Ce que l’on pouvait pressentir il y a quelques années devient aujourd’hui évident : nous vivons une période de transition dans l’ordre capitaliste. La stagnation économique, la crise globale de l’hégémonie occidentale et le retour des guerres impérialistes en sont la preuve. Comme toutes les transitions, celle-ci se traduit par une crise, une instabilité et un affaiblissement des piliers sur lesquels repose l’ordre capitaliste.
À cela s’ajoutent les limites qu’impose la crise écologique au capital. La dégradation de l’environnement a déjà atteint de tels niveaux qu’elle menace de dérégler radicalement la roue de l’extraction du profit. Cela ajoute ainsi un quatrième élément à ce scénario de crise et de transition. C’est au confluent de tous ces éléments que prennent place les discussions actuelles sur la transition industrielle.
Etant donné leur importance dans les discussions syndicales actuelles et futures, nous aimerions partager quelques réflexions qui étudient ce scénario à la lumière du conflit provoqué par la fermeture de l’usine Nissan à Barcelone.
Manifestations contre la fermeture de Nissan
Fermeture et réindustrialisation d’une usine automobile en crise
L’annonce de la fermeture de l’usine Nissan de Barcelone a eu lieu à l’été 2020, et en décembre 2021 le dernier véhicule était produit, entraînant la disparition de 3 000 emplois directs. La réouverture de l’usine a récemment été annoncée grâce à une alliance entre l’entreprise espagnole Ebro et le constructeur automobile chinois Chery. Ce projet prévoit la réintégration de 1 250 travailleurs de l’ancienne usine Nissan qui vont dans un premier temps fabriquer le modèle Omoda 5 à essence pour la marque chinoise Chery. Par la suite, la production de la version électrique du même modèle est prévue.
Plusieurs acteurs interviennent dans ce processus, qu’il convient de présenter brièvement. Tout d’abord, une multinationale de l’automobile, soutenue par l’injection d’argent public, décide de fermer son usine et de licencier des milliers de travailleurs. Une situation de plus en plus fréquente, compte tenu de la crise des ventes dans laquelle se trouve le secteur, de la stagnation économique et de la perte de pouvoir d’achat qui rend difficile l’achat de nouveaux véhicules. En second lieu, certains gouvernements ambitionnent un retour de la politique industrielle comme bouée de sauvetage pour faire face à la convergence des crises décrites ci-dessus. Pour ce qui est de l’Union européenne (UE), elle arrive bien tard et fort maladroitement dans une course où la Chine et les États-Unis ont une longueur d’avance. Troisièmement, une multinationale chinoise de l’automobile étend ses activités en posant le pied sur le sol européen pour développer ses capacités de production. Loin d’une inversion des processus de délocalisation, il faut comprendre cette décision comme une démarche destinée à répondre à l’application par l’UE de droits de douane élevés sur l’importation de véhicules électriques en provenance de Chine. Cette mesure vise à préserver les intérêts des entreprises automobiles européennes face à l’« inondation du marché » par des véhicules électriques à bas prix.
Tel est le paysage que l’on a coutume de dessiner pour décrire les complexités de ce cadre de crise et de transition. Un dilemme majeur se pose dès lors : l’UE a interdit la vente de véhicules à combustion après 2035 mais ne semble pas en mesure de stimuler suffisamment la demande pour assurer la transition vers les véhicules électriques par le biais des mécanismes du marché. La perte de pouvoir d’achat de la classe laborieuse fait que les nouvelles voitures électriques ne peuvent pas être achetées au rythme prévu. Seules les marques chinoises sont en mesure de proposer des prix nettement plus bas. L’UE est donc prise entre le marteau et l’enclume : en conservant un système de mobilité basé sur la voiture individuelle et les mécanismes de marché, va-t-elle décarboner le transport en laissant entrer les marques chinoises et en ruinant les marques européennes, ou va-t-elle protéger son industrie au prix d’une non-décarbonisation du transport ?
Cependant, un quatrième acteur a la capacité de changer radicalement le cadre de la discussion. Un acteur qui, face à l’annonce de la fermeture de Nissan, a maintenu ouverte pendant 100 jours de lutte la possibilité d’une autre issue, celle du personnel et de ses organisations syndicales. Au cours du conflit, une proposition de socialisation et de reconversion de l’usine pour la fabrication de véhicules électriques à usage partagé a été mise sur la table. L’alternative était basée sur deux idées centrales : la nécessité d’un nouveau modèle de production dans lequel on met en discussion ce que l’on fabrique et comment on le fabrique. En d’autres termes, une alternative axée sur le transport collectif plutôt que sur le transport individuel et utilisant des sources d’énergie plus durables sur le plan écologique que la combustion de combustibles fossiles. Cela implique également de proposer un nouveau mode d’organisation de la production, dans lequel les travailleurs eux-mêmes prennent les rênes de cette organisation.
Nous voyons ainsi comment la lutte syndicale élargit radicalement le cadre de ce qui est possible. Si nous reconnaissons comme une bonne nouvelle la réintégration de centaines de travailleurs qui se retrouvaient au chômage après la fermeture de Nissan, nous ne devons pas nous contenter de ces miettes. La classe ouvrière est appelée à jouer un rôle actif dans la discussion et l’élaboration de la transition écologique face à la crise et à la dévastation capitaliste.
Leçons politiques et syndicales
Chaque lutte, chaque mobilisation et chaque conflit est un espace d’où l’on peut tirer des leçons et des enseignements pour renforcer la lutte des classes. Pour nourrir la discussion, nous souhaitons présenter six leçons tirées de ce cas précis.
1. Le capitalisme est déjà en train de mettre en place une transition vers de nouvelles formes de production et d’organisation du travail qui vont bien au-delà de la lutte autour des richesses. Il s’agit là d’un défi que nous ne pouvons et ne devons pas ignorer. L’écart entre les profits des entreprises et les salaires n’a fait que se creuser. Cependant, les nouvelles formes d’organisation du travail, l’introduction de nouvelles technologies pour accroître le contrôle de la main-d’œuvre, les mécanismes d’augmentation de la productivité et la nouvelle stratégie de relance de l’industrie de guerre nous mettent face à un conflit portant non seulement sur la répartition des revenus mais aussi sur les nouvelles formes d’organisation de la production.
2. Dans ce contexte, il est essentiel que nous réfléchissions en profondeur à notre positionnement politique et syndical. Nous ne pouvons pas nous limiter à la lutte pour des salaires corrects ou à la préservation des postes de travail. Dans le panorama actuel, marqué par des changements constants, nous devons rompre avec le paradigme selon lequel il n’y a que deux options : le chômage ou la reconversion de la main-d’œuvre, qui impliquent tous deux la perte des acquis des travailleurs. Notre objectif est d’étendre notre puissance de classe, car c’est la seule chose qui ne nous laissera pas dans une position vulnérable. C’est dans cette optique que la proposition de socialisation et de reconversion de Nissan a été présentée par le syndicat CGT, avec le soutien de groupes politiques tels que Anticapitalistas et la CUP. La proposition va au-delà de la simple défense contre les licenciements et de la lutte pour des indemnités correctes. Il s’agit de proposer une alternative qui vaille la peine d’être défendue : un nouveau modèle d’organisation de la production, sous gestion publique, dans le but de satisfaire un besoin social crucial comme l’est le transport, le tout dans le respect de critères de soutenabilité écologique.
3- Nous sommes pleinement conscients des processus de transformation qui ont lieu dans de nombreux secteurs productifs, ainsi que des plans de réorganisation des investissements du capital et des entreprises. En tirer les leçons, c’est reconnaître notre responsabilité dans la préparation des luttes futures qui, tôt ou tard, émergeront. Des entreprises comme Acerinox, Iveco, les chantiers navals de Cadix et de Santander ou l’industrie métallurgique de Vigo sont des exemples très clairs qui illustrent cette dynamique. Ces réflexions seront utiles si nous savons les utiliser avant d’être plongés dans le prochain conflit, en nous dotant des outils nécessaires pour préparer nos forces à l’avance, avant même que la menace de fermeture ne soit mise sur la table. Il est essentiel de commencer des mois à l’avance, avec des assemblées de travailleurs qui visent à les impliquer, de mener un travail intensif de propagande auprès du personnel pour faire connaître la situation, de susciter des discussions transparentes entre toutes les organisations syndicales pour unifier les forces, et de préparer de manière ordonnée les ressources indispensables pour faire face au conflit, telles que les caisses de résistance et les outils de soutien mutuel.
4- Une autre leçon que nous devons tirer concerne un point de faiblesse qui s’est fait sentir tout au long de cette expérience : celui de la nécessité de faire sortir du lieu de travail la lutte menée à l’intérieur des murs de l’usine. L’usine Nissan employait 3 000 personnes, mais ce chiffre atteignait 25 000 en comptabilisant le grand nombre d’emplois indirects. Cela signifiait que le potentiel d’extension du conflit à toute une communauté regroupée autour d’un centre de production qui est la colonne vertébrale d’une grande partie du territoire était très élevé. La possibilité de toucher des milliers d’habitant.e.s du territoire, de se lier à d’autres mouvements et la nécessité duvolontarisme pour créer des liens ne peuvent pas être ignorés.
5- Comme l’ont constaté ceux et celles d’entre nous qui ont participé d’une manière ou d’une autre à la lutte à Nissan cet été-là, ce chemin que nous proposons ne va pas se tracer d’elle-même. Il existe des divisions et des différences au sein de la classe ouvrière. Nous disons même plus, ceux qui considèrent que face à l’œuvre d’atomisation sociale accomplie par le capitalisme depuis des décennies, la classe ouvrière existe toujours, à tout moment et en tout lieu, font une erreur. Des expériences comme celle qui a été faite chez Nissan (grèves, assemblées, débats, piquets de grève) sont la seule voie pour que la classe ouvrière se reconnaisse en tant que telle. Il ne suffit pas d’identifier de l’extérieur ceux et celles qui sont contraints de vendre leur force de travail pour la production de marchandises ou pour la reproduction de la force de travail, mais il est essentiel que ces mêmes personnes se reconnaissent en tant que telles. Seul un syndicalisme basé sur l’expérience directe de la pratique de la lutte quotidienne nous offre des garanties pour les tâches que nous impose la phase actuelle du développement capitaliste.
Bien que l’annonce de l’accord confirmant la fermeture de Nissan le 6 août 2020 ait généré un sentiment de défaite incontestable, il est crucial de tirer des leçons de cette expérience pour s’engager sur la voie que nous venons juste de tracer. Apprendre de cette défaite, c’est faire de ce moment une semence porteuse d’avenir. La réouverture de l’usine est le résultat d’une coordination entre les entreprises et l’État, motivée par les besoins et les opportunités du marché. Cette collaboration efface la distinction entre l’économie et la politique, comme le met en évidence la proposition conjointe de Anticapitalistas, de la CGT et de la CUP. Cette initiative brouille également les frontières traditionnelles entre compétences syndicales et politiques. De notre point de vue, la situation actuelle offre des opportunités pour orienter le mouvement syndical et les masses laborieuses vers des objectifs anticapitalistes plus radicaux.
En bref, dans le contexte actuel, la lutte des classes est déterminée par la transition que subit le modèle productif. Le capital, ses entreprises et l’État mettent en avant leur propre projet : une politique industrielle initialement orientée vers la transition verte mais de plus en plus orientée vers l’industrie de l’armement. Face à cela, nous devons présenter notre propre modèle alternatif, qui doit nécessairement faire appel à la participation et à la mobilisation des travailleurs et des travailleuses. Nous devons disposer d’un plan de lutte qui s’appuie sur les conflits existants et les inscrit dans un programme de mesures concrètes dans la perspective d’un horizon écosocialiste. Ces mesures comprennent la réduction du temps de travail sans perte de salaire, la reconversion écologiquement durable et l’amélioration générale des conditions de travail. Cela nous permettra de construire un bloc syndical et politique déterminé à affronter une bataille qui a déjà commencé.
Víctor de la Fuente, Martín Lallana