Red Pepper - Que se passe-t-il aujourd’hui au Soudan ?
Muzan Alneel - Une guerre est en cours dans de nombreuses villes du Soudan, qui oppose les Forces armées soudanaises (SAF) et les Forces de soutien rapides (RSF), un groupe militaire para-gouvernemental. Ce dernier été formé en 2013 sur ordre du président de l’époque, Omar el-Bechir, qui a été au pouvoir de 1989 à 2019. Aujourd’hui, Khartoum, la capitale, ainsi que Nyala et plusieurs autres localités sont des villes fantômes, des zones de guerre. Des civils sont tués lors de raids menés chez eux par les RSF, par des frappes aériennes aléatoires qui touchent les zones résidentielles, ou meurent à cause de l’absence de soin et de médicaments. Certains sont aussi morts de faim et de soif chez eux car les dégâts engendrés par la guerre ont coupé l’approvisionnement en eau — des points d’eau sont occupés par les RSF. Les deux camps affirment que la victoire est proche, mais sur le terrain, la violence reste écrasante. Plusieurs régions du pays ont déjà connu la guerre par le passé. Alors qu’on s’attendait depuis des décennies à ce que le conflit atteigne la capitale, ça n’est que ces dernières années, à mesure que le pouvoir politique des RSF se développait, que nous avons vu arriver les signes d’une guerre impliquant différentes milices gouvernementales. Dans un entretien qui date de 2014, le dirigeant des RSF, Mohamed Hamdan Dagalo, connu sous le nom de Hemedti, avait clairement exprimé ses ambitions : « Nous sommes le gouvernement et le gouvernement [officiel] pourra échanger avec nous lorsqu’il aura lui-même une armée. »
En 2018 et 2019, des soulèvements populaires ont mis fin à 30 ans de dictature d’Omar al-Bachir. Dans quelle mesure ces soulèvements ont-ils réussi ? Y avait-il des signes qu’un conflit était susceptible d’émerger ensuite ?
Le soulèvement qui est survenu en 2018 et 2019 contre al-Bachir n’était pas le premier. Quand, en 2013, les RSF sont rentrées dans Khartoum pour la première fois, c’était pour mettre fin à des protestations contre le régime. Des centaines de personnes ont été tuées à cette occasion. Néanmoins, le soulèvement de 2018–2019 a été plus fructueux, pour plusieurs raisons. D’abord, la conjoncture économique était catastrophique. La pauvreté s’était généralisée et la petite classe moyenne du pays avait la mainmise sur le peu de ressources disponibles. Dans ce contexte, une nouvelle entité politique, l’Association des professionnels soudanais [Sudanese Professionals Association], a été créée. Elle s’est emparée du sentiment général d’opposition au régime et s’est révélée capable d’agir comme un vecteur de changement. Enfin, l’usage de formes décentralisées d’organisation comme les comités de quartier a facilité une action politique directe de la part de beaucoup de groupes restés jusque-là en dehors de la lutte.
« L’usage de formes décentralisées d’organisation comme les comités de quartier a facilité une action politique directe de la part de beaucoup de groupes restés jusque-là en dehors de la lutte. »
Les manifestations pacifiques des quatre premiers mois ont été très révélatrices du pouvoir qu’a le peuple en action : elles ont forcé le renversement d’al-Bachir par ses généraux par le biais d’un coup d’État. Le pouvoir a ensuite été transféré à un « conseil militaire de transition », mais ce conseil ne rapportait pas les demandes du peuple et des sit-in réclamant un gouvernement entièrement civil ont été organisés pendant plusieurs semaines dans tout le pays autour des quartiers généraux de l’armée. Face aux tentatives du conseil militaire de disperser violemment les manifestants, la population a fait preuve de résilience et a montré sa force collective. Mais les partis contre-révolutionnaires à l’intérieur et à l’extérieur du Soudan ont fait pression pour qu’une solution rapide soit trouvée, ce qui, avec l’accord [sur la transition démocratique] d’août 2019 [1], a de fait stoppé le mouvement populaire. Cet accord, forgé par une élite politique désavouée, l’armée et un gouvernement civil, stipule que les chefs du conseil militaire ne seront pas tenus responsables des crimes qu’ils ont commis contre les manifestants.
Que cette impunité soit cautionnée les a, sans surprise, incités à en commettre d’autres. Les meurtres de manifestants, l’oppression et les mauvaises pratiques économiques qui ont poussé les gens à descendre dans la rue en 2018 ont tout simplement continué. Il est également important de noter que les puissances extérieures ont, ces dernières années, exercé une grande influence sur la politique soudanaise. Le pouvoir du RSF, par exemple, a été renforcé par le « processus de Khartoum », un accord conclu en 2014 entre l’Union européenne et le gouvernement soudanais, qui a financé le RSF afin d’empêcher les migrants espérant atteindre l’Europe de traverser les frontières soudanaises.
Quel a justement été, selon vous, le rôle historique et l’impact des interventions étrangères ayant mené à la situation actuelle ?
Le soutien international et régional d’acteurs tels que l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, le Royaume-Uni et les États-Unis a joué un rôle essentiel dans l’imposition d’un partenariat répressif au gouvernement et dans la légitimation du régime militaire, en particulier lorsqu’il est clairement apparu que la population était déterminée à mettre en place un gouvernement civil. Par exemple, en mai 2019, la classe ouvrière soudanaise a organisé une grève de deux jours dans tout le pays pour exiger la fin du régime militaire. Le Soudan était à l’arrêt. Les aéroports, les marchés, les champs de pétrole, les mines, tout était fermé. Un autre exemple s’est déroulé après le massacre du 3 juin 2019 à Khartoum, lorsque les forces armées du conseil militaire soudanais ont violemment dispersé les manifestants qui participaient à des sit-in. Au moins 100 personnes ont été tuées et 700 ont été blessées. Pourtant, au lendemain de cet événement déchirant, malgré une coupure d’Internet dans tout le pays, les comités de résistance de quartier ont formé des organes de coordination entre comités voisins. Une marche de plusieurs millions de personnes, qui ont continué à revendiquer la fin du régime militaire, s’est ensuite tenue d’un bout à l’autre du pays.
Cependant, les gens se sont heurtés à une puissante machine de propagande diffusée par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, qui vantait le « modèle soudanais » d’une association criminelle. S’appuyant sur des acteurs tant nationaux qu’internationaux favorables au statut quo, think tanks et diplomates réformistes apportèrent des gratifications et un soutien de façade. On a prétendu que les personnes au pouvoir allaient réaliser les objectifs de la révolution. Les personnes qui ont rejeté les politiques mises en œuvre par le gouvernement de partenariat entre les militaires et le gouvernement de transition du Soudan — politiques qui, d’ailleurs, ressemblaient étroitement à celles d’al-Bachir — ont été qualifiées d’opposants au « gouvernement de la révolution ». Ce qui est sûr, c’est que le gouvernement de partenariat n’aurait pas été formé et n’aurait pas duré aussi longtemps sans l’intervention des puissances internationales. C’est l’objectif même de ce type d’intervention : préserver le statu quo, mettre fin à la révolution. L’hypocrisie est telle que les diplomates et les institutions qui ont conçu et encouragé les structures qui ont conduit au massacre, au coup d’État et à la guerre actuelle, discutent encore ouvertement de « l’avenir du Soudan ». Il est choquant de voir combien de personnes peuvent mourir à cause des méthodes douteuses de la diplomatie internationale. Quel que soit le nombre de guerres et de régimes oppressifs qu’ils facilitent, leur responsabilité n’est jamais mise en jeu.
Pensez-vous que les espoirs et les aspirations pour lesquelles les soulèvements de 2018–2019 se sont battus restent présents au sein de la population ?
« Malgré les tentatives du gouvernement pour réduire le pouvoir des comités de résistance, ces derniers se sont étendus et participent aujourd’hui à sauver des vies humaines. »
Malgré les tentatives du gouvernement pour réduire le pouvoir des comités de résistance, ces derniers ne se sont pas contentés de survivre, mais se sont étendus et participent aujourd’hui à sauver des vies humaines. Dans les premières heures de la guerre, ils ont installé des services d’urgence à l’échelle locale afin de fournir les soins essentiels, mobiliser des soignants, organiser des dons de médicaments, etc. Certains de ces services ont initié des cantines communautaires, tandis que d’autres se sont occupés des évacuations et coordonné la réparation des lignes électriques détruites. Même en dehors des zones touchées par la guerre, des services d’urgence ont été créés pour prendre en charge l’hébergement des personnes déplacées à cause du conflit. Pour que des vies soient sauvées, les gens utilisent les organisations locales dont ils ont besoin, ce qui prouve que les valeurs de paix et de justice que les manifestations populaires ont défendues sont toujours bien vivantes.
Dans les médias mainstream, on s’intéresse beaucoup à la « recherche de solutions », bien moins à la façon dont le peuple souhaite construire un Soudan avec plus de justice sociale. Quels sont les dangers d’une telle couverture médiatique ?
Les grands mainstream sont construits pour nous informer sur l’élite tout en omettant le peuple. Lorsque le gouvernement de transition a adopté les mêmes mesures économiques que le gouvernement renversé d’al-Bachir, les principaux médias se sont focalisés sur les visites de diplomates étrangers plutôt que sur les difficultés qui en résultent. Et pour ce qui est des centaines de manifestations contre la politique menée par le gouvernement de transition et l’impunité des généraux, elles ont été ignorées. Prenons l’exemple des solutions que les gens trouvent face à la guerre. À propos des hôpitaux, les médias parleraient aujourd’hui d’une poignée de médecins en les présentant comme des héros, tout en ignorant le fait que ces hôpitaux sont administrés par le peuple. C’est l’organisation populaire qui fait fonctionner ces hôpitaux, jusqu’à payer les salaires des médecins.
Quel pourrait être l’avenir ?
La voie révolutionnaire que la résistance soudanaise emprunte face à la guerre, celui de l’organisation populaire pour la survie, est porteuse de grands espoirs. On commence à percevoir, dans l’orientation prise un chemin plus sûr menant à un pouvoir populaire allant au-delà d’un seul accès à des services d’urgence. C’est ce qu’on voit se dessiner en partie. Mais beaucoup d’éléments doivent encore évoluer et de gros efforts seront nécessaires pour rendre possible un système de gouvernement populaire : ce dernier suppose la formation d’un corps politique organisé qui soit en mesure de défendre, théoriser et organiser le pouvoir du peuple. En attendant, nous n’avons rien à attendre de la diplomatie internationale — ainsi que de son pouvoir reposant sur des accords vides et une impunité vis-à-vis des militaires qu’elle soutient — pour qu’adviennent des changements significatifs en faveur de la population soudanaise. En fin de compte, ça n’est pas au peuple de faire comprendre aux forces contre-révolutionnaires leurs erreurs, elles en sont parfaitement conscientes. La tâche des révolutionnaires consiste à comprendre ce qu’il se passe et, chemin faisant, élaborer des méthodes pour faire avancer les objectifs de la révolution : la liberté, la paix et la justice pour le peuple.
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