Intervenant au 92e congrès de la Ligue des droits de l’homme (LDH) qui s’est récemment tenu à Bordeaux, son président sortant Patrick Baudouin s’est alarmé d’une « intolérable remontée de l’antisémitisme, qu’il convient de dissocier de l’antisionisme et de la dénonciation des autorités israéliennes ». « La LDH, a-t-il poursuivi, dont la création est liée à la réparation d’une injustice liée à l’antisémitisme, entend là aussi ne rien laisser passer »,ajoutant qu’elle luttera avec « le même engagement » face au « risque d’augmentation, déjà avérée, des actes islamophobes ».
Bienvenu, ce rappel doit cependant aller au-delà d’un discours de circonstance pour réussir à secouer en profondeur l’inertie d’une partie de la gauche face à ce retour de l’antisémitisme, qui nourrit légitimement l’inquiétude, sinon la peur, de la communauté juive. Même si l’enquête établissait qu’il s’est agi de l’acte isolé d’un déséquilibré, la tentative d’incendie de la synagogue de Rouen du 17 mai témoigne d’un air du temps empoisonné, tout comme d’ailleurs, en 2019, l’attaque de la mosquée de Bayonne par un octogénaire solitaire disait la banalisation, potentiellement meurtrière, de l’islamophobie.
Mais cette vigilance sans exclusive face à toutes ces haines ordinaires, que décuple la percée médiatique et électorale de l’extrême droite, ne saurait conduire à sous-estimer la dangerosité spécifique de l’antisémitisme. Car, loin d’être une variante du racisme parmi d’autres, il en est le point de cristallisation. Sur ce continent comme dans ce pays, on ne saurait l’oublier. C’est en Europe qu’eut lieu, au mitan du XXe siècle, l’extermination industrielle du peuple juif par l’Allemagne nazie. Et c’est en France qu’a surgi à la fin du XIXe siècle l’antisémitisme moderne, sur un fond de vieil antijudaïsme chrétien qui en fut l’arme idéologique.
Le rabbin de Rouen, Chmouel Lubecki, montre les dégâts causés par l’incendie de la grande synagogue, le 17 mai 2024. © Photo Magali Cohen / Hans Lucas via AFP
On ne révoque pas un tel passé tant ses crimes sont incommensurables et, par conséquent, imprescriptibles. Dans sa volonté d’attiser les tensions françaises à des fins de déstabilisation géopolitique, le régime fascisant de Vladimir Poutine le sait parfaitement : en l’état des enquêtes, on ne peut exclure que ses services secrets, via des filières moldave et bulgare, aient monté les provocations antisémites des étoiles de David dans le XIVe arrondissement, puis des mains ensanglantées visant en particulier le Mémorial de la Shoah. S’inscrivant dans une longue tradition des services russes, du tsarisme au stalinisme, ces manipulations destinées à jeter de l’huile sur le feu soulignent la nécessité d’une riposte qui n’ajoute pas à la confusion.
« Socialisme des imbéciles »
Le piège tendu à celles et ceux, notamment dans la jeunesse, qui s’engagent, se mobilisent et se politisent face aux oppressions et aux discriminations, et plus particulièrement face à la si longue injustice faite au peuple palestinien, est de mésestimer, pire de déserter, la lutte contre l’antisémitisme au prétexte qu’elle est revendiquée par leurs adversaires conservateurs et réactionnaires, voire, dans un sinistre paradoxe, par l’extrême droite elle-même. Promue par les gouvernants israéliens et leurs soutiens inconditionnels, mais parfois épousée par quelques défenseurs égarés de la cause palestinienne, l’identification des juifs de France à l’État d’Israël transforme ce piège en traquenard.
C’est ici qu’un retour aux sources de la création de la Ligue des droits de l’homme est utile et nécessaire. Fondée le 4 juin 1898, quelques mois après la parution, le 13 janvier 1898 dans L’Aurore, du fameux « J’accuse… ! » d’Émile Zola, elle concrétise le sursaut du camp progressiste en défense de l’innocence du capitaine Alfred Dreyfus, victime en 1894 d’une machination antisémite et alors déporté sur l’île du Diable en Guyane.
Un sursaut, parce que durant quatre longues années, l’indifférence au sort inique de Dreyfus s’était nourrie d’un préjugé raciste qui n’a pas de frontière sociale et qui, en l’espèce, identifiait les juifs à l’usure, donc à l’argent et, partant, au capitalisme.
Ce « socialisme des imbéciles », selon la formule du social-démocrate allemand August Bebel, que fut alors la judéophobie au sein de la gauche politique et sociale, désertait l’universalité des droits humains. Il s’habillait d’arguties idéologiques, recouvrant des égoïsmes de classe, pour justifier de leur tourner le dos au prétexte que, de milieu bourgeois, officier militaire et juif de surcroît, Alfred Dreyfus méritait son sort.
Si le combat dreyfusard, dont la jeune LDH fut l’oriflamme, reste dans l’histoire comme l’un de ces moments rares où le sort moral de tout un peuple s’est joué sur le destin d’un seul, c’est parce qu’il portait au plus haut la cause d’une égalité sans frontières.
En face, l’antisémitisme moderne, dont La France juive d’Édouard Drumont, publié en 1886 chez Flammarion, fut le premier bréviaire, s’acharnait à méthodiquement détruire cette promesse d’égalité, qui est au ressort des émancipations – sans distinction d’origine, de croyance, d’apparence, etc. Se revendiquant anticapitaliste, La Libre Parole, le journal de Drumont, affichait ce sous-titre : « La France aux Français. » Cette xénophobie proclamée allait de pair avec une radicalisation des idéologies de civilisations et de races supérieures qui accompagnaient l’expansion coloniale des impérialismes européens. Dans le sillage d’émeutes antijuives, Drumont fut ainsi élu député d’Alger en 1898 et le resta jusqu’en 1902.
Telle est la première raison qui impose de ne jamais déserter la lutte contre l’antisémitisme : refuser ce poison relativiste de la concurrence des victimes et de la hiérarchie des oppressions où se ruinent l’espérance d’une humanité commune et la construction d’une universalité véritable. C’est ce qu’a souligné l’avocat Arié Alimi, désormais vice-président de la LDH, en rappelant dans Juif, français, de gauche… dans le désordre sa participation résolue à la marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019, tout en appelant la gauche à ne jamais abandonner les juifs face à l’antisémitisme, même au risque de côtoyer ces antisémites d’hier qui, désormais, « affichent un philosémitisme de façade au détriment des musulmans » devenus l’ennemi principal.
C’était déjà l’avertissement de Frantz Fanon, cette haute figure des luttes anticoloniales, de la Martinique à l’Algérie, que nous avions tôt convoquée, sur Mediapart, en réplique à Dieudonné, « ce pitre qui ne fait pas rire ». Il s’agit d’un passage de Peau noire, masques blancs (1952) où il cite son professeur de philosophie antillais qui lui avait dit : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »
Non seulement, commentait Fanon, il entendait « par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère », mais surtout, « il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe ».
Car, à cette position de principe – ne jamais diviser la lutte contre le racisme, ennemi mortel de l’égalité – s’ajoute une question de fond, décisive : la place particulière de l’antisémitisme dans les idéologies qui théorisent le rejet et la haine de l’autre.
Le noyau dur du racisme
Fonctionnant comme des poupées gigognes, les racismes s’emboîtent et s’entretiennent dans un engrenage qui finit toujours par charrier l’imaginaire antisémite et son registre complotiste, où l’autre est fantasmé comme un intrus, un infiltré, un ennemi de l’intérieur, un corps étranger, une sorte de virus dont la prolifération serait une menace pour l’identité prétendument authentique d’une nation et d’un peuple.
C’est en ce sens que l’antisémitisme est idéologiquement au noyau dur du racisme, car il fonde et radicalise le rejet du mélange et du brassage, du déplacement et du mouvement, du métissage ou de la créolisation. Et c’est un Français qui en a donné la théorisation la plus aboutie, un Français dont l’héritage intellectuel continue d’inspirer et de façonner les droites extrêmes d’aujourd’hui : Charles Maurras, le fondateur de l’Action française, dont un philosophe, Pierre Boutang, s’efforcera de sauver l’héritage après la Seconde Guerre mondiale, non sans talent puisqu’il réussira à compter parmi ses disciples un philosophe franco-israélien, Michaël Bar Zvi.
Jusqu’à sa mort en 1952, y compris dans ses mémoires en défense devant la justice de l’épuration, Maurras va revendiquer et défendre son « antisémitisme d’État » qu’il différenciait de l’antisémitisme biologique du nazisme, prétendant innocenter ainsi sa pensée de tout racisme. « Ce peuple qui est un peuple, écrit-il ainsi à son juge d’instruction le 12 décembre 1944, ce peuple juif, n’est pas un peuple comme les autres, en ceci qu’il n’a point de territoire qui lui soit particulier. Il habite les pays des autres… »
Dénonçant les juifs comme « une Nation dans la Nation, un État dans l’État, une communauté dans la communauté », il s’en prend à la « puissance juive [qui] n’est pas une puissance comme les autres »,car « un juif qui devient Français ne cesse pas d’être juif ». « Notre antisémitisme d’État,conclut-il, est une précaution de défense nationale et de salut public. »
Ce ne sont là que quelques citations d’une longue réflexion, écrite en prison, dont l’apparente froideur théorique laisse échapper l’inhumanité qui la hante quand Maurras évoque « la lèpre juive », le « déluge israélite », ce « péril juif » dont il fallait « sauver la France ». Des mots d’époque qui furent autant de condamnations à mort pour des hommes, des femmes, des enfants qui n’avaient qu’un seul tort : être né·es juifs et juives. Tel Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin, certains des militants d’Action française qui, par patriotisme anti-allemand, devinrent résistants, refusant Vichy et la collaboration, en prendront heureusement la mesure.
Mais dès lors, il leur fallut pousser jusqu’à son terme cette remise en cause, en questionnant le cœur de la doctrine maurrassienne, ce « nationalisme intégral » dont se revendique aujourd’hui Éric Zemmour. Cette formule théorise une nation identitaire qui n’accepte une autre culture, religion ou origine, avec leurs différences et leurs particularités, qu’à condition qu’elles soient séparées, mises à distance ou parties ailleurs. Le fantasme du « grand remplacement », dont le corollaire serait la « remigration » des populations visées, n’en est que l’expression la plus virulente.
Convoquer cette tradition intellectuelle de l’extrême droite française permet de clarifier l’enjeu contemporain de la lutte contre l’antisémitisme, qui en vérité concerne toute communauté stigmatisée et discriminée à laquelle on enjoint de ne pas s’affirmer comme telle, de se dissoudre et de s’effacer, injonction qui entretient le désir maladif qu’elle disparaisse. Dans une sorte de lapsus, l’actuel ministre de l’intérieur Gérald Darmanin avait laissé échapper, en 2021, sa proximité avec cet héritage en utilisant une grammaire antisémite par la comparaison de son combat contre « le séparatisme islamiste » à la politique antijuive de Napoléon face aux « problèmes d’intégration des juifs à la Nation française ».
Mener en toute clarté le combat contre l’antisémitisme, c’est donc le mener résolument malgré ceux, fussent-ils juifs, qui en ont déserté l’enjeu démocratique, à savoir l’égalité des droits pour toutes et tous. L’origine ne protège de rien et seul le présent fait preuve. Embarquer la dénonciation de l’antisémitisme français dans un alignement inconditionnel sur la politique de la droite extrême israélienne, qui revendique un nationalisme identitaire jusque dans sa dimension religieuse, c’est paradoxalement en faire le jeu ici même.
L’extrême droite fait d’une pierre deux coups
Ce n’est pas seulement cautionner le racisme antiarabe et antimusulman qu’assume l’extrême droite israélienne. C’est aussi donner crédit à une vision antirépublicaine de la nation, foncièrement rétive à la pluralité et à la diversité, dont une prétendue (et fort récente) identité judéo-chrétienne serait le socle, alors même que la République a dû péniblement se défaire de l’antijudaïsme chrétien, porté par deux millénaires de persécutions antijuives.
En s’identifiant aux politiques qui, en Israël, refusent l’égalité des droits aux Palestiniens, l’extrême droite fait d’une pierre deux coups : d’un côté, elle se normalise, se banalise et s’institutionnalise ; de l’autre, elle sauve son corps de doctrine qui est le refus du mélange et du brassage, la quête d’une illusoire pureté identitaire par l’exclusion des corps prétendus étrangers, immigrés, arabes, africains, musulmans, etc.
À ce sinistre jeu, les juifs de France finiront par perdre à leur tour s’ils ne se disent pas, à l’instar de Frantz Fanon, qu’ils doivent eux aussi dresser l’oreille quand on dit du mal de ces Autres-là.
Dans son Histoire des haines nationalistes, dont le titre principal « La France aux Français » reprend le slogan du journal de l’antisémite Drumont, l’historien Pierre Birnbaum avait d’ailleurs largement documenté une tradition d’extrême droite favorable au sionisme en tant que mouvement nationaliste juif dont le grand mérite serait de débarrasser la France de sa population juive.
En mai 1943, le collaborateur Marcel Déat, ex-socialiste devenu pro-nazi, signait ainsi une proclamation intitulée « Vers un État juif », où il disait ceci : « Un territoire, un État, une nation, voilà le magnifique cadeau que l’Europe se déclare prête à offrir aux juifs. Mais à une condition, c’est qu’ils en soient tous résidents, c’est que les douze tribus s’y retrouvent au grand complet. »
De fait, dès 1890, Édouard Drumont proposait, pour se débarrasser des juifs, de « les renvoyer tous en Palestine ».En somme, « les juifs chez eux, les Français chez eux », insistera l’un de ses plus fidèles disciples, Jacques Ploncard, tandis que, toujours sous Vichy, d’autres collaborateurs écriront sans fard que « la solution du problème juif repose sur un sionisme intégral, dans un sionisme cent pour cent. Et dans un sionisme obligatoire pour le peuple maudit. […] Aujourd’hui que commence en France l’esquisse d’un antisémitisme légal, nous rêvons d’un monde nouveau. Nous rêvons d’un monde sans juifs. Nous rêvons d’un monde où Jérusalem serait la capitale du nouveau royaume de Juda ».
Que de nos jours un discours aussi brutal soit impensable et indicible n’empêche pas l’idéologie qui l’anime d’être toujours active. Toute désertion à gauche du combat contre l’antisémitisme fait le jeu des droites extrêmes en leur permettant de s’en servir comme levier idéologique d’une promotion de l’identité contre l’égalité. Ni l’égarement d’une partie de la communauté juive française, qui pense se protéger en se livrant aux héritiers de ses bourreaux, ni la politique criminelle de l’extrême droite israélienne, qui alimente l’antisémitisme en cherchant à annexer à sa perdition le judaïsme mondial, ne sauraient justifier de céder un pouce dans cette bataille vitale.
Les leçons de Dominique Sordet
S’il en était besoin, une ultime pièce à conviction pourrait convaincre les hésitants. Elle est d’un journaliste qui fut une figure aussi oubliée qu’elle avait été importante de la collaboration médiatique : Dominique Sordet, fondateur de l’agence Inter-France qui, sous l’Occupation, manipula au service de Vichy et de l’hitlérisme toute la presse, y compris celle de la zone libre.
En juin 1944, alors que tout sera bientôt perdu pour lui-même et son monde, il publie Les derniers jours de la démocratie. Le propos de cet opuscule a le mérite d’une extrême franchise qui fait écho à notre présent où les extrêmes droites ont le vent en poupe en imposant l’identité des peuples, nations et États, pour détruire le principe d’égalité qui est au ressort de l’émancipation.
« Qu’est-ce que la démocratie ? Les doctrinaires de la démocratie posent un premier principe, celui de l’égalité des hommes », écrit Sordet. Et c’est alors qu’il abat ses cartes : « L’État démocratique descend du judaïsme. L’égalité est une passion juive. Aux antipodes de l’esprit égalitaire, la notion de hiérarchie est au contraire essentiellement aryenne. »
Il faudrait tout citer tant ce délire idéologique, et meurtrier – ne l’oublions jamais ! –, souligne l’enjeu politique actuel d’un combat résolu, sans réserve ni ambiguïté aucune, contre l’antisémitisme : « Israël, écrit ce fasciste français qui était un distingué musicologue, a répandu à haute dose, dans les civilisations marquées de son empreinte, le venin de la passion égalitaire. »
On peut être un défenseur de la cause palestinienne, à ce titre opposant résolu à la politique actuelle de l’État d’Israël, et, néanmoins, défendre et revendiquer, pour toute l’humanité, cet Israël-là, celui qu’abhorrent les fascistes d’hier et d’aujourd’hui : la promesse universelle d’égalité.
Edwy Plenel