Êtes-vous le genre de militant socialiste qui cherche des réponses faciles à ses interrogations sur la violence révolutionnaire, ou qui est avide de biographies politiques édifiantes de grandes figures emblématiques de l’engagement radical ?
Si c’est le cas, Adam Shatz est un auteur que vous devriez probablement éviter. Ses deux livres récents témoignent d’une curiosité aiguë qui évoque les côtés les plus déroutants et les plus paradoxaux de certains intellectuels ainsi que leur responsabilité sociale, en se focalisant souvent sur la question de l’anticolonialisme. [1]
Avis aux zélotes ! Ce sont justement ses appréciations sans complaisance d’auteurs et de militants, et le courage de faire des zig là où la plupart choisissent de faire des zag, qui constituent la méthode caractéristique de Shatz quand il s’efforce de mettre en lumière les intrications de la théorie et de la pratique chez les personnalités de l’avant-garde culturelle en Europe et au Moyen-Orient.
Pourtant, les jugements déstabilisants de Shatz sont peut-être exactement ce dont nous avons besoin en ces temps politiques difficiles. Ils renvoient à différentes préoccupations qui ont été mises sur le devant de la scène à la suite du massacre du 7 octobre 2023 en Israël et de la campagne génocidaire à l’échelle industrielle qui s’en est suivie. Son approche bien documentée peut aider à clarifier des débats anciens dont les cicatrices ssont toujours à vif sur la définition de ce qui constitue un engagement socialiste véritable en faveur de la libération de la Palestine et de la nécessaire éradication du colonialisme de peuplement sioniste [2].
Adam Shatz est un journaliste radical juif américain âgé d’une cinquantaine d’années qui est venu à la conscience politique sous l’impact de la première Intifada (1987-93), et qui s’est ensuite nourri de la lecture de l’anarchiste juif Noam Chomsky, du biographe de Trotsky Isaac Deutscher et du chercheur radical palestinien Edward Said.
Aujourd’hui, il est surtout connu comme le rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books, mais il collabore également à d’importantes publications intellectuelles de gauche telles que The Nation, The New Yorker et The New York Review of Books. Toutefois, Shatz ne craint pas de partager ses informations et de soumettre à la discussion des analyses susceptibles de remettre en cause la plupart des discours partisans.
Writers and Missionaries (Écrivains et missionnaires), son brillant recueil d’essais publié par les éditions Verso, peut être lu comme une sorte de mise en bouche qui explore une gamme de motivations complexes et d’affinités énigmatiques parmi un éventail d’écrivains, dont la plupart sont des gens de gauche. Puis vient le plat de résistance, qui porte son entreprise à un tout autre niveau : La clinique du rebelle, la sidérante histoire de la vie du psychiatre marxiste afro-caribéen Frantz Fanon (1925-1961).
Fanon et l’Algérie dans leur contexte
Quand il se tourne vers Fanon, Shatz inscrit le combat passionné du protagoniste fascinant de cette biographie dans le contexte des paradoxes éprouvants de la résistance anticoloniale algérienne à la domination française, et en particulier de la quantité stupéfiante de violence pendant la décennie de guerre (1954-1962).
Combattants du FLN dans les montagnes. Fayeqainatour CC BY-SA 4.0
Il était impératif de défier la brutalité de la colonisation française, et celle-ci est largement responsable de la mort d’environ 1 500 000 Algériens, de 26 000 soldats français et de 6 000 Européens. Cependant, trop de morts tragiques de civils sont dues à des luttes intestines entre factions parmi les Algériens.
Certaines sources estiment que 12 000 militant.re.s ont été tué.e.s lors des purges internes, et 70 000 autres lors des affrontements entre les partis. Cette pratique consistant à liquider les nationalistes rivaux s’est même étendue à la population algérienne en France, où elle a coûté la vie à 5 000 autres personnes dans ce que l’on appelle la « guerre des cafés » - des attentats à la bombe et des assassinats commis dans des bars et des cafés [3].
Incontestablement, pour les socialistes-internationalistes, l’indépendance de l’Algérie était une cause légitime s’il en est, des trotskystes et des anarchistes français se partageant l’honneur d’avoir amorcé le mouvement de soutien en Europe [4]. Mais en dépit de la légitimité de cette cause, la victoire a quand même été suivie, sur plusieurs décennies, par des centaines de milliers de morts supplémentaires parmi les Arabes et les Berbères, en raison de la tyrannie intérieure imposée par l’élite postcoloniale, dont les racines plongent dans un passé de domination par la répression.
L’Algérie d’aujourd’hui est un désastre en matière de droits de l’homme, avec ses restrictions à la liberté d’expression et de religion, ses arrestations massives et ses tortures, et son incapacité à mettre en œuvre les lois de prévention des féminicides [5]. À moins d’être un déterministe ou un fataliste absolu, un tel bilan devrait amener les militant.e.s actifs dans la solidarité aujourd’hui à réfléchir sérieusement à ces questions.
Le problème, ce n’est pas la pertinence de la résistance armée en soi, mais les politiques, les programmes, l’éthique et la culture de toute organisation révolutionnaire ou nationaliste qui prétend aujourd’hui conduire une transformation sociale anticoloniale.
Certes, la nécessité d’agir contre l’oppression coloniale peut être impérieuse, et les exploits de la résistance armée destinés à frapper les esprits témoignent souvent d’un véritable courage et d’une grande détermination. Cependant, les exploits audacieux ont souvent pour effet de reléguer au second plan l’attention qu’il faut portée au programme politique et à l’histoire d’un groupe. Un succès militaire ne garantit pas nécessairement une libération future, et la construction d’une société meilleure demeure le véritable objectif.
Le mouvement de solidarité doit-il donner un blanc-seing à toute organisation qui se met en avant au nom de la « résistance » ? Tous les actes révolutionnaires qui font progresser la libération doivent être soutenus, mais quels sont les critères à prendre en compte ? Toute forme de rébellion est-elle productive ? Faut-il attribuer à une seule organisation le monopole de la lutte ?
Le bilan de l’expérience algérienne et de bien d’autres pays au cours de l’ère post-coloniale nous a appris que la libération nationale est une nécessité, mais que certains mouvements politiques peuvent vraiment très mal tourner.
Une résistance politiquement efficace
Les questions soulevées par la part que la politique algérienne a prise dans la trajectoire de Fanon expliquent pourquoi l’ouvrage de Shatz a suscité une attention considérable de la part de la presse après les événements du 7 octobre. Ce jour-là, le groupe palestinien islamiste Hamas a déclenché son audacieuse action de rébellion anticoloniale contre un État israélien dont la violence s’exerçait depuis longtemps, en brisant le blocus de Gaza qui emprisonnait les Palestiniens depuis seize ans.
L’association Dar al-Fadila pour les orphelins, composée d’une école, d’un centre informatique et d’une mosquée à Rafah. Au service de 500 enfants, elle a été détruite par les Israéliens lors de l’assaut du 12 janvier 2009 sur Gaza. Mouvement de solidarité internationale CC BY-SA 2.0
Rejoint par d’autres factions et par des individus isolés, le raid mené par le Hamas s’est traduit par des actes de contre-violence effroyables à l’encontre de toutes les personnes rencontrées, y compris envers des victimes désarmées et sans défense. Des dizaines de civils, non seulement des Israéliens et d’autres Juifs (dont beaucoup assistaient à un festival de musique pour la paix), mais aussi des travailleurs étrangers et des Arabes (en particulier des Bédouins) ont été massacrés ou pris en otage, et très vraisemblablement des femmes ont été violées et torturées [6]. Les soldats israéliens sont devenus des prisonniers de guerre.
De nombreux aspects de cet épisode sanglant sont encore controversés ; la propagande de l’État israélien ne doit pas être automatiquement crue, d’autant plus que des mensonges ont été diffusés au sujet de décapitations de bébés et de la dissimulation des corps d’Israéliens tués par les tirs croisés de l’IDF (Force de Défense israélienne).
Toutefois, le 7 octobre a été immédiatement exploité comme prétexte pour une intensification radicale de la guerre génocidaire menée par Israël contre le bien plus grand nombre de Palestiniens sans armes et sans défense à Gaza [7].
Toute cette séquence dévastatrice a immédiatement catapulté la question de ce qui définit une résistance politiquement efficace à l’oppression coloniale au premier plan du débat et de la discussion. Comment parvenir à la libération dans une situation d’asymétrie et d’inégalité extrême, cela s’avère particulièrement problématique, plus encore lorsqu’une population sans État est confrontée à un État puissant et que la partie la plus faible ne peut pas se battre avec des moyens militaires normaux.
Au sein de la gauche anticoloniale, il n’y a pas eu de désaccord sur la réaffirmation du soutien à la juste cause de la libération de la Palestine. La réaction de condamnation s’est concentrée autour des bombardements massifs et de l’invasion de Gaza par les Israéliens, qui ont rapidement illustré l’inhumanité monstrueuse du sionisme politique d’aujourd’hui. L’action de masse pour un cessez-le-feu permanent est devenue la revendication immédiate, de même que l’arrêt de l’aide des États-Unis à l’État israélien.
À la différence des sionistes libéraux qui ont pu être bouleversés par les « excès » du gouvernement Netanyahou, mais qui ont refusé de remonter à la racine du mal, les socialistes-internationalistes ont continué à défendre leur position de toujours en faveur d’une transformation en profondeur de l’État ethno-religieux d’Israël.
Cette solution doit passer par l’abolition de l’apartheid et des privilèges coloniaux, remplacés par un nouvel État ou une nouvelle fédération multinationale qui garantisse les droits démocratiques et la sécurité de tous les peuples, du fleuve à la mer. Mais comment cet objectif pourrait-il être atteint et qui le mettra en œuvre ?
Doit-on approuver publiquement l’idéologie et la stratégie du Hamas, les passer sous silence ou les arranger prudemment en qualifiant le 7 octobre d’« action militaire », les questions « tactiques » devant être discutées ultérieurement ?
Que faire de l’histoire passée du Hamas à Gaza, sans discussion politique libre, sans liberté de presse ou de réunion, avec la suppression de l’égalité des sexes et la propagande antisémite ? Y a-t-il vraiment là de quoi faire valoir son potentiel libérateur ?
Dans le cadre de la mobilisation contre le génocide perpétré par l’État d’Israël, comment aborder ces questions pour construire le mouvement socialiste doté d’une capacité de réflexion critique dont nous avons besoin ici ? Notre position ne devrait-elle pas être de maintenir le droit à la résistance anticoloniale, mais aussi d’écouter et d’apprendre des vétérans de la lutte anticoloniale et d’un grand nombre d’activistes palestiniens, afin de surmonter les erreurs du passé ?
Naturellement, les livres de Shatz ont été écrits avant le 7 octobre et ne fournissent pas de modèle pour s’orienter politiquement dans le présent [8]. [Il est résolument opposé au racisme, au colonialisme et au « sionisme actuel », et n’est pas insensible au droit à la résistance armée. Néanmoins, ses recherches et ses écrits (dont de nombreux inédits) soulèvent des questions sur ce qu’il peut y avoir de problématique dans un engagement politique sincère, ainsi que sur les conséquences à long terme de l’activité révolutionnaire.
Shatz y parvient non pas en donnant des directives politiques (je ne connais pas son point de vue sur bon nombre de questions), mais en fouillant et en analysant les situations concrètes dans lesquelles opèrent les protagonistes et les mouvements sociaux, et en soulevant souvent des questions qui n’ont pas été posées par d’autres.
C’est pourquoi son travail peut être toxique pour ceux qui sont curieusement incurieux des réalités complexes et de la nature mouvante des luttes de classe et des combats anti-impérialistes, qui évoluent au fil du temps, sans même parler des vies souvent chaotiques de ceux qui s’engagent héroïquement en faveur d’un avenir libérateur.
Shatz a commencé sa carrière avec certains principes qu’il n’a pas abandonnés ; mais avec les années, il s’est mis de plus en plus à l’écoute, surtout de ceux qui sont engagés en première ligne et qui défendent leurs idées, hors des États-Unis et souvent aussi hors de l’Occident.
En outre, Shatz est également un auteur qui maîtrise un éventail vertigineux de sujets allant du jazz moderne au marxisme et aux théories postmodernes, en passant par l’anthropologie, la littérature sous toutes ses formes, le cinéma, la cuisine et bien d’autres choses encore. Étant donné que toute l’œuvre de Shatz nous incite à réfléchir davantage, je pense qu’il est utile de commencer par examiner son recueil d’essais avant de passer à la biographie de Fanon, plus ambitieuse, et à la question de la politique anticoloniale.
Des individus réalistement imparfaits
Alors que Shatz a publié en 2004 un ouvrage intitulé Prophets Outcast : A Century of Dissident Jewish Writing about Zionism and Israel (Les prophètes bannis : un siècle d’écrits juifs dissidents sur le sionisme et Israël), démontrant les conséquences désastreuses de la politique de l’État israélien, Writers and Missionaries (Écrivains et missionnaires) est la première synthèse de ses propres travaux.
Les dix-sept chapitres sont pour la plupart tirés de la London Review of Books à partir de 2003 et sont divisés en quatre parties principales qui traitent des intellectuels complexes du monde arabe, ainsi que des écrivains afro-américains à Paris, des grandes vedettes de la culture française et de divers problèmes relatifs à l’engagement. La compilation se clôt sur un mémoire plaisant mais quelque peu déplacé relatif aux obsessions culinaires de Shatz, Kitchen Confidential.
Si, comme moi, vous aimez que les biographies soient des portraits réalistes d’individus imparfaits dont les défauts fascinants abondamment décrits donnent de la chair au récit, vous serez tout de suite séduits par le style direct et captivant de Shatz : « Mais dire la vérité aux puissants, et se ranger du côté des opprimés, ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. » (10)
Pour commencer, Shatz n’assomme jamais le lecteur avec un étalage d’allusions érudites ou un excès de traits d’esprit cérébraux. Ses portraits sont réalisés avec un brio enthousiasmant bien plus qu’avec une simple compétence journalistique : « Les armes de la vérité ne pouvaient pas protéger le rêveur de ses illusions ni le défendre contre ses assassins, qui eux avaient de vraies armes... » (11)
Les études de Shatz démontrent également une capacité à présenter des aperçus clairs et convaincants sur une quantité extraordinaire de situations historiques et sur des matières intellectuelles souvent difficiles. Certains des personnages qu’il évoque sont malheureusement peu connus en Occident, comme l’universitaire d’origine libanaise Fouad Ajami (1945-2014), le journaliste algérien Kamel Daoud (né en 1970) et l’acteur et réalisateur juif-palestinien assassiné Juliano Mer-Khamis (1958-2011).
Ces enquêtes biographiques s’appuient en grande partie sur des entretiens personnels réalisés dans les pays du Moyen-Orient ainsi que sur une lecture attentive de leurs écrits. Loin de vouloir présenter un catalogue des points faibles et de l’hypocrisie, Shatz se propose « d’explorer la pratique difficile et parfois périlleuse de l’intellectuel engagé : les exigences déchirantes que le monde impose à l’esprit lorsqu’il cherche à se libérer de diverses formes de captivité ». (7)
D’autres personnalités sont mondialement connues, mais pas toujours assez bien comprises, comme l’anthropologue structuraliste Claude Lévi-Strauss (1908-2008), le philosophe déconstructionniste Jacques Derrida (1930-2004), le théoricien de la sémiotique littéraire Roland Barthes (1915-1980) et le romancier et cinéaste Alain Robbe-Grillet (1922-2008).
Je ne peux prétendre à une connaissance approfondie de tous ces personnages, mais je peux témoigner de la lucidité avec laquelle Shatz décortique leurs réalisations et leurs activités. Lévi-Strauss, démontre-t-il, ne peut être compris sans reconnaître son profond dégoût pour son statut d’homme public. Robbe-Grillet, qui a connu une grande notoriété et très peu de lecteurs, était prisonnier d’un « imaginaire littéraire » qui servait de « terrain de jeu à ses passions criminelles et à ses crimes sans victimes ». (233)
Par contre, les écrivains radicaux noirs expatriés présentés dans la section intitulée « Equal in Paris » sont ma spécialité, et je peux donc vérifier la pertinence troublante de Shatz en ce qui concerne la qualité de leur travail et la complexité de leur pensée politique.
Les souffrances de Richard Wright (1908-1960) et ses relations tendues avec d’autres écrivains afro-américains ont rarement été dépeintes avec autant de subtilité et de compréhension, et l’« humanisme radical » (166) du pro-Algérien William Gardner Smith (1927-74) est rendu avec une compréhension intime pour les difficultés de l’exil.
Le plus étonnant, peut-être, c’est ce que Shatz nous apprend sur trois personnalités françaises dont la radicalité déborde de contradictions : le producteur de documentaires Claude Lanzman (1925-2018), le cinéaste de la Nouvelle Vague Jean-Pierre Melville (1917-73) et le philosophe existentialiste et militant Jean-Paul Sartre (1905-1980).
Ce dernier est abordé de manière captivante dans un double récit de la prise de distance douloureuse de Sartre avec la gauche intellectuelle égyptienne, qui était elle-même victime de son « attachement conflictuel au [président égyptien Gamal Abdel] Nasser ». (302)
La description par Shatz de l’échec de Sartre dans sa recherche d’un équilibre entre ce qui semblait être des valeurs absolues et la puissance émotionnelle d’une amitié est une merveille surprenante et stimulante. Cela me rappelle, une fois de plus, que même si nous, la gauche radicale, croyons que le choix de notre idéologie est objectivement fondé, son expression peut également être affectée par des besoins psychologiques et personnels.
Tous les personnages de Writers and Missionaries ne peuvent pas être qualifiés de radicaux au sens politique du terme, mais Shatz considère qu’ils témoignent tous d’une « imagination radicale » à travers « un style de pensée qui cherche à pénétrer à la racine d’un problème » et à exposer « ce qui est fondamental ».(9) Cette formulation, ainsi que la distinction qu’il fait entre « missionnaires » et « écrivains », qui lui est venue lors d’une conversation avec le romancier d’origine trinidadienne V. S. Naipaul, restent un peu nébuleuses à mes yeux.
Peut-être cette expression et ces termes sont-ils moins clairs pour le lecteur ordinaire qu’ils ne sont fonctionnels pour Shatz lui-même, en ce qu’ils constituent des moyens de regrouper sous une même rubrique sa sélection de textes de nature différente. Le fait que le recueil ne présente que des personnages masculins est une déficience plus remarquable dans une enquête par ailleurs extraordinaire.
Fanon : la fusion de sa vie et de son œuvre.
Le génie de Shatz pour restituer la multiplicité des personnes authentiques et les sortir des brumes grises de l’ignorance, des préjugés ou de l’hagiographie, se déploie à plein dans The Rebel’s Clinic. Avec Fanon, nous sommes confrontés à un engagement politique radical global qui se traduit par la fusion d’une vie et d’une œuvre tendus vers un but unique.
Tout d’abord, les écrits et la pratique psychiatrique de Fanon sont placés dans le contexte de sa biographie, puis sa biographie est placée dans le contexte de son engagement croissant dans la lutte révolutionnaire. Cette progression parfois contradictoire est présentée comme une sorte de palimpseste sur lequel les étapes se succèdent, une évolution longue et irrégulière au cours de laquelle un nouveau développement n’efface pas, mais met à l’épreuve et développe ce qui l’a précédé [9]. Un tel récit se lit comme un roman mystérieux qui devient de plus en plus intriguant au fur et à mesure qu’il se déroule.
Les principaux faits biographiques concernant Fanon sont bien connus grâce à de nombreuses études antérieures, dont l’une a fait l’objet d’un compte-rendu dans la revue marxiste « International Socialist Review » il y a cinquante ans [10]. Né dans une famille afro-alsacienne de la classe moyenne sur l’île de la Martinique, alors colonie française dans la mer des Caraïbes orientales, Frantz Omar Fanon y a fréquenté l’école jusqu’à ce qu’il se porte volontaire pour combattre le fascisme dans les Forces françaises libres du général de Gaulle en 1944. Il a combattu en Afrique du Nord, puis en Europe, où il a été blessé et a reçu la Croix de guerre.
Au cours d’un séjour en Martinique, il se lia d’amitié avec le poète et militant communiste Aimé Césaire (1913-2008), auprès duquel il s’intéressa à la négritude (mouvement qui exalte la fierté des origines africaines). Il fit ensuite des études de médecine à Lyon, où il fut profondément marqué par les cours du philosophe phénoménologue Maurice Merleau-Ponty (1908-1961).
Au cours de ces années, sa conscience de la réalité du racisme français s’approfondit et il en vint à considérer ce racisme et le colonialisme comme des trahisons pernicieuses des idéaux du siècle des Lumières qui l’avaient poussé à rejoindre les rangs de l’armée.
Après avoir publié Peau noire, masques blancs en 1952, il épousa la journaliste radicale Marie-Josèphe « Josie » Dublé (1930-1989) et s’installa en Algérie en tant que directeur de l’hôpital de Blida-Joinville. Entraîné très vite dans le soutien à la révolution algérienne, il se retrouva à soigner les victimes de la torture française et parfois les tortionnaires, auxquels il témoignait une compassion extrême.
Au bout de deux ans, Fanon fut contraint de démissionner de son poste lorsque son appartenance politique au FLN (Front de libération nationale, né en 1954 d’une scission du MTLD, Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) fut connue. Il s’installa alors en Tunisie où il fut l’un des responsables de la rédaction du journal du FLN, El Moudjahid.
Devenu représentant et porte-parole du FLN, il participa à des congrès politiques et littéraires, même après avoir été grièvement blessé par une mine à la frontière algéro-marocaine en 1959. C’est alors qu’il publia L’An V de la révolution algérienne, une analyse virtuose de la guerre d’indépendance de l’Algérie.
En 1960, il a été nommé ambassadeur du gouvernement provisoire algérien au Ghana, mais comme on lui avait découvert une leucémie, il s’est rendu en Union soviétique pour y suivre un traitement. En 1961, il se rend à Washington DC pour se faire soigner aux National Institutes of Health et meurt à la veille de la publication de son chef-d’œuvre, Les damnés de la terre.
The Rebel’s Clinic est bien plus qu’un simple portrait de Fanon. Au fil du récit de son cheminement, Shatz présente de nombreuses figures intellectuelles qui ont interagi avec lui et ont influencé ses écrits.
En plus de ceux qui ont déjà été mentionnés, on trouve parmi les plus remarquables Sartre, le psychiatre catalan et vétéran antistalinien de la guerre civile espagnole François Tosquelles (1912-94), le psychanalyste freudien français Jean Oury (1924-2014), le poète sénégalais et premier président Léopold Senghor (1906-2001), l’écrivain français d’origine algérienne Albert Camus (1913-1960) ; la féministe française Simone de Beauvoir (1908-1986) ; le journaliste et militant politique français Frances Jeanson (1922-2009) ; le médecin français pro-FLN Pierre Chaulet (1930-2012) ; le psychanalyste français Octave Mannoni (1899-1989) ; le psychiatre français Jacques Lacan (1901-1981) ; l’éditeur français François Maspero (1932-2015) ; et l’essayiste franco-tunisien Albert Memmi (1920-2020).
Même si ses qualités admirables de discipline et de dévouement étaient capitales, Fanon lui-même n’était pas un homme sans vanité, et il présentait plusieurs traits de caractère dérangeants. Il était notamment dangereusement attiré par les hommes forts du mouvement révolutionnaire, ceux qui déprécient les émotions et les sentiments et qui, trop souvent, mélangent leur désir personnel de pouvoir avec les intérêts de la lutte.
L’autre était une homophobie troublante, exprimée par le scepticisme de Fanon quant à la possibilité que l’homosexualité ait pu exister dans sa Martinique natale. (206) Et puis il y avait ce chauvinisme mâle qui se manifestait dans la façon de traiter sa femme, Josie, et qui pouvait s’avérer abusive [11]. Elle était devenue une rédactrice révolutionnaire compétente et engagée à qui Fanon dictait une grande partie de son travail.
Fanon a été conspué par les féministes pour sa représentation des femmes colonisées, et Shatz note qu’il a négligé Simone de Beauvoir, qui semble pourtant lui avoir inspiré ses idées avec Le deuxième sexe (1949), mais dont il n’a jamais ouvertement reconnu l’influence. (89, 97)
Devenu membre d’une organisation de cadres disciplinés, le FLN, Fanon a gardé le silence sur l’assassinat de son mentor, Abane Ramdane (« l’architecte de la révolution »), étranglé par des rivaux jaloux qui ont déclaré plus tard qu’il était mort au combat.
Fanon a ensuite été dupé par l’agent angolais de la CIA Holden Roberto et a joué un rôle douteux dans la chute du leader indépendantiste congolais Patrice Lumumba. Il s’en est néanmoins assez bien tiré dans l’ensemble, et ce malgré la tension mentale que sa situation de personnalité repérée, menacée d’assassinat, lui a fait endurer.
Les spécialistes de Fanon et ceux et celles qui ont déjà lu des livres et des articles sur lui ne trouveront sans doute pas dans The Rebel’s Clinic un grand nombre de renseignements nouveaux. En outre, certains sujets que les membres de la gauche radicale considèrent comme importants sur le plan politique ne sont pas mentionnés, comme l’affirmation de l’universitaire marxiste Peter Hudis selon laquelle, alors qu’il résidait à Paris avant d’arriver à Lyon, Fanon « s’est procuré et a étudié les œuvres de Léon Trotsky ainsi que les documents de la Quatrième Internationale. » [12].
Violence, périls et promesses
La vertu du livre de Shatz réside dans le fait que ses arguments, qui donnent à réfléchir, sont raisonnés avec une cohérence, un savoir-faire et une assurance qui s’appuient sur des décennies de recherches minutieuses. Une large part de l’impact formidable de Fanon sur la pensée contemporaine est passée en revue par Shatz avec une lucidité et une concision admirables.
L’influence de Fanon en psychiatrie est immense parmi ceux qui considèrent les pathologies personnelles comme des symptômes politiques et préconisent des formes de thérapies sociales qui se fondent sur le travail en groupe. Sa compréhension de l’aliénation des Noirs considérée comme une forme d’amputation ou d’emprisonnement dans le cadre du colonialisme a depuis longtemps été reconnue, tout comme son idée selon laquelle les peuples colonisés intériorisent des sentiments d’infériorité et aspirent à imiter leurs oppresseurs.
Plus récemment, Fanon s’est imposé comme un interlocuteur majeur dans l’analyse du discours post-colonial (« post-colonial discourse analysis », PCDA), notamment en ce qui concerne la présentation d’événements historiques du point de vue des colonisés et l’approfondissement de questions telles que les liens entre la langue et les structures sociales du pouvoir. Ces éléments ont conduit Shatz à déclarer que, au cours du nouveau millénaire, Fanon allait « renaître en tant que représentant de la French theorie ». (370)
Sur la question de Fanon et de la violence anticoloniale, qui est au cœur de cet ouvrage, il est impératif de souligner que Shatz est loin d’être le premier biographe et commentateur à observer l’existence d’ambivalences et de contradictions dans l’ensemble de l’œuvre de Fanon.
La compétition pour être celui qui sera le dernier à révéler quelque chose sur Fanon a été vive, tandis qu’il y a eu nombre de livres et d’articles pour déplorer la tendance de ses partisans à mettre en valeur certains passages saisissants sur la violence dans le premier chapitre des Damnés de la terre. Ces derniers sont susceptibles d’être utilisés pour justifier des actes de nature barbare auxquels ils souscrivent ou qu’ils ne souhaitent pas reconnaître pour ce qu’ils sont, alors même que la plus grande partie du reste de ce livre, de même que l’ensemble des écrits de Fanon, sont passés sous silence.
Aujourd’hui encore, on trouve des références décontextualisées à Fanon où la violence est présentée comme une « force purificatrice » qui libère le rebelle colonial « de son complexe d’infériorité, de son désespoir et de son inertie » ; « elle le libère de la peur et lui redonne le respect de lui-même ». Une autre phrase souvent citée : « c’est précisément, dans le même temps qu’il [l’indigène] découvre son humanité [par une action violente] qu’il Il commence à fourbir ses armes pour la faire triompher. » [13].
Il y a assurément plus que quelques phrases comme celles-ci qui se dressent comme des poignards dans Les damnés de la terre. Pourtant, s’accrocher à de telles phrases, avec autant de ferveur religieuse que le ferait un fidèle récitant ses passages préférés d’un livre saint, cela revient à récupérer Fanon sous forme de capital symbolique au service d’une politique qu’il aurait peut-être exécrée.
Beaucoup de choses chez Fanon restent ouvertes à de multiples interprétations, mais il ne fait aucun doute que si l’on prend en compte l’ensemble de ses réflexions dispersées sur la violence anticoloniale, on en arrive à cette évaluation assez paradoxale selon laquelle la violence des opprimé.e.s par le colonialisme est porteuse d’autant de périls que de promesses.
On trouve chez Fanon de nombreuses appréciations formulées de manière nuancée dans des textes que Shatz met en lumière. En outre, la trajectoire terrible que prit la révolution dans les années qui suivirent la victoire de 1962 contredit complètement les prédictions de Fanon quant à l’émergence d’un « nouvel humanisme » en Algérie.
En gros, ce qu’il entendait par « nouvel humanisme » était une recomposition des relations opposée à l’impérialisme libéral européen, reposant sur la décentralisation, l’émergence de nouvelles subjectivités et cultures (qui ne soient ni fondamentalistes ni traditionalistes), ainsi que sur le refus du parti unique qui s’imposait déjà dans certains pays d’Afrique après leur révolution.
L’incapacité de Fanon à reconnaître que « son » FLN engendrait précisément ce à quoi il s’opposait laisse penser qu’il était enclin au romantisme et à la naïveté, succombant trop facilement à la pression du conformisme - des travers que nous nous devons de ne pas reproduire aujourd’hui.
Voici maintenant quelques exemples des éclaircissements apportés par ce livre. Selon Shatz, le mot « purification » dans la citation ci-dessus est une traduction erronée de « désintoxication » (155), qui n’a pas tout à fait le même sens.
Oui, s’opposer physiquement à son oppresseur peut être libérateur et dynamisant, un geste rendu célèbre par le récit de la vie de Frederick Douglass (1845), dans lequel le futur abolitionniste terrasse le briseur d’esclaves Edward Covey.
Cependant, Shatz estime que l’accent mis par Fanon sur cette étape de révolte violente n’avait pas pour but de préconiser un remède à long terme. Il s’agissait plutôt de décrire une étape périlleuse, mais nécessaire, sur la voie de la décolonisation et de la reconquête de l’identité. En effet, les écrits de Fanon montrent à l’envi que les comportements violents sont préjudiciables et qu’ils peuvent facilement être détournés dans la mauvaise direction.
En outre, bien que Fanon ait compris que la violence était inévitable dans le contexte colonial, il a également soutenu dans Les damnés de la terre que la violence ne devait pas être adoptée comme stratégie politique et qu’il ne fallait pas considérer tous les membres de la population coloniale française comme des ennemis naturels :
« Le peuple qui, dans les premiers temps de la lutte, avait adopté le manichéisme primitif du colonisateur - Noirs contre Blancs, Arabes contre Infidèles - se rend compte en cours de route que certains Noirs peuvent être plus blancs que les Blancs, et que la perspective d’un drapeau national ou de l’indépendance n’entraîne pas automatiquement l’abandon par certains segments de la population de leurs privilèges et de leurs intérêts... Le peuple découvre que l’inique phénomène de l’exploitation peut revêtir un visage noir ou arabe. » (156)
Shatz signale que Fanon a publiquement menti sur la responsabilité du FLN dans le massacre, en juin 1957, de 300 habitants musulmans du village de Melouza, une communauté supposée favorable au groupe rebelle rival, le MNA (Mouvement national algérien, successeur du MTLD). Mais Fanon a aussi pris une position de principe contre les exactions dans L’An V de la révolution algérienne : « Parce que nous voulons une Algérie démocratique et rénovée, parce que nous croyons qu’on ne peut s’élever, se libérer dans un secteur et s’enfoncer dans un autre, nous condamnons, le cœur plein de détresse, ces frères qui se sont jetés dans l’action révolutionnaire avec la brutalité presque physiologique que fait naître et qu’entretient une oppression séculaire. » (195)
Au-delà, il est clair que l’accent mis par Fanon sur la nécessité de la violence était principalement lié à son point de vue selon lequel la décolonisation doit être conquise, et non octroyée, et il y a des cas où Fanon a recommandé expressément de renoncer à la violence haineuse et vengeresse, en faisant valoir que toute violence doit être disciplinée et ciblée.
D’un autre côté, rien de tout cela ne constitue une politique claire pour la pratique d’aujourd’hui, et en tout cas pas une qui soit aussi bien définie que celle de la Charte de la liberté de l’ANC (Congrès national africain) sur le caractère central du principe de refus de la discrimination raciale et sur les limites de la violence, telle qu’elle a été élaborée par Nelson Mandela [14].
Des questions qu’il faut affronter
Que pouvons-nous conclure de cette étude ? Il y a toujours eu des atrocités et des actes de terrorisme au cours des luttes armées contre des oppresseurs coloniaux, qui eux ont commis des atrocités bien plus graves, et cela n’a jamais empêché les socialistes de soutenir une cause juste.
Si le Hamas ne peut être réduit à une « organisation terroriste » - il assure des missions de service social et possède une dimension religieuse - il a assurément commis des actes terroristes (à commencer par les attentats suicides) selon la définition courante : violence et intimidation à l’encontre de civils à des fins politiques. Et cela vaut aussi pour I’État Israélien, cent fois plus.
Marx lui-même considérait la violence et le terrorisme contre l’oppression comme « inévitables » et « aussi inutiles à discuter qu’un tremblement de terre » [15]. C’est pourquoi la gauche radicale ne renie pas la révolution haïtienne contre les Français (1791-1804), ni la rébellion de Nat Turner contre l’esclavage (1831), ni même la rébellion Mau Mau contre la domination britannique au Kenya (1952-60), qui a tué des milliers de leurs compatriotes africains, en raison des violences horribles commises à l’encontre des populations civiles.
Pour autant, c’est une toute autre affaire pour les socialistes quand il s’agit d’en faire une stratégie ou de se faire les champions des meurtres de civils, du terrorisme aveugle et des atrocités. Une telle démarche ne peut être acceptée à la légère comme étant efficace ou même simplement nécessaire pour promouvoir la lutte pour l’avènement d’une nouvelle société. Cela vaut également pour la relégation de ces morts et de ces actes de sauvagerie au rang de questions mineures, à l’instar de la manière dont les puissances impérialistes considèrent communément les « dommages collatéraux ».
Pour moi, il n’y a rien de mystérieux ou de difficile à comprendre dans le fait de considérer que le nombre important de victimes civiles est une question qui doit faire l’objet d’une discussion sérieuse.
Nous le savons, les socialistes ne sont pas des pacifistes absolus. Nous maintenons le droit à l’autodéfense armée, nous acceptons la probabilité regrettable que la décolonisation ne se fasse pas de manière pacifique et nous acceptons la possibilité que, dans un conflit militaire, des éléments de notre propre camp puissent devenir des voyous et commettre des actes qui nous font horreur.
Il n’en reste pas moins qu’il y a certainement des questions éthiques à prendre en compte lorsqu’il s’agit de prendre pour cible des non-combattants ou de les mettre en danger.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont estimé que les civils japonais méritaient d’être anéantis en masse par des armes nucléaires parce que leur gouvernement était coupable de crimes. Les marxistes et beaucoup d’autres ont réagi avec horreur à ce que le dirigeant trotskiste James P. Cannon a désigné comme « un crime inqualifiable », le fait de tuer et blesser intentionnellement « les jeunes et les vieux, les enfants au berceau et les personnes âgées et infirmes, les jeunes mariés, les bien-portants et les malades, les hommes, les femmes et les enfants.... » [16]
Cette « punition collective » est sans aucun doute ce que l’État sioniste met en œuvre actuellement, sous le mince prétexte que des « terroristes » utilisent des dizaines de milliers de personnes comme « boucliers humains ». Devrions-nous maintenant changer d’avis et déclarer que la « punition collective » apportera la justice sociale à condition qu’elle soit appliquée par des mouvements anticoloniaux ? [17]
Les questions éthiques et stratégiques sont souvent étroitement liées. Les atrocités commises par la rébellion peuvent entraîner des revers politiques en unifiant l’ennemi et en lui permettant de détourner l’attention de ses propres exactions. Grâce à des moyens de propagande plus importants à l’échelle mondiale, les colons peuvent facilement présenter le mouvement de résistance comme des barbares et pousser leurs concitoyens à se livrer à des représailles horribles.
Le recours à une violence inutile de la part d’un mouvement anticolonial ou radical peut également engendrer un état d’esprit néfaste qui aura pour effet d’étouffer les potentialités émancipatrices de ce mouvement. Par exemple, Shatz note que les pratiques du FLN - autoritarisme, décisions prises d’en haut, assassinat de rivaux et de villageois soupçonnés de sympathies autres - ont joué un rôle dans la répression qui a suivi l’indépendance.
Les atrocités et la terreur de masse commises pendant la guerre civile qui a suivi la révolution russe ont-elles vraiment aidé les bolcheviks ou ont-elles ouvert la voie à la brutalité ultérieure du régime de Staline ? [18] Ce n’est un secret pour personne qu’une situation militarisée et violente attire des personnes de tous bords qui utilisent des prétentions idéologiques, mais sont motivées par le sadisme et la volonté d’exercer un pouvoir sur autrui.
Malheureusement, il n’y a pas que les tenants du statu quo qui ont la capacité de dissimuler opportunément des comportements odieux. Et pourtant, il ne fait aucun doute que les socialistes rêvent d’un monde différent, fonctionnant selon des principes qui n’ont rien à voir avec ceux dont les réactions à la souffrance humaine ordinaire sont exemptes de toute effusion de sang.
Il est certain que, quelque part, V. I. Lénine resterait bouche bée devant la manière dont certains marxistes contemporains confondent de manière simpliste le « soutien inconditionnel » à une lutte avec le soutien politique sans critique à toute organisation politique qui se trouve engagée dans l’action.
Je suis loin d’être un idolâtre de Lénine [19], mais des générations de socialistes ont été éduquées dans ce qui peut être une distinction utile, mais qui est aujourd’hui brouillée, ou du moins décortiquée de manière inappropriée. Trop souvent, des phrases de Lénine, comme de Fanon, sont invoquées de manière instrumentale, à des fins polémiques.
Heureusement, nous avons à notre disposition un éventail de documents historiques bien contextualisés dans lesquels Lénine et ses disciples font la distinction entre une lutte efficace et des tactiques qui l’entravent. Ainsi, on sait que Lénine a condamné sans ménagement les méthodes terroristes du parti paysan des socialistes-révolutionnaires en Russie, alors même qu’il était profondément attaché à la révolution prolétarienne et qu’il comprenait très bien que la violence tsariste finirait par devoir être contrée par la contre-violence.
Des décennies plus tard, les léninistes britanniques ont soutenu sans réserve la cause des républicains irlandais tout en prenant leurs distances par rapport aux campagnes de bombardement nationalistes qui avaient tué des passants innocents. Et lorsque Léon Trotsky a plaidait pour une « défense inconditionnelle » de l’Union soviétique contre l’impérialisme, est-il concevable que quelqu’un de sensé pense qu’il ait ensuite mis en sourdine ses critiques impitoyables à l’égard de la direction stalinienne ?
Qui plus est, le soutien que les socialistes apportent à la « lutte armée » dans des circonstances précises peut être détourné de son sens pour brouiller les pistes. Ce type de lutte peut prendre de nombreuses formes et l’on peut débattre de leur pertinence en fonction des circonstances.
La lutte armée peut être la stratégie fondamentale, comme lorsqu’un groupe armé tente de s’emparer du pouvoir. Il peut également y avoir une branche armée d’un mouvement de masse qui en assure l’autodéfense. Ou encore, un parti marxiste peut disposer d’une unité spéciale qui mène des actions militaires ciblées.
Comme l’explique l’historien Ronald Grigor Suny, au début des années 1900, les fractions bolchevique et menchevique du parti ouvrier social-démocrate russe « critiquaient les actes de terrorisme », mais restaient ouvertes à « l’autodéfense armée, aux assassinats de fonctionnaires d’État et d’espions de la police, et aux expropriations du trésor public si elles étaient liées et contribuaient à la lutte de masse, beaucoup plus déterminante » [20].
Le livre de Shatz sur Fanon nous montre le danger qu’il y a à s’adapter à une organisation qui a entamé ses activités dans une perspective démocratique et laïque, mais qui a évolué vers l’autoritarisme ; une organisation qui a contribué à la résurgence de l’oppression patriarcale et du conservatisme social, qui a autorisé l’assassinat des voix critiques en son sein et en dehors d’elle, et bien pire encore.
En raison d’une loyauté organisationnelle mal placée, Fanon a fini par devenir un propagandiste involontaire de la direction politique qui allait finalement détruire ses rêves.
Soyons clairs : personne ne sait ce que Fanon ou Lénine diraient s’ils devaient réagir aux événements présents. Ils ont vécu à une autre époque, et un ouvrage comme Les damnés de la terre est plus utile comme source d’informations que comme manuel d’instructions. Au mieux, les écrits de Fanon et de Lénine peuvent fournir des cadres conceptuels utilisables pour procéder à l’évaluation stratégique de situations particulières.
Il en va de même lorsqu’il s’agit de juger le Hamas à l’aune de la politique et de la pratique du FLN ou de l’ANC. On peut parler d’analogies ou de comparaisons, mais les points de référence historiques et politiques seront toujours différents.
Beaucoup d’entre nous ne sont pas des experts du tiers-monde et doivent reconnaître que, dans chaque cas - Algérie, Palestine, Afrique du Sud - nous sommes confrontés à une situation complexe. Tous méritent une attention et une discussion sérieuses en utilisant des sources fiables émanant d’un éventail de militant.e.s originaires des pays concernés, ou du moins bien informé.e.s à leur sujet. [21]
Il va sans dire que les formules marxistes abstraites ne fournissent pas de modèles ni de réponses instantanées. Lorsque des travailleurs d’une nationalité participent à la répression menée par l’État à l’encontre d’une autre nationalité, la question de l’unité de la classe devient extrêmement compliquée.
Une grande partie de la classe ouvrière juive israélienne, par exemple, est excessivement privilégiée par rapport aux Palestiniens en raison de la conquête sioniste. Les socialistes appellent traditionnellement à mettre fin à l’oppression en rassemblant la classe ouvrière de toute une région, mais le racisme des juifs israéliens et l’idéologie sioniste constituent une pierre d’achoppement majeure. C’est pourquoi les appels à la lutte commune des prolétaires juifs et arabes semblent actuellement aussi utopiques que de croire qu’une transformation démocratique socialiste des États arabes du Moyen-Orient viendrait les secourir.
Il serait vain de cacher que de nombreux faits viennent contredire de tels scénarios rédempteurs. Cependant, les conditions matérielles changent, les populations ne sont pas une essence figée et les consciences évoluent. Notre tâche consiste à historiciser cette impasse tragique, et non à la réifier.
Comme Marx l’écrivait dans cette phrase célèbre de 1852, « la tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants » [22]. Cela est également valable en ce qui concerne le paradoxe du soutien à la violence anticoloniale.
Nous marchons tous sur une corde raide morale bien connue, personne n’étant à l’abri des accusations d’hypocrisie et de doubles standards. Si nous ne restons pas attentifs à la reproduction de modèles de pensée et de comportement délétères, une nouvelle génération sera façonnée par un ensemble d’échecs et d’erreurs d’appréciation antérieurs. Cela signifie que nous devons parfois nous soumettre à un examen critique de nos propres fidélités politiques et de nos limites éthiques afin d’éviter de répéter le passé alors qu’il nous faut le dépasser.
En guise d’alternative, nous devons commencer par récuser des tabous tels que l’idée que la défense des révolutions sociales ou des luttes anticoloniales ne laisse aucune place à une critique substantielle des orientations et pratiques politiques (qu’elles soient réformistes, ultra-gauche ou inutilement violentes). Ou encore que l’expression de la compassion pour tous les enfants et autres victimes non combattantes serait synonyme de trahison ou de ralliement au « tous pareil ». Nous savons trop bien où mène ce genre de raisonnement.
Je ne peux pas prétendre être une autorité en matière d’éthique ou de morale, mais Ernest Mandel, un vétéran de la résistance clandestine durant la Seconde Guerre mondiale, nous a donné quelques indications utiles dans un article de 1989 : « L’essence de la révolution n’est pas l’utilisation de la violence en politique, mais une remise en question radicale et qualitative - et finalement le renversement - des structures de pouvoir économiques ou politiques dominantes ». Mandel a sans aucun doute considéré que les maîtres de la société utiliseraient la violence pour protéger leurs intérêts, et que l’autodéfense armée serait nécessaire. Néanmoins, il faisait cette observation : « Aucun être humain normal ne choisira de parvenir à la satisfaction de ses aspirations sociales en recourant à la violence. Réduire au minimum la violence dans la vie politique devrait être une préoccupation commune à tous les courants progressistes et socialistes ». Ernest Mandel, « The Case for Revolution Today », Socialist Register (Londres : Merlin Press, 1989), 159-184. Bien que le mouvement trotskiste organisé ait depuis longtemps dépassé sa date de péremption, certains de ses écrits sur le terrorisme et la violence pourraient être réexaminés avec profit. George Novack, un dirigeant du Socialist Workers Party américain quand celui-ci était encore à gauche, a écrit en 1970 un texte sur le terrorisme. Il se concentre principalement sur la différence entre l’action individuelle et l’action de masse, mais son appel à l’« expérience » et à la « raison » ainsi que sa conclusion selon laquelle « le point de vue marxiste se fonde sur des principes d’efficacité révolutionnaire » restent des points de références utiles. Voir : George Novack, « Marxism Versus Neo-Anarchist Terrorism », International Socialist Review, juin 1970, 14.
Nous nous constituons nous-mêmes par les décisions que nous prenons, et nous ne gagnons rien à imiter la manière d’être et de penser de ceux à qui nous nous opposons, avec leur empathie sélective, leurs euphémismes et leurs dérobades. Au moment où il faudra démanteler ce que l’impérialisme nous a légué, la nouvelle génération de socialistes n’aura d’autre choix que de s’élancer vers la flamme de la résistance et de poursuivre le combat.
Dans ce processus, cependant, nous devons aussi défendre les règles du débat argumenté, en rejetant les amalgames et les dénonciations idéologiques faciles, tout en formulant collectivement des propositions de rechange constructives. Et surtout, nous devons apprendre des vies de Fanon, de Mandela et de beaucoup d’autres si nous voulons progresser vers le point culminant du long chemin qui mène à la libération du colonialisme.
Alan Wald