Manque d’écoute et de considération, passage en force législatif, envoi du GIGN et du Raid, couvre-feu, état d’urgence… Alors que cinq personnes ont été tuées (trois Kanaks et deux gendarmes) et de nombreuses autres blessées dans les affrontements survenus à Nouméa et ses environs au cours des derniers jours, l’exécutif est aspiré par la spirale de violence qu’il n’a pas su désamorcer, voire qu’il a contribué à réveiller.
Les tirs à balles réelles, sur fond d’incendies, de barrages routiers et de pillages, font ressurgir le spectre de la guerre civile entre indépendantistes et loyalistes dont le point culminant a été atteint en mai 1988 avec la mort de dix-neuf Kanaks et de deux militaires lors de l’assaut de la grotte d’Ouvéa. Déjà, l’enjeu du corps électoral était au cœur de ce que l’on a hypocritement appelé les « événements ».
En raison de sa désinvolture et de son impréparation, tant l’histoire semble se répéter, l’exécutif fait prendre à la France le risque de réduire en cendres près de quarante ans d’un patient processus de décolonisation, qui avait permis jusque-là, dans un savant apprentissage des forces en présence, de maintenir la paix civile en Nouvelle-Calédonie et dont certains, y compris parmi les officiels, ont longtemps espéré qu’il symbolise la première décolonisation « réussie », c’est-à-dire sans violences, de notre pays.
Lors d’une manifestation contre l’élargissement du corps électoral en Nouvelle-Calédonie, à Nouméa, le 13 avril 2024. © Photo Nicolas Job / Sipa
Aujourd’hui, le fil des échanges et de l’équilibre sur lequel s’est construit le destin commun en Nouvelle-Calédonie semble cassé, malgré les appels au calme qui se font entendre de toutes parts, côté loyaliste et côté indépendantiste.
Emmanuel Macron en porte la responsabilité, au regard des fautes accumulées par l’exécutif. Plutôt que d’entendre les alertes des indépendantistes lancées depuis des mois sur les conséquences d’un élargissement du corps électoral susceptible de marginaliser les Kanak·es dans la répartition des sièges dans les provinces, l’exécutif a choisi de les mépriser. Plutôt que de persister dans la nécessité d’un dialogue, tout complexe soit-il, il a choisi de passer en force son projet à l’Assemblée nationale.
Plutôt que de saisir la gravité du moment en tirant les leçons des expériences passées, le président refuse de faire une pause sur le fond de la réforme contestée, recourt à l’état d’urgence – inscrit dans la loi en 1955 pour faire face aux « événements » d’une autre ex-colonie, l’Algérie – et envoie les troupes.
Des blessures ravivées
Après avoir alimenté le chaos, il promet une réponse « implacable » à l’embrasement des rues. Pour faire bonne figure face à la brutalité de sa stratégie, il « invite » désormais les délégations calédoniennes à venir discuter à Paris, tout en prévenant qu’il maintiendrait la réunion du congrès à Versailles « avant la fin juin » pour entériner la révision constitutionnelle si aucun accord n’était trouvé d’ici là. Des négociations avec un ultimatum… pas sûr que les intéressés apprécient.
Le ministre de l’intérieur le dit à sa manière, encore moins policée : « La République ne tremblera pas. Oui au dialogue comme l’a dit le premier ministre, autant qu’il faudra, où il le faudra, avec qui il faudra, mais jamais la République ne doit trembler devant les kalachnikovs », a affirmé Gérald Darmanin, après avoir salué la mémoire du gendarme décédé sans un mot pour les autres victimes.
Compte tenu de son implication dans le processus décolonial, l’État français devrait pourtant le savoir : on ne met pas fin impunément à un héritage de conquête, d’asservissement et de ressentiment sans rompre avec les méthodes brutales et expéditives qui ont façonné le passé.
Loin de l’apaisement escompté, le chef de l’État ravive douloureusement les blessures d’une histoire de domination jamais complètement refermée, malgré les accords de Matignon de 1988, consécutifs à la tragédie d’Ouvéa, puis de Nouméa de 1998, dont le préambule a, pour la première fois, officiellement reconnu le fait colonial de la République française.
Ces accords ont manifesté la volonté partagée de « tourner la page de la violence et du mépris pour écrire ensemble des pages de paix, de solidarité et de prospérité », comme l’État avait obtenu de l’inscrire dans le marbre. Il semble, au regard de la situation actuelle, que l’exécutif ait oublié de lire la page jusqu’au bout, avant de la tourner. Car même si le « non » aux référendums d’autodétermination l’a emporté trois fois, le processus de décolonisation, contrairement à ce qu’il aimerait croire, n’est pas achevé pour autant. Selon ce qui a été dit et écrit, un accord global sur l’avenir institutionnel de cet archipel du Pacifique, toujours considéré par l’ONU comme un territoire non autonome à décoloniser, doit encore être conclu.
On ne se débarrasse pas ainsi d’un substrat colonial qui imprègne encore le présent du pays, sans l’avoir regardé en face. Sur une terre où les habitant·es et les institutions ont su faire preuve d’intelligence collective et d’accommodements raisonnables, la gestion managériale et policière, sans passé ni futur, de ce dossier brûlant est vouée non seulement à l’échec, mais aussi au drame.
À Nouméa le 15 mai 2024. © Photo Nicolas Job / Sipa
« Le temps viendra où le désir de dominer, de dicter sa loi, de bâtir son empire, la fierté d’être le plus fort, l’orgueil de détenir la vérité, seront considérés comme un des signes les plus sûrs de la barbarie à l’œuvre dans l’histoire des humanités » : ces lignes des écrivains Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau (ici et là) devraient résonner aux oreilles d’Emmanuel Macron. Écrites en 2007, elles ne faisaient pas référence à la situation calédonienne, mais répondaient au sinistre « débat » sur l’« identité nationale », dont on mesure, rétrospectivement, à quel point il a réactivé de vieilles matrices racistes.
Les fautes du président
Comment en est-on arrivé à ce qui pourrait se transformer en point de non-retour ? Depuis l’Hexagone, Nouméa a paru s’embraser en un rien de temps, alors que les débats parlementaires touchaient à leur fin. Mais la colère couvait depuis bien plus longtemps. La faute originelle du chef de l’État remonte à 2021 quand l’exécutif a exigé le maintien du troisième référendum sur l’indépendance, pourtant boycotté par les indépendantistes. En dépossédant les premiers concernés de l’expression de leur voix, le scrutin perdait de facto toute légitimité.
La confiance perdue, les relations avec les principales composantes du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) se sont considérablement tendues, jusqu’à entraver la reprise des discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.
En 2022, les indépendantistes ont perçu comme un manque évident d’impartialité de l’État la nomination au gouvernement de Sonia Backès, fer de lance de la droite loyaliste. Ces derniers temps, leur courroux a fini par se fixer sur la personne de Gérald Darmanin, qui a repris le dossier en main, en rupture avec la tradition de le confier à Matignon, et dont les manœuvres politiciennes cadrent mal avec la recherche du consensus et le crédit à la parole donnée au centre de la culture politique en Nouvelle-Calédonie.
L’étincelle finale est ainsi venue du projet de réforme porté par le ministre de l’intérieur. Depuis la révision constitutionnelle de 2007, découlant de l’accord de Nouméa, seules les personnes inscrites sur les listes électorales avant la date de l’accord pouvaient voter aux élections provinciales – une dérogation à la loi française visant à atténuer le poids des nouveaux venus et à permettre aux Kanak·es de continuer d’influer sur le cours des décisions les concernant.
Au mépris de cet engagement, Gérald Darmanin, désireux de tourner la fameuse page de l’Histoire, a jugé que ce principe n’était « plus conforme aux principes de la démocratie ». Après avoir boycotté le troisième référendum en raison du non-respect de la période de deuil kanak post-Covid, les indépendantistes ont instantanément vu le dégel du corps électoral comme une mise en minorité supplémentaire, les Kanak·es ne représentant plus que 41 % de la population selon le dernier recensement.
Une question de survie
La question est existentielle pour eux : faute de majorité démographique, leur destin politique leur échappe, eux qui soutiennent ultra-majoritairement le chemin de l’indépendance, face aux héritiers des colons blancs, et aux Calédonien·nes d’origine européenne en général, faisant le choix inverse. Et ils ont de quoi se méfier des intentions de l’État tant la France, dès qu’elle s’est installée en Océanie, en a fait un enjeu stratégique au service de sa politique de colonisation et de remplacement.
Dès la prise de possession de l’île en 1853 sur ordre de Napoléon III, les spoliations foncières, les déplacements et le travail forcé de la population autochtone ont eu pour effet de la réduire numériquement. Au recensement de 1921, il ne restait plus que 27 100 Kanak·es, soit environ 80 % de moins qu’en 1774.
Dans les années 1950, après la fin de l’indigénat en 1946, alors que les mouvements de décolonisation s’intensifiaient partout dans le monde, la France, à contre-courant, a amplifié sa stratégie de peuplement en Nouvelle-Calédonie. Après avoir déporté des bagnards, des communards et des Algériens dans la deuxième moitié du XIXe siècle, elle a, dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, considéré l’immigration comme une nécessité pour maintenir sa présence dans cette partie du globe. Puis, au cours des années 1970, avec le boom du nickel, cette vague de « migrants économiques », principalement venus des îles Wallis et Futuna, a fait basculer le peuple kanak dans la minorité numérique.
La circulaire du premier ministre Pierre Messmer du 19 juillet 1972 est des plus explicite : « La présence française en Calédonie ne peut être menacée, sauf guerre mondiale, que par une revendication nationaliste des populations autochtones, appuyées par quelques alliés éventuels dans d’autres communautés ethniques venant du Pacifique. À court et moyen terme, l’immigration massive de citoyens français métropolitains ou originaires des départements d’outre-mer devrait permettre d’éviter ce danger, en maintenant ou en améliorant le rapport numérique des communautés. À long terme, la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire. » Voilà, tout est dit.
Dans le même temps, les revendications kanakes deviennent si fortes que l’État ne peut plus les ignorer. Les indépendantistes estiment qu’outre les Kanak·es, celles et ceux qu’ils appellent les « victimes de l’Histoire », c’est-à-dire les personnes forcées par l’administration coloniale de venir s’installer dans l’archipel, devraient être autorisé·es à s’exprimer sur l’avenir du pays. Les bases d’une négociation en vue de l’autodétermination sont jetées en 1983 lors d’une table ronde organisée à Nainville-les-Roches, en Essonne. Dès lors, la question du corps électoral est posée. Elle ne cessera de l’être, notamment en 1988, mais aussi lors du premier référendum d’autodétermination en 2018… jusqu’à aujourd’hui.
Carine Fouteau