« On n’aura plus la possibilité de se régulariser. » Depuis la victoire du Rassemblement national (RN) aux élections européennes, dimanche 9 juin, et l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, Oumar se projette dans le scénario du pire. Si l’extrême droite l’emporte dans un mois, « on risque d’être expulsés massivement ». « On » ? Les personnes sans papiers.
Arrivé du Mali en 2017, ce trentenaire travaille en région parisienne, le plus souvent dans la logistique : « On rentre tard le soir, on cotise et on n’a droit à rien si on a un accident. Mais l’extrême droite, par populisme, nous présente comme des gens qui veulent profiter des aides… » En tant que parent d’enfant français, Oumar a bien déposé, en février, une demande de régularisation, sans réponse pour l’instant. Alors, depuis dimanche soir, l’inquiétude est montée d’un cran.
Comme lui, nombre d’étrangers et d’étrangères, et de personnes appartenant à des minorités (musulmanes, juives, LGBTQI+…), potentielles cibles prioritaires d’une extrême droite promue à Matignon, sont passé·es de la sidération à l’inquiétude – très concrète. Faut-il lancer telle procédure administrative avant qu’il soit trop tard ? Mettre de l’argent de côté ? Envisager un départ ? Face à cette accélération de l’histoire, un sentiment de terreur inédit a traversé les plus fragiles. Non pas qu’il faille d’abord penser à soi, mais d’autres risquent, plus vite que prévu, de s’attaquer à ces vies-là.
Victime de la priorité nationale
Ainsi, dimanche soir, Smail s’est dit que « c’était peut-être le moment de faire une demande de nationalité française. Car les portes, ensuite, seront fermées ». À 36 ans, cet Algérien dispose d’une carte de séjour de dix ans et a déjà déposé, il y a trois ans, une demande de regroupement familial pour son enfant et son épouse (rencontrée en France durant leurs études). « Elle était retournée en Algérie parce qu’on nous avait dit que la règle, c’était de passer par le regroupement familial… » Mais maintenant ? Propriétaire et détenteur d’un CDI pour « un bon poste dans la fibre », Smail ne se fait guère d’illusion : « [Le RN] veut mettre fin au regroupement familial. S’ils le font, qu’est-ce qui me restera comme option ? Rentrer dans mon pays ? Rester ici sans ma famille, comme les chibanis ? Ce n’est pas une vie. »
Affiche de campagne du Rassemblement national à Paris en mai 2024. © Photo Alfred Yaghobzadeh / Abaca
La perspective d’un RN au pouvoir jette ainsi nombre d’étrangers et d’étrangères dans des abysses de réflexion sur la « bonne » stratégie à adopter. Abderrahim, lui, a déjà déposé une demande de naturalisation, restée sans réponse depuis 2021. Ce Marocain se dit « bouleversé » par la dissolution : « Rebattre les cartes de cette façon, sans savoir ce qui va arriver... » Lui est arrivé en France en 2003, à l’âge de 8 ans, après que son père, installé dans les années 1980, a obtenu le droit de faire venir la famille. Toutes ses études, Abderrahim les a faites ici. « Je me sens déjà français, précise-t-il. Mais sur le papier, je ne le suis pas. »
Quand on l’interroge sur l’éventuelle accession du RN au pouvoir dans un mois, il ne parle pas de son dossier en carafe, il songe aux habitant·es des quartiers populaires (dont il fait partie), qui pâtiraient de la priorité nationale dans l’attribution des logements sociaux, aux projets de rénovation urbaine qui risquent de s’effondrer. « On fait comme si le programme qu’ils portent n’était pas grave pour les étrangers et les citoyens en général, les femmes, les LGBT... Mais tout cela me fait très peur. »
Détenteur d’un titre de séjour « travail », Youssef* est quant à lui arrivé d’Algérie il y a cinq ans avec une bourse d’études. Désormais cadre dans le conseil et impliqué dans l’entrepreneuriat social, ce trentenaire se dit encore « à la recherche d’une stabilité de papiers ». Le « coup de poker » de la dissolution l’angoisse, lui qui pensait demander une naturalisation : « Je serai éligible en septembre, mais je ne vais pas lancer ma demande si le RN arrive au pouvoir… » Depuis dimanche soir, Youssef pense basculer vers « une carte de résidence de dix ans ». Ce qui l’inquiète peut-être le plus ? Faire l’objet de discriminations supplémentaires, notamment au travail : « On va enfin voir le visage des Français qui votent RN... »
Minorités dans le viseur
Parmi les Français·ses, plusieurs confient plutôt des envies d’expatriation. Ainsi Nour*, une juriste de 27 ans, réfléchissait depuis quelques mois déjà à s’installer au Qatar ou aux Émirats arabes unis, en compagnie de son mari ingénieur. Elle qui porte le voile depuis trois ans n’a aucun souci dans sa « multinationale très inclusive »,mais elle a déjà essuyé des agressions verbales et ne peut pratiquer sa religion. Alors depuis dimanche soir, elle accélère sa réflexion : « On voulait partir avant 2027 [date de la prochaine présidentielle en France – ndlr], on va peut-être devoir s’activer d’ici juillet... » Nour précise qu’elle n’a pas peur, et préfère dire qu’elle « en rigole » avec son mari.
Ces jours-ci, elle lisait justement La France, tu l’aimes mais tu la quittes, une enquête sociologique sur les Français·ses de confession musulmane qui s’expatrient. Alors qu’elle a correspondu longtemps aux critères d’une femme « assimilée et francisée » (selon ses propres termes), Nour ne se sent plus l’être depuis qu’elle porte le voile. Une forme de résignation semble l’avoir définitivement emporté dimanche soir. Consciente de son « privilège de classe », elle pense cependant à ses proches, pour lesquels un tel projet reste inaccessible.
En cas d’accession de l’extrême droite à Matignon, elle prédit « la fermeture de nos associations, de nos écoles et de nos mosquées – ce qui a déjà commencé ; la surveillance ; la surenchère... » Nour craint des passages à l’acte décomplexés, désormais légitimés. Sans aller jusqu’à imaginer une prohibition du voile dans l’espace public, évoquée par Marine Le Pen en 2022 : « Ce serait entraver une liberté de culte, il faudrait changer la Constitution. Ça, c’est de la poudre aux yeux. »
« D’où vient cette croyance qu’en barrant la route aux minorités, quelque chose de bon pourrait sortir ?, s’interroge de son côté Isabelle Marx, cheffe de chœur à Strasbourg, juive « menacée et harcelée depuis le 7 octobre », très « consciente de la force de l’antisémitisme ». La victoire du RN aux législatives ajouterait-elle au péril ? « Ces partis essayent de se dire en soutien de la communauté juive, mais nous savons bien que leur objectif est d’abord d’attiser la haine et la peur. Ils ont besoin d’un bouc émissaire. »
Mariée à un chrétien et mère de cinq enfants, cette ardente défenseuse du dialogue interreligieux a une fille musulmane, un gendre bouddhiste. « Toute cette haine m’inquiète pour ma propre famille, mais ça va au-delà : toutes les minorités peuvent être visées. Légitimer cette violence par les élections, c’est terrible. » Isabelle s’efforce de garder espoir : « Dans certains pays, comme en Pologne, où les citoyens avaient voté pour l’extrême droite, ils en reviennent aujourd’hui. Sommes-nous obligés d’en passer par là pour comprendre que cela mène en enfer ? »
On sera les premier·es à être jeté·es sous le bus.
Chloé le voit déjà poindre. Femme trans de 31 ans, elle se dit « dévastée » par l’annonce de la dissolution. « J’ai super peur, j’ai l’impression d’être en 1933. Même si le RN n’obtient pas la majorité à l’Assemblée et que Macron renaît de ses cendres en s’alliant avec LR, on sera les premier·es à être jeté·es sous le bus. » Fin mai, le Sénat a voté une proposition de loi LR visant à interdire tout traitement hormonal aux moins de 18 ans, avec le soutien de l’extrême droite : elle se ferait sans doute un plaisir de la voter à l’Assemblée nationale, en cas de majorité. « C’est un timing de l’enfer... À 31 ans, je ne pense pas être en danger immédiat, mais je ne sais pas jusqu’à quand je serai safe. »
Elle veut obtenir au plus vite ses nouveaux papiers. Après un récent changement de genre à l’état civil, Chloé vient de déposer sa demande pour une carte d’identité : « Je ne comptais pas refaire mon passeport tout de suite mais je vais le lancer ! » En même temps, elle a conscience de « ne pas être la plus touchée parmi les personnes trans » : « J’ai déjà commencé ma transition, je suis blanche, j’ai de l’argent de côté. Je sais que ça peut être tellement pire quand on cumule racisme et précarité. » Et puis, « l’ennemi numéro un de l’extrême droite, ce sont les personnes migrantes et sans papiers ». Mais Chloé a clairement le sentiment d’être « l’ennemie numéro deux. Ou pas loin ».
Aurélie, qui s’est lancée dans un parcours PMA (procréation médicalement assistée) avec sa compagne, a aussi la boule au ventre, depuis dimanche soir. « On en est au début, il y a un an et demi d’attente », note-t-elle. Si le RN arrive au pouvoir dans un mois, « on peut nous dire à tout moment que ça s’arrête ». « Peut-être que le RN conserverait la PMA pour les mères célibataires, mais nous, les lesbiennes, on serait dans le viseur, pense-t-elle. Revenir sur des droits acquis, ce serait terrible. » Avec sa compagne, elles passeraient par l’étranger.
À 33 ans, Aurélie a par ailleurs deux enfants d’un couple précédent – l’un qu’elle a porté, l’autre non – nés avant les textes qui ont ouvert la PMA et garanti la filiation aux mères sociales. Or, depuis la séparation, elle ne peut plus voir son fils de 8 ans et bataille en justice pour obtenir la reconnaissance de son statut de parent. « A minima un droit de visite et d’hébergement ! » Elle a bon espoir, mais « si l’extrême droite passe », elle craint « de ne jamais le revoir ». « Ils peuvent faire voter une loi : ils ont beau essayer de se dédiaboliser, on sait qui ils sont. » En Italie, la post-fasciste Giorgia Meloni, à la tête du gouvernement depuis 2022, a ainsi été prompte à viser les familles homoparentales : les parquets ont été priés d’engager des procédures pour effacer les mères non biologiques des certificats de naissance des enfants.
De tout cela, Fanta n’a pas entendu parler. Hébergée dans une chambre d’un hôtel social en Seine-Saint-Denis, avec son bébé de 3 mois et son mari, cette Ivoirienne de 26 ans, sans papiers, a suivi de très loin les élections. Quand on lui parle de la dissolution, elle ne se fait aucune illusion, en cas de victoire de l’extrême droite, sur ce qui les attend, elle et son nourrisson : « Personne ne va nous aider. »
Nejma Brahim, Mathilde Goanec, Mathilde Mathieu et Faïza Zerouala
Boîte noire
* Ces prénoms ont été modifiés à la demande des intéressé·es.