Depuis 1996, on commémore chaque année dans le monde et en France, les personnes décédées en lien avec leur travail ou activité professionnelle. Partout sur la planète, manifestations, reportages et interviews mettent en avant, le 28 avril, les drames de celles et ceux qui « perdent leur vie à la gagner ». À l’échelle mondiale, l’Organisation internationale du travail estime le nombre de décès liés au travail à près de deux millions chaque année.
En France, si la baisse des accidents du travail a été continue et importante depuis les années d’après-guerre, avec un indice de fréquence qui est passé de 118 accidents pour 1000 salariés en 1955 à 38 en 2008, on constate une stagnation depuis dix ans aux environs de 34. Selon les dernières données publiées en 2022 par l’Assurance maladie, le secteur privé dénombre plus de 560 000 accidents du travail suivis d’un arrêt de travail, soit plus de 10 700 par semaine en moyenne. Parmi ces accidents, près de 35 000 ont laissé aux salariés des séquelles physiques jugées indemnisables.
Cette même année, 738 salariés ont perdu la vie dans un accident du travail (hors accidents de trajet), ce qui fait, en moyenne, 14 par semaine, soit 2 morts par jour en comptant les week-ends.
Or, ces chiffres sont en deçà de la réalité puisque ne sont pas comptés ici les travailleurs relevant d’autres régimes (agriculteurs relevant de la MSA,fonction publique, marins…), ni les auto-entrepreneurs et autres non-salariés.
Certes, les médias relayent les accidents survenus sur des chantiers emblématiques : on pense à ceux du Grand Paris Express, des prochains Jeux olympiques à Paris en 2024 ou encore la construction des infrastructures pour le Mondial de football au Qatar.
Plus localement, les travaux des métros toulousain ou rennais ont aussi remis en lumière des conditions détériorées menant à ces accidents.
Mais globalement, l’ampleur du phénomène demeure mal ou peu documentée, et non questionnée au regard des enjeux soulevés au plan du travail et de son organisation.
Des risques inégaux et divers selon les secteurs
Au-delà du fait divers et du registre dramatique ou fataliste souvent employé, il importe de rappeler que les accidents du travail ne sont pas « accidentels », mais sont un fait social : par leur ampleur, on l’a rappelé, mais aussi par les régularités observées et les logiques sociales et institutionnelles qui viennent les éclairer.
Les statistiques publiées pour le régime général de la Sécurité sociale montrent, de manière renouvelée chaque année, que le risque de se blesser au travail ou d’y perdre la vie est très inégalement réparti selon les secteurs et les catégories de travailleurs.
Le secteur de l’intérim, ceux des industries agro-alimentaires, des transports, du BTP et de la santé-nettoyage sont les plus touchés. Les ouvriers, qui représentent aujourd’hui moins de 20 % de la population active (Insee), subissent à eux seuls plus de deux accidents avec arrêt sur trois.
Structurellement davantage représentés dans ce groupe professionnel, les hommes sont davantage exposés au risque d’avoir un accident du travail. Une analyse genrée des statistiques de sinistralité révèle cependant une hausse significative des accidents pour les femmes, en particulier dans le secteur médico-social, comprenant notamment les services d’aides à la personne.
Comprendre les statistiques des accidents
Les statistiques publiées par l’Assurance maladie sur les circonstances des accidents suivent la méthodologie européenne Seat III. Celle-ci catégorise des risques dans des ordres de grandeur comparables. On identifie ainsi des accidents ayant entraîné au moins 4 jours d’arrêt :
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« manutention manuelle » (50 %)
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« chutes de plain-pied » (15 %)
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« chutes de hauteur » (12,5 %)
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« l’outillage à main » (9 %).
Ces données ne disent rien de la façon dont sont survenus les accidents. Des enquêtes et des analyses fines sont alors utiles et nécessaires, et peuvent être menées en interne, ou par l’inspection du travail, des organismes de prévention, la Carsat (Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail).
Complémentaire de ces sources, je propose une approche sociologique des accidents du travail, à partir de plusieurs enquêtes rassemblées dans un ouvrage récemment paru. Fondées sur l’analyse de plus de 200 accidents du travail relatés au fils d’entretiens longs (de 1h30 à 3h) menés auprès d’accidentés du travail dans différents secteurs, mes enquêtes ont mis en évidence des récurrences. Ces récurrences pointent des caractéristiques d’organisation du travail et de l’emploi qui se révèlent coûteuses en termes de risques pour la santé des travailleurs.
Des modèles organisationnels délétères
L’organisation de la production en flux tendus, la réactivité à la demande du client, l’urgence ou le sous-effectif permanent produisent une intensification du travail. Ce « modèle de hâte » empêche la possibilité pour chacun de concilier, au niveau des modes opératoires, les exigences propres à la tâche et une stratégie de préservation de sa santé.
Ainsi l’urgence est constante dans le supermarché où travaille Hervé, un enquêté :
« On travaille toujours dans l’urgence. Dès 4 heures, heure d’embauche, tout est urgent. On travaille souvent dans des délais serrés. Il faut qu’à 8h30 le [magasin ouvre à 9 heures] le rayon soit le plus propre possible. »
Hervé a eu deux accidents du travail dans cette grande surface en cinq ans. Dans le bâtiment, la pression sur les délais de chantier est récurrente dans les récits d’accidents. Dans celui de la distribution, l’envers de la société du clic exigeant la livraison de colis dans des délais toujours plus courts se traduit par de nombreux accidents du travail.
La gravité de blessures contractées par des salariés obligés de se presser a parfois entraîné des arrêts de travail de plus de 6 mois.
Le gain de temps obtenu par des délais serrés et une urgence organisée est à questionner sous l’angle du temps perdu, en espérance de vie sans incapacité, pour des salariés gravement accidentés qui en gardent des séquelles. La production sociale de handicaps dus au travail, mais aussi les ruptures professionnelles consécutives à la survenue de l’accident posent en creux l’enjeu d’une soutenabilité du travail tout au long de la carrière et de la place faite sur le marché de l’emploi aux personnes fragilisées dans leur santé.
« C’était ça ou la porte »
Les travailleurs intérimaires et les jeunes (qui peuvent être les mêmes) connaissant le plus fort taux d’accidents du travail. En France, l’Observatoire des inégalités rappelle que la précarité de l’emploi (CDD, intérim, apprentissage) augmente, et touche aujourd’hui plus d’un jeune sur deux entre 15 et 24 ans.
Plusieurs récits recueillis dans mes enquêtes ont mis en évidence le lien entre fragilité de statut d’emploi et prises de risques obligées chez des jeunes travailleurs peu ou faiblement qualifiés : « C’était ça ou la porte ! », indique ainsi un jeune manœuvre embauché sur un chantier. Ceci fait écho au drame récent relaté dans la presse d’un jeune intérimaire mort dans le cadre de son travail pour l’entreprise Décathlon.
En outre, il faut noter que la précarité de statut d’emploi, qui peut se trouver corrélé à une fragilité de position de l’entreprise dans le cas de la sous-traitance, rime souvent avec une absence de syndicalisation et une moindre intégration au sein d’un collectif de travail, pourtant essentiel dans la transmission de savoir-faire de prudence acquis par l’expérience, comme Damien Cru l’a montré dans le secteur du BTP.
Si la formation initiale en santé et sécurité au travail est indispensable, il importe de rappeler que l’attention doit aussi se porter sur l’organisation du travail et sur le respect de l’obligation de sécurité des employeurs.
Vers une mobilisation nouvelle
On observe depuis peu une plus forte attention au phénomène. Le travail de recensement et d’alerte du professeur d’histoire-géographie Mathieu Lépine, la constitution et la mobilisation d’un collectif de familles de victimes, des dossiers spéciaux dans la presse contribuent à rappeler l’actualité des accidents du travail. On peut aussi citer le travail de l’association « Cordistes en colère, cordistes solidaires ».
Les politiques publiques s’emparent aussi de cette question, avec l’élaboration d’un Plan pour la prévention des accidents du travail graves et mortels ciblant notamment les salariés les plus vulnérables (jeunes, intérimaires).
Ce plan marquera-t-il un réel tournant pour une prise de conscience des enjeux de prévention, de santé au travail ? Cela induit aussi une meilleure prise en compte de la justice sociale dans les relations et l’organisation du travail.
Véronique Daubas-Letourneux, Sociologue, enseignante-chercheuse à l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique, École des hautes études en santé publique (EHESP)
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