigeants qui déplaisaient à la direction autoproclamée du mouvement insoumis – mises à l’écart qui avaient une fâcheuse ressemblance avec les purges qui ont émaillé la vie interne du lambertisme.
Résumant notre propos, Politis avait titré l’entretien : « Le refus de démocratie à LFI est une impasse politique pour la gauche ».
Malheureusement, ce titre était prémonitoire. Avec le refus d’accorder l’investiture de LFI à tous les députés sortants qui ont formulé au cours des derniers mois des critiques à l’égard du mouvement, Jean-Luc Mélenchon salit le Nouveau front populaire qui vient juste de se constituer et le divise alors que, face au danger de l’extrême droite, l’heure devrait être au rassemblement, et surtout pas aux purges.
Il n’est donc peut-être pas inutile d’exhumer les constats que nous faisons lors de cet entretien avec Politis :
Entretien avec Politis
Denis Sieffert, éditorialiste à Politis, et Laurent Mauduit, journaliste au Monde puis cofondateur de Mediapart, ont tous deux milité dans les années 1970 à l’Organisation communiste internationaliste (OCI), lambertiste. Dans un livre très documenté, ils décrivent les pratiques brutales dans l’organisation où Jean-Luc Mélenchon a acquis sa formation politique. Qu’ils retrouvent, semblables, à La France insoumise, dans une sorte d’héritage culturel et politique qui ne dit jamais son nom.
Ainsi, en tant qu’anciens militants de l’OCI après Mai 68, vous avez tout déballé ?
Denis Sieffert : Tout ? Sans doute pas… Mais l’essentiel. Cependant, ce qu’on voulait faire, ce n’était pas du tout un déballage, mais vraiment chercher les lignes forces qui reconstituaient l’histoire, au sens le plus noble, de cette branche du trotskisme français et son rapport au pouvoir, à la démocratie.
Laurent Mauduit : En tout cas, nous n’avons rien caché de ce que, nous, nous savions ! Car c’est vrai que c’était une organisation qui avait souvent des pratiques occultes, sinon secrètes, dont nous-mêmes en son sein ne savions pas tout. Aussi, pour faire le livre, nous avons pioché dans nos souvenirs, qui étaient nombreux, nous avons mené une sorte d’enquête historique en sollicitant des témoins qui étaient, eux, entrés dans l’histoire, et avons pu en tirer des leçons. Certains ont accepté de parler, d’autres non. Ce qui fait que nous avons appris beaucoup de choses, y compris sur notre propre myopie quand nous avions 20 ans, mais sans doute ne savons-nous pas encore tout ! L’histoire de cette branche du trotskisme français demeure incomplète. Même si nous avons essayé d’y apporter notre pierre, ou notre contribution.
Voulez-vous dire que peu de livres ou de recherches l’ont documentée ?
Laurent Mauduit. C’est exact. Il y a eu le livre de Benjamin Stora La Dernière Génération d’Octobre (Stock, 2003), celui de Philippe Campinchi, Les Lambertistes. Un courant trotskiste français (Balland, 2000). Et puis il y a essentiellement un historien qui a travaillé sur le sujet, qui est un ancien trotskiste lui-même, Vincent Présumey, qui a été un élève de Pierre Broué, grand historien, mondialement connu – qui fut membre de l’organisation jusqu’à son exclusion en 1989. Mais il est vrai que les travaux ne sont pas légion.
Vous relatez nombre d’épisodes violents où tant de militants de premier plan de l’OCI sont exclus, pour des prétextes divers, dans des processus qui ressemblent pour beaucoup aux exclusions staliniennes, sinon à l’Est, du moins au PCF. Comment avez-vous fait, en tant que trotskistes, pour le supporter alors qu’on peut supposer que votre adhésion au trotskisme avait été motivée par le refus de s’engager au PCF très stalinien de l’époque ?
Denis Sieffert : C’était une autre époque, comme on dit ! Il est vrai que c’est une formule qui peut faire sourire. Pourtant, elle restitue la réalité. Nous étions juste après Mai 68 et nous croyions totalement à l’idée que 68 – slogan sans cesse répété – était la « répétition générale » d’une révolution qui allait poindre, qui était « imminente ». Nous y croyions dur comme fer. Nous avions 20 ans et vivions persuadés de l’imminence de la révolution. Et nous étions totalement inféodés au slogan, bien connu, que Trotski a repris, mais de façon intelligente, dans son livre Leur morale et la nôtre (1938), qui est : « La fin justifie les moyens. »
Nous avions 20 ans et vivions persuadés de l’imminence de la révolution. Je ne dis pas que nous avons fait des horreurs, mais cela faisait que l’on supportait un certain nombre de choses, y compris certaines violences, en considérant que la révolution, donc une perspective radieuse d’émancipation pour le peuple, allait forcément se produire. C’est d’ailleurs lorsque nous avons commencé à en douter que nous nous sommes, chacun à des échéances un peu différentes, éloignés du centre de l’organisation, c’est-à-dire de Lambert. Évidemment, si on nous demandait aujourd’hui si vous le referiez, on répondrait certainement par la négative, mais si on nous dit : « Vous êtes en 1970, vous engageriez-vous dans la même organisation ? », je pense que nous dirions « oui ! »
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Laurent Mauduit : Il faut dire aussi que nous avons quand même beaucoup appris, y compris de notre propre myopie, comme je l’ai déjà dit. Denis évoque l’opuscule de Trotski Leur morale et la nôtre, mais nous citons aussi, à la fin du livre, un autre texte signé par beaucoup d’intellectuels français qui est une tribune publiée dans Le Monde, le 4 juillet 1973, à l’initiative du grand mathématicien Laurent Schwartz, ancien trotskiste lui-même, défendant l’idée que les moyens doivent être en concordance avec la fin. Il ne peut pas y avoir de moyens sordides sans entacher la fin. Cette leçon-là, qui est un peu la leçon cruelle que nous avons faite, nous, en sortant de l’OCI, c’est le lien entre le passé et le présent, qui est d’une terrible actualité.
Car si on regarde notamment ce qui se passe à La France insoumise (LFI) aujourd’hui, il y a certainement le même type de processus à l’œuvre : des jeunes mais aussi des cadres, ou des parlementaires, peuvent comprendre qu’il n’y ait pas de démocratie dans ce parti, que la direction soit autodésignée, qu’il y ait une conception verticale du pouvoir. Évidemment, certains vont dire : « Nous tolérons cela, parce que c’est le prix à payer pour battre la droite et l’extrême droite. » Or, la leçon que nous avons apprise de ces années-là, c’est qu’il est insupportable de mettre la démocratie entre parenthèses ! Même pour des motifs louables.
C’est ainsi que les gens du Parti ouvrier indépendant (POI), qui sont les héritiers directs et légitimistes de l’OCI lambertiste, vous disent franco : « La démocratie, on s’en fout ! »
Denis Sieffert : En effet. Quand nous les avons rencontrés pour ce livre, l’un des dirigeants nous fait cette déclaration. Et quand nous lui demandons si nous pouvons l’écrire, il acquiesce sans hésitation. C’est donc dans le livre !
On leur demande s’ils comprennent le débat sur la question de la vie démocratique interne de LFI. Et la réponse est : « On s’en fout ! »
Laurent Mauduit : Or on leur pose la question au regard du débat sur la démocratie au sein de La France insoumise… On leur demande s’ils comprennent le débat sur la question de la vie démocratique interne de LFI. Et la réponse est : « On s’en fout ! »
Denis Sieffert : Car la question de la démocratie est le fil rouge du livre : il s’agit bien du lien entre les pratiques internes à l’OCI à l’époque et celles de La France insoumise aujourd’hui (même si les formes peuvent sembler très différentes en apparence). Mais, sur le fond, il s’agit bien d’un énorme déni de démocratie. Et cela va même jusqu’à se traduire sur des questions géopolitiques, avec certaines complaisances pour des dictatures, où l’on a vu Jean-Luc Mélenchon proche de la Russie de Poutine, de Maduro au Venezuela, etc. C’est là une sorte de « passion faible pour les hommes forts », comme nous l’écrivons en tête de l’un des chapitres, qui est la question démocratique à l’échelle internationale. Et cela renvoie bien sûr aux pratiques internes de LFI, avec la « fronde » qui s’y développe, puisqu’un certain nombre de gens finissent par en prendre conscience et comprendre que ce refus de démocratie, y compris pour une bonne finalité, constitue en fait une impasse politique pour la gauche.
Votre thèse, pour la résumer très vite, est que Jean-Luc Mélenchon est sinon un héritier politique, du moins un héritier culturel du lambertisme. N’êtes-vous pas dans ce livre en train de régler des comptes avec certains de vos anciens camarades, en particulier avec Mélenchon ?
Denis Sieffert : On n’empêchera pas certains d’avoir une vision paresseuse de notre livre. Que ne dirait-on pour ne pas voir la réalité en face ? Comme l’a dit Confucius : « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. » Mais, au-delà, il reste chez Mélenchon un héritage culturel qui se retrouve dans les comportements, la violence. Par exemple dans son rapport conflictuel à la presse. Avec Lambert, on ne parlait pas à la « presse bourgeoise ». Mélenchon, lui, déteste aussi les journalistes, mais adore les rencontrer et se quereller avec eux. Mais ce serait se méprendre sur l’esprit de notre travail que de ne pas y voir un hommage à quelques combats nobles menés par l’OCI et, surtout, à la formation dont nous avons aussi profité en essayant d’en garder le meilleur, car le meilleur existe. C’est aussi le côté lumineux de Mélenchon. Son goût pour les idées. Mais où finit la théorie et où commence le dogmatisme ?
Laurent Mauduit : On dit deux choses sur ce point : il a quelque part préempté l’héritage du lambertisme ; l’autre héritier, totalement différent, version combines et manœuvres en tous genres, étant Jean-Christophe Cambadélis. Et l’autre signe qu’il se situe dans cette généalogie est qu’il est dans une extrême proximité avec le POI, qui lui sert de garde prétorienne. Dès qu’un cadre ou un militant de LFI fait la moindre critique contre Mélenchon, le plus souvent la riposte vient du POI, souvent de son journal Informations ouvrières. Ainsi, quand éclate la grande polémique autour d’Adrien Quatennens, on peut lire cet éditorial hallucinant de ce journal, titré : « Adrien, reviens, la classe ouvrière a besoin de toi ! »
Denis Sieffert : S’il faut parler d’un héritage culturel, on peut le voir en particulier dans le rapport à l’histoire. Cela peut d’abord être vu à leur avantage : Lambert comme Mélenchon aiment l’histoire, sont férus d’histoire, avec une culture politique indéniable. Pour autant, il s’agit d’un rapport à l’histoire qui est à la fois passéiste et, je dirais, mécaniste – au lieu d’être dialectique. C’est-à-dire que l’histoire doit et va se répéter. On est toujours dans l’« imminence » de la révolution. Nous, lambertistes à l’époque, avons été biberonnés à cette formule. De même, à entendre Mélenchon, on a l’impression que la révolution est toujours à nos portes. Or il embarque beaucoup de gens à gauche dans cette illusion, qui ne peut être qu’une impasse. C’est là un héritage direct du lambertisme sur le rapport à l’histoire.
Et, en interne, par rapport au pouvoir, à LFI aujourd’hui…
Denis Sieffert : En effet. On retrouve ce qui se passe à LFI, avec le magistère sur le mouvement de Mélenchon – comme Lambert l’avait à l’OCI. Or, quand Lambert exclut, comme lorsque Mélenchon éloigne de la direction de la coordination (occulte) du mouvement, c’est que l’un comme l’autre considèrent que leur pouvoir est menacé. Et cela va très loin. Car concernant Lambert, cela entraîne des choix politiques qui ont eu une certaine importance.
Si on ne peut pas se critiquer, ou « penser contre soi », cela signifie que l’on ne peut pas avoir de démocratie même dans la réflexion.
En particulier dans son rapport au PS : s’il avait voulu ouvrir cette discussion – que beaucoup voulaient – sur la question de l’entrée au PS comme courant de gauche (puisqu’on avait appelé à voter François Mitterrand dès le premier tour en 1981), cela aurait pu éventuellement infléchir le cours de la politique, notamment sur la fameuse « parenthèse de la rigueur » ou « parenthèse libérale ». Cela porte donc aussi sur l’avenir de la gauche aujourd’hui. Ce n’est pas simplement l’histoire picrocholine du lambertisme qui est en jeu ici. La grande méprise de nombre de nos confrères journalistes est d’avoir pensé qu’il s’agissait d’un groupuscule marginal ; or il s’agissait en fait d’un groupe, certes secret, mais qui avait finalement une importance certaine sur la vie politique française.
Quant à la question de l’histoire, c’est un peu la même chose…
Denis Sieffert : Sur l’histoire, en effet, on retrouve cet autre aspect chez Mélenchon qui est le dogmatisme : son « campisme », ou son antiaméricanisme, que l’on peut partager bien sûr, mais qui ne peut pas être le paradigme de toute une analyse géopolitique. Car cela ne s’applique pas de la même façon en Ukraine et à Gaza ! Déjà, avec Lambert, c’était une lecture finalement assez paresseuse de l’histoire, avec quelques clés d’explication, qui servaient en toutes circonstances. Là encore, c’est une vision mécanique de l’histoire.
Selon vous, cette histoire, en particulier cette absence de démocratie en interne, va donc poser inévitablement un problème à la gauche ?
Denis Sieffert : Sans aucun doute, nous le craignons. Cette absence de démocratie est encore plus problématique aujourd’hui que dans les années 1970. C’est un problème aigu pour la gauche. Il y avait en effet à l’époque une sorte de tolérance antidémocratique, alors que le PCF était omnipotent avec ses traditions staliniennes. Mais il y avait aussi ce discours qui ne peut plus être tenu aujourd’hui, quand bien même Mélenchon le reprend souvent, qui voudrait qu’en proférant une critique, même la plus infime, on ferait le jeu de l’ennemi ou de l’adversaire.
Cette logique est juste mortifère. Et cela a découragé des générations entières de militants de gauche : c’était le discours stalinien par excellence. Or c’est un blocage pour toute la gauche, car si on ne peut pas se critiquer, ou « penser contre soi », pour reprendre un mot de Péguy, cela signifie que l’on ne peut pas avoir de démocratie même dans la réflexion. Et cela conduit à tout accepter : les exclusions, les violences verbales ou physiques.
Laurent Mauduit : C’est d’autant plus dangereux que l’on est dans un contexte politique, français, européen et mondial, terriblement préoccupant. En France, avec le danger de l’extrême droite, dans une sorte de course de vitesse : pour que la gauche se refonde et qu’elle parvienne à casser le plafond de verre que n’a pas réussi à perforer Mélenchon lors des dernières élections présidentielles.
Si tout n’est pas mis en débat librement, on va à la catastrophe.
Or, dans cette course de vitesse, la question n’est pas tant économique et sociale – puisque la Nupes a sur ces points un programme qui est cohérent, même si tout peut évidemment être amélioré –, mais la question majeure demeure la question démocratique. Qui va porter les couleurs de la gauche à la prochaine présidentielle ? Dans quelles conditions ? Comment cela va-t-il se décider ? Sur quelle alliance économique et sociale ? Si tout cela n’est pas mis en débat librement, sans oukases, sans violence dans le débat, ou d’imposition d’un choix décidé par on ne sait qui, on va à la catastrophe.
Entretien avec le journaliste Olivier Doubre publié par Politis (N° 1794) le 24 janvier 2024. On peut le retrouver ici sur le site du magazine