« Les organisations antigenres sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus riches, et c’est principalement le résultat de l’argent européen. » C’est un des principaux constats faits par Neil Datta, directeur exécutif du Forum parlementaire européen sur la population et le développement (EPF), un réseau de parlementaires engagé·es dans la protection des droits sexuels et reproductifs dans le monde. Spécialiste des mouvements antigenres (dit aussi antidroits), il est l’une des rares personnes à documenter leurs financements en détail. « Et la France se porte très bien dans ce domaine », fait-il savoir.
Pour cause : le premier « bailleur de fonds antigenre en Europe selon les dépenses cumulées » reste selon lui la Fondation Jérôme Lejeune. De 2009 à 2018, l’organisation y aurait consacré environ 112 millions d’euros. Soit près de 17 % du total des dépenses antigenres en Europe, estimées autour de 707,2 millions, dont 61,9 % provenaient de l’Union européenne. Un montant probablement bien en deçà de la réalité, le dernier rapport de l’EPF n’ayant pu accéder aux données financières que pour 54 des 117 organisations identifiées.
Depuis 2016, le directeur exécutif de l’EPF observe une « hausse continue » de ces fonds : « Au début de la décennie, les mouvements antigenres touchaient moins de 20 millions de dollars par an. En 2018, c’était plus de 80 millions. Et je peux d’ores et déjà affirmer qu’on parle désormais plutôt de 120 à 130 millions de dollars par an en Europe », rapporte Neil Datta sur la base des données qu’il est en train d’étudier. Une augmentation due à l’émergence de nouveaux acteurs influents. Parmi eux : le Fonds du Bien commun de Pierre-Édouard Stérin, milliardaire conservateur, cofondateur de Smartbox, des fonds d’investissement Otium Capital et de B.A.D. 21, futur propriétaire du magazine Marianne et premier « business angel » français selon Challenges.
© Illustration Simon Toupet / Mediapart
Or le milliardaire investit dans des causes dont on pourrait questionner le « bien commun » alors que son fonds de dotation bénéficie, par sa nature même, d’un régime fiscal très avantageux. Tout comme la Fondation Lejeune. La responsable d’une fondation d’entreprise alerte : « Le mécénat et la philanthropie se justifient par une notion bien précise, celle de l’intérêt général. Celui-ci ne peut être interprété comme l’intérêt de certains au détriment d’autres. Or le Fonds du Bien commun, comme la Fondation Lejeune, dévoie cette notion d’intérêt général. »
Interrogé sur les conditions d’attribution de ces avantages fiscaux et sur les contrôles des structures « d’intérêt général » ou reconnues « d’utilité publique » en bénéficiant, la Direction générale des finances publiques rappelle que la notion d’intérêt général s’applique juridiquement à un organisme qui, parmi d’autres conditions, « ne doit pas bénéficier à un cercle restreint de personnes ». L’administration ajoute : « Selon notre interprétation de la loi, aucune activité de militantisme idéologique n’entre dans le champ du mécénat. Si un organisme commet des infractions à la loi pour entraver la liberté d’avorter, nous remettons en cause par le contrôle fiscal l’application du mécénat. »
Une fondation anti-IVG reconnue d’utilité publique
Connue pour ses positions anti-IVG, l’organisation créée par Jérôme Lejeune, encore aujourd’hui loué dans le monde entier pour sa découverte de l’anomalie chromosomique responsable de la trisomie 21 – alors qu’il a spolié le travail de sa consœur Marthe Gautier –, est reconnue d’utilité publique depuis 1996. Elle peut bénéficier, à ce titre, de dons défiscalisés à hauteur de 66 % pour les particuliers et de 60 % pour les sociétés.
« La générosité de nos donateurs, que nous remercions vivement, a permis d’atteindre 14,1 millions d’euros de ressources, soit + 8 % par rapport à 2021-22, liées à la croissance des legs, bien utile dans le contexte d’expansion de la fondation », se félicite son trésorier dans le rapport d’activité pour l’exercice 2022-2023. Et ce grâce aux produits liés à la générosité du public, qui représentent un total de plus de 12 millions d’euros, parmi lesquels 7,4 millions de dons. Comme chaque année, les dons récoltés sont répartis entre les trois missions : la recherche, le soin et la « défense de la vie ». Cette mission représente une charge de 1,7 million d’euros sur l’activité 2022-2023, qui, bien qu’inférieure aux deux autres, équivaut tout de même à 12 % des ressources totales de la fondation.
La Fondation Lejeune explique quant à elle que la « mission statutaire “défense” » est consacrée « à la promotion de la vie humaine mais aussi à la défense des droits des personnes handicapées (par exemple le service d’information juridique, ou les campagnes du 21 mars), à la formation universitaire en éthique médicale, et à l’accompagnement des familles ayant un enfant/proche handicapé ».
À travers la mise à jour de son rapport « La partie émergée de l’iceberg », Neil Datta observe que les financements antigenres proviennent aussi des partis politiques eux-mêmes, via de l’argent public. Et notamment des groupes du Parlement européen. « Ils arrivent maintenant à toucher des financements publics pour créer des fondations politiques qui agissent comme des think tanks et servent de laboratoires pour certaines idées », met-il en avant.
En 2009 est tout d’abord né New Direction, think tank du groupe des Conservateurs et réformes européens (ECR). Défendant la « souveraineté nationale », le groupe estime notamment que « le mariage et la sexualité devraient rester traditionnels ».
Et, en 2017, est née la Fondation Identité et démocratie, liée au groupe ID. Son siège figure
et sa présidente est la députée européenne Rassemblement national Mathilde Androuët. Celle-ci finance de nombreuses publications.Les fondations reçoivent en outre, depuis 2007, des
de la part de l’UE. Pour Neil Datta, ces think tanks s’inspirent de groupes américains « avec des idées d’extrême droite ». À une différence près : « Ces derniers sont financés par des milliardaires américains, alors qu’en Europe ils sont soutenus par de l’argent public. »Parmi les projets soutenus au titre de la « défense de la vie »,la fondation a pu financer la réalisation du film Mourir n’est pas tuer,produit par Bernard de la Villardière et Géraud Burin des Roziers, « qui a été présenté dans plus de cent trente villes et a fait ultérieurement l’objet d’un débat sur C8 présenté par Christine Kelly », mentionne le rapport. L’argent collecté a également permis de publier une version mise à jour du Manuel bioéthique des jeunes, livret anti-IVG déjà épinglé pour avoir été présenté dans des lycées en 2016. Plus de 20 000 exemplaires seraient distribués gratuitement chaque année, selon la fondation.
Or ce livret continue à diffuser des approximations et des fausses informations largement anti-IVG, prônant y compris le non-recours à l’avortement en cas de viol ou d’inceste. Il continue, en outre, à alerter sur « la théorie du genre » qui serait « de plus en plus répandue et présentée comme une donnée scientifique ». Dans le dernier chapitre, le manuel entretient par ailleurs des paniques morales sur la transidentité(« Transidentité : illusion ou réalité ? »), qui serait « promue par une idéologie qui nie les liens naturels et biologiques entre l’esprit et le corps », et pointe « les dérives » des transitions chez les enfants, citant une interview d’Aude Mirkovic, ancienne de La Manif pour tous, actuelle directrice juridique de l’association conservatrice Juristes pour l’enfance, sur le site d’extrême droite identitaire Breizh Info.
Jean-Marie Le Méné, avec la casquette rouge, président de la Fondation Jérôme Lejeune, lors d’un rassemblement anti-IVG à Paris le 21 janvier 2023. © Photo Moktar Hamdi / Sipa
Sur la question de l’avortement, le document renvoie, enfin, vers plusieurs organisations anti-IVG, comme SOS bébé, ou IVG.net, premier numéro vert apparaissant sur Google quand on cherche des informations sur l’avortement. L’association derrière, SOS Détresse, également reconnue d’intérêt général, est elle-même financée par le Fonds de dotation Stella Domini, qui participe activement à la « Nuit du Bien commun »… cofondée par Pierre-Édouard Stérin.
L’ombre de l’extrême droite
Cette Nuit du Bien commun est un fonds de dotation financé, selon Pierre-Édouard Stérin interrogé par Mediapart, « localement par des donateurs particuliers, des fondations, des fonds de dotation ou des entreprises qui varient d’une ville à l’autre ». Des donateurs qui bénéficient d’une réduction d’impôts, confirme l’homme d’affaires.
L’événement de collecte, animé par l’animatrice de télévision Cécile de Ménibus, réunit des centaines de mécènes et permet de lever plusieurs millions d’euros chaque année dans toute la France, pour des structures qui ne brillent pas par leur diversité.
Pierre-Édouard Stérin, qui se revendique volontiers « libertarien », a récemment été qualifié de « saint patron de l’extrême droite française » par L’Humanité. Perçu comme potentiel financeur des campagnes de Reconquête et du Rassemblement national (RN) en 2021, il a codirigé, parmi des dizaines d’autres structures, Puy du Fou expertise, aux côtés notamment de Nicolas de Villiers, président actuel du parc d’attractions vendéen du même nom.
Parmi les projets financés par la Nuit du Bien commun figure, en outre, le très réactionnaire Institut libre de journalisme (ILDJ), dans lequel intervient notamment Geoffroy Lejeune, présenté comme « acteur de premier plan du paysage médiatique français », qui y relate son parcours « de Valeurs actuelles au Journal du dimanche ». « Étape décisive pour le lancement de l’ILDJ », la Nuit du bien commun a permis à ce dernier de remporter 33 000 euros en 2017 puis 61 000 euros en 2020.
Depuis sa création, l’événement a également permis de financer les établissements privés hors contrat du réseau Espérance banlieues, qui ont fait l’objet d’accusations deviolences volontaires sur mineurs et de racisme, la chaîne YouTube révisionniste et anti-islam « Je révise avec toi », ou encore l’application identitaire et d’extrême droite « Canto ».
En parallèle de ce fonds de dotation, qui revendique sur son site avoir soutenu 347 projets en soulevant 18 millions d’euros, Pierre-Édouard Stérin a également créé par un financement initial de 15 000 euros le Fonds du Bien commun, un second fonds de dotation auquel contribuent selon lui, sans qu’il donne plus de détails, « plusieurs dizaines d’entrepreneurs ».Ces personnes et organisations finançant le Fonds du Bien commun ne bénéficient pas de réductions d’impôts, toujours selon Pierre-Édouard Stérin, bien que les fonds de dotation relèvent d’ordinaire du régime du mécénat.
Le Fonds du Bien commun affiche sur son site avoir aidé cent trente projets et obtenu 43 millions d’euros d’engagements en 2023. Et ce au profit d’organisations comme l’association Talents et foi, les maisons Familya pour « prévenir les ruptures conjugales » ou SOS Calvaires « pour sauvegarder les calvaires de France », dédiées à « l’éducation intégrale », ou encore à « la croissance humaine et spirituelle », et reconnues d’intérêt général, qui ouvrent donc droit à la déduction fiscale pour la fondation, alors que Pierre-Édouard Stérin vit en Belgique pour des raisons fiscales, selon une enquête de L’Humanité.
Pierre-Édouard Stérin, créateur d’Otium Capital, à Paris en janvier 2024. © Photo Stéphane Lagoutte / Challenges / REA
Celui qui a pour ambition de « devenir un saint » a par ailleurs un positionnement clairement anti-avortement, notamment via les structures qu’il finance, comme Maman vogue, « qui encourage sans compromis les femmes, les mères à vivre intensément la beauté de leur vocation ». Mais aussi via la « charte RH du Bien commun », qui prône une politique chrétienne, antiprogressiste et nataliste, avec une « prime à la naissance multipliée par le rang de l’enfant », un calendrier construit « autour des principales fêtes du calendrier liturgique chrétien », ou encore une proscription de l’écriture inclusive. Alix Pany, directrice « solidarité et famille » du Fonds du Bien commun, prend également régulièrement la parole pour défendre la « relance de la natalité » sur ses réseaux.
« Ça ne correspond pas aux valeurs du secteur associatif »
« Moi, ce qui m’inquiète, c’est qu’ils sont très forts, ont beaucoup d’argent et arrivent à irriguer une idéologie à travers les soutiens qu’ils donnent aux associations. C’est une structure capable de mettre 2 millions dans une association, et en fait personne d’autre ne sait faire ça en France. Ils arrivent à s’immiscer partout », témoigne la membre d’une structure qui a été financée par le Bien commun.
Elle n’est pas la seule à vouloir prendre ses distances avec cet acteur de la philanthropie devenu gênant. « En interne, tout le monde est vent debout contre lui, mais le Fonds du Bien commun est un gros client de Carenews, donc ça fait du cash »,commente auprès de Mediapart une ancienne collaboratrice de ce média dédié à la philanthropie, sur lequel le Fonds du Bien commun bénéficie d’un espace publi-rédactionnel depuis un an et demi.
Alors que la mairie de Marseille et la Fondation de France ont récemment pris leurs distances avec le dirigeant du Fonds du Bien commun, une entreprise influente fondée par le youtubeur Squeezie a également annoncé à Mediapart qu’elle annulait sa collaboration avec l’organisation.
Contacté, le Centre français des fonds et fondations (CFF), qui fédère environ 600 structures, confie aussi à Mediapart avoir mis en pause l’adhésion du Fonds du Bien Commun. « On se questionne beaucoup, donc on a besoin d’obtenir des réponses. Nous allons proposer de les rencontrer pour les entendre », rapporte son directeur juridique, Nicolas Mitton, évoquant la crainte d’un « risque réputationnel » pour le secteur.
Après avoir affiché sur LinkedIn un mail de Mediapart à ce sujet, repris sur le site d’extrême droite Le Salon beige puis par le JDD, Pierre-Édouard Stérin nous a répondu contester « fermement ces appellations d’“antigenres” et “antidroits” ».
À propos de ses positions sur l’avortement ou le mariage homosexuel, Pierre-Édouard Stérin nous répond : « Ce que je pense ne regarde que moi, je ne suis pas un personnage politique. » Concernant ses liens avec des leaders, politiques, notamment d’extrême droite, à qui il attribuerait des notes lors de soirées selon plusieurs médias, il affirme : « Je note tout le monde, de ma femme à mes associés. […] Je note aussi les quelques politiques que j’ai eu l’occasion de rencontrer et, au risque de vous décevoir, c’est un homme de gauche qui a la meilleure note actuellement dans mon classement », tout en étant « de droite, sur une ligne libérale et souveraine au niveau économique, ce qui n’est pas antinomique, et conservatrice au niveau sociétal ».
Un vaste réseau qui s’étend en Europe
Dans le milieu de la philanthropie conservatrice et catholique, ces acteurs de poids deviennent incontournables et s’entrecroisent. Les Cafés joyeux, soutenus par la Nuit du Bien commun, sont aussi financés par le fonds de dotation Émeraude solidaire – qui bénéficie là encore de dons déductibles à 66 % de l’impôt sur le revenu –, ce dernier finançant lui-même la Fondation Lejeune. La boucle est bouclée, et le milliardaire Vincent Bolloré jamais loin. La Nuit du Bien commun est ainsi diffusée sur la chaîne de son groupe C8 et a lieu à l’Olympia, dont il est propriétaire. Récemment, le Fonds du Bien commun a aussi investi avec le magnat des médias dans Vaincre ou Mourir, premier film produit par le Puy du Fou, qui revisite l’histoire des guerres de Vendée à des fins idéologiques.
Pierre-Édouard Stérin et la famille Lejeune ont comme autre point commun d’être proches de La Manif pour tous. Avec d’autres associations, comme Les Survivants – groupe créé par un ancien de La Manif pour tous, Émile Duport, qui s’est récemment illustré par une action anti-IVG sur des Vélib –, la Fondation Lejeune participe chaque année à l’organisation de la Marche pour la vie.
Outre ses nombreuses actions en justice sur le sujet, la fondation participait, en 2013, à la première Initiative citoyenne européenne pour exiger le respect de l’embryon humain : nommée One of us, elle revendique deux millions de signatures et le soutien de député·es européen·nes. Le directeur exécutif de l’EPF, Neil Datta, alerte : « Désormais, l’épicentre du mouvement antidroits n’est plus dans le secteur associatif, mais dans le monde politique. »
Rozenn Le Carboulec