Des Palestiniens en quête de nourriture à Jabalya, dans le nord de la bande de Gaza, à la fin du mois dernier.Credit : Mahmoud Issa/Reuters
La charrette tirée par un âne, sur laquelle s’entassent des personnes et des matelas, est l’un des symboles de la guerre contre Gaza et du siège actuel. Plus d’une fois, j’ai entendu un charretier presser son âne en disant quelque chose comme « Avance, Yahya Sinwar, avance », raconte Basel (un pseudonyme, tel que je l’ai utilisé pour toutes les personnes mentionnées dans cet article).
Basel, 30 ans, est resté dans le nord de la bande de Gaza [1] malgré l’ordre d’évacuation de l’armée israélienne, parce que ses vieux parents ne pouvaient pas descendre vers le sud. Ils vivent dans une maison à moitié démolie, avec des bâches en plastique - pour recouvrir les fenêtres brisées - qui ne les protègent pas du froid. De nombreux membres de sa famille ont été tués dans les bombardements, parmi lesquels des nièces dont elle était proche. Elles jouaient dehors lorsqu’une cible située à proximité a été touchée.
Oui, Israël bombarde et tue, affirme Basel, mais il refuse d’exonérer le Hamas de sa responsabilité dans la catastrophe qui s’est abattue sur les habitants de Gaza. « Les gens maudissent constamment Sinwar, mais cela ne se reflète pas dans les reportages des journalistes », dit-il.
Comme il me l’a dit lors au cours d’une conversation téléphonique, qui n’était pas la première, « au début de la semaine, un vieil homme planté au milieu du marché a maudit Ahmed Yassine pour nous avoir donné le Hamas » - Yassine était l’un des dirigeants du Hamas assassinés par Israël en 2004. « Je lui ai envoyé un petit baiser en signe de remerciement pour son courage. Je ne suis pas pour maudire un mort, mais je me réjouis quand les gens se rebellent ».
Je ne connaissais pas Basel avant que nous n’entamions cette correspondance téléphonique ; c’est lui qui a pris l’initiative de ce contact pour exprimer sa rage face à ce qu’il appelle « la prise de contrôle par le Hamas de la façon dont notre histoire s’écrit ». Le fait que les Palestiniens hors de Gaza et ceux qui les soutiennent attendent des habitants de Gaza qu’ils se taisent et ne critiquent pas le Hamas au motif que la critique aiderait l’ennemi, le met hors de lui. Il rejette le postulat selon lequel douter des décisions et des actions de ce groupe armé - et le faire publiquement - serait un acte de trahison.
« J’ai le droit qu’ils sachent ce que je pense et ce que je ressens, même si je suis dans la minorité - et je sais que je ne suis pas dans la minorité. Et je sais que je parle au nom de beaucoup de gens », déclare M. Basel. « J’ai le droit de parler, ne serait-ce que parce que je fais partie des millions de personnes avec la vie desquelles le Hamas joue au nom de mots d’ordre insensés qui n’ont aucun fondement dans la réalité, qui ont éclipsé la cause palestinienne et transformé la lutte pour des objectifs élevés et fondamentaux en une lutte pour un morceau de pain et des boîtes de conserves ».
Après des semaines passées à se nourrir de potées à base de plantes sauvages telles que l’anchusa (feuilles de langue en arabe), la khubeza [une variété de mauve] et l’oseille, les rations militaires américaines provenant des parachutages ont commencé à apparaître, mais des bandes de criminels les ont volées pour les revendre sur les marchés. Elles se vendent 240 shekels (66 dollars) la boîte de 12 rations, explique Basel, qui ajoute qu’il n’est pas du genre à risquer sa vie pour courir après la nourriture parachutée ou amenée par camion. « La nourriture américaine me convient », ajoute-t-il.
Deux amis et une de mes anciennes connaissances confirment que les critiques émises par Basel à l’encontre du Hamas sont largement partagées. Nura, la soixantaine, a perdu tout espoir de voir s’instaurer un cessez-le-feu, car « les deux parties - Israël et le Hamas - ne s’intéressent pas à nous, le peuple, à nos souffrances », m’a-t-elle dit lors au téléphone la semaine dernière, après de nombreux jours sans nouvelles.
Basel a exprimé la même idée avec des mots différents : « Je ne sais pas pourquoi le Hamas s’intéresse à nous, à notre souffrance », « Je ne sais pas pourquoi le Hamas est si fier de ce qu’il a accompli. Il est évident que le gouvernement israélien ne s’intéresse pas aux otages et n’essaie pas vraiment de les sauver. »
Parachutage de nourriture dans la bande de Gaza jeudi. Les rations alimentaires américaines arrivent sur les marchés.Crédit : Amir Cohen/Reuters
En d’autres termes, les Palestiniens de Gaza ressentent dans leur chair que la préparation militaire minutieuse de l’attaque du 7 octobre n’a pas été accompagnée d’une planification politique stratégique claire.
Ibrahim Abrash, ancien professeur de sciences politiques à l’université Al-Azhar de Gaza, originaire du camp de réfugiés de Bureij et ancien ministre de la culture dans le gouvernement de l’Autorité palestinienne de Salam Fayyad, se fait l’écho de cette critique. Dans un article publié fin février par l’agence de presse palestinienne Ma’an, intitulé « L’entêtement du Hamas a assez duré », M. Abrash note que même avant la guerre actuelle, les principaux dirigeants politiques du Hamas avaient fui Gaza pour la Turquie et le Qatar, « laissant derrière eux les militants du Hamas et les dirigeants de second rang se débrouiller seuls, avec à leur tête un prisonnier libéré sans aucune expérience ni sur le plan politique, ni comme dirigeant » : Sinwar.
Qu’il s’agisse d’indifférence à l’égard du sort de la population ou d’un manque de compréhension et de compétences politiques de la part du plus haut commandant militaire, le résultat est le même. La fin des souffrances du peuple n’est pas en vue.
« Nous sommes épuisés », conclut Nura, qui n’a pas de mots suffisants pour dire la difficulté qu’il y a à survivre. Comme Basel, elle et une partie de sa famille ont refusé de quitter le nord de Gaza et errent de la maison à moitié détruite d’un parent à l’autre. Elle a faim, mais elle s’inquiète surtout pour ses petites-filles de 2 et 3 ans, elles aussi affamées. À plusieurs reprises, elle et sa famille, comme Basel et la sienne, sont passés à quelques secondes de la mort dans les bombardements.
Elle aussi entend partout les imprécations contre le Hamas : à l’hôpital qui n’a pas pu soigner sa petite-fille blessée, lorsqu’elle fait la queue pour remplir leur bidon d’eau, et lorsqu’elle passe devant des tas d’ordures puantes que personne n’enlève - et qu’il n’y a de toute façon aucun endroit où les déposer.
Elle entend les malédictions lorsqu’elle rend visite à sa famille et à ses amis entassés dans les écoles qui servent d’abris à des milliers de personnes déplacées, et lorsqu’elle va acheter des légumes, dont les prix ont explosé : des haricots verts à 100 shekels le kilo, des aubergines à 80 shekels, un demi-kilo de pommes de terre à 50 shekels. Apparemment, il en pousse encore dans le sud de la bande de Gaza et ils sont chargés dans les rares camions d’aide qui parviennent à atteindre le nord.
« J’étais assis avec des amis dans un café », raconte Shaher, 75 ans, mettant involontairement en lumière un des aspects de leur ancienne vie qui n’a pas disparu, malgré la guerre, et auquel les gens s’accrochent : un café où les hommes passent des heures à analyser la situation - ou dans un silence partagé, enveloppé par la fumée de cigarette. Shaher, enseignant à la retraite, vit aujourd’hui dans une tente faite de bâches en plastique, après que sa maison et celle de son fils à Deir al-Balah ont été détruites lors d’un bombardement israélien.
Les nuits de pluie, je me réveillais avec mon matelas trempé. Je sortais pour le secouer et enlever le reste de l’eau qui s’écoulait de la bâche en plastique", raconte-t-il avec la douleur d’un homme qui a travaillé et économisé toute sa vie pour envoyer ses enfants à l’université et leur garantir, ainsi qu’à ses petits-enfants, un toit au-dessus de leur tête.
Avec ses amis, il s’est donc assis au café et s’est mis à critiquer le Hamas. Mais « le propriétaire nous a entendus et a dit à un employé de ne pas nous servir en attendant que nous partions », raconte M. Shaher, avant d’ajouter : "Le propriétaire du café est peut-être d’accord avec les critiques, mais il est clair qu’il a eu peur. En d’autres termes, il craignait qu’un membre du Hamas ne l’entende et ne lui cause du tort d’une manière ou d’une autre.
Des blessés soignés dans un hôpital de Rafah la semaine dernière.Crédit : Hatem Ali/AP
« Il est évident que la colère et la rancœur contre le Hamas sont énormes partout », déclare Amal, une autre femme d’une soixantaine d’années, dont l’immeuble à Gaza a été bombardé au début de la guerre, quelques jours après qu’elle et sa famille eurent déménagé dans le sud. Elle a également entendu parler de personnes « qui ont été menacées après avoir exprimé leur opinion en public ». Qu’il s’agisse d’un fait avéré ou d’une simple rumeur, cela suffit à inciter les gens à faire preuve de prudence lorsqu’ils expriment des critiques.
Nura raconte que quelqu’un leur a proposé d’aller manifester, mais que d’autres ont eu peur que le Hamas leur tire dessus. Alors nous mourrons juste une fois, et c’est tout, au lieu de mourir à nouveau à chaque instant« , dit-elle au téléphone, avant de poursuivre : »Mais la plupart des gens n’ont pas la force de manifester ou de se plaindre, parce qu’ils sont tous accaparés par l’humiliante nécessité de trouver de la nourriture. Encore une boîte de haricots en conserve, encore un kilo de farine".
Basel raconte que des hommes du Hamas ont tiré en l’air alors que des manifestant.e.s réclamaient du pain. Shaher raconte les manifestations qui appelaient le Hamas à libérer les otages pour mettre fin à la guerre. « En application d’une tactique habituelle dans les dictatures, des partisans anonymes de l’organisation se sont mêlés aux manifestant.e.s pour transformer le slogan en »Nous demandons à retourner dans le nord de la bande de Gaza« », raconte Shaher.
Selon Basel, « les capacités militaires du Hamas à Gaza ont été presque totalement détruites, mais pas ses capacités d’oppression ». Il raconte qu’avant la guerre, il a participé à des manifestations de jeunes du mouvement de protestation contre le coût de la vie « Nous voulons vivre » ; les manifestant.e.s ont été violemment réprimé.e.s et convoqué.e.s pour être interrogé.e.s.
Il se souvient qu’avant la guerre, même les événements non politiques et les activités sociales normales des personnes de son âge n’étaient pas autorisés ; par exemple, des amis se réunissaient dans une salle près de la plage. Il s’est avéré qu’un rassemblement de plus de 10 personnes nécessitait une autorisation du ministère de l’intérieur. Il était également impossible de sortir avec une petite amie. La « police de la pudeur » - dont on ne sait pas très bien pour qui elle travaille - exerçait une action très dissuasive.
Basel dit qu’il vient d’une famille religieuse qui soutient le Hamas et le Jihad islamique. Bien sûr, lorsqu’il était jeune, il a participé aux activités des jeunes du Hamas, mais il a découvert que les questions qu’il posait (« C’est ma nature ») entraient en conflit avec la pensée de groupe imposée par l’organisation. À partir de 17 ans environ, il a commencé à s’éloigner de l’idéologie du Hamas. Les trois autres personnes avec lesquelles j’ai parlé, plus âgées que lui, ont toujours été affiliées à l’Organisation de libération de la Palestine.
Basel et Shaher bouillonnent de colère lorsqu’ils parlent du silence des médias palestiniens et du monde arabe - et des photographes indépendants qui détournent leur appareil lorsqu’une des personnes rassemblées autour des décombres proteste ouvertement contre le mouvement de résistance islamique plutôt que contre Israël, les États-Unis et le monde en général. Qu’il s’agisse de photographes qui soutiennent le Hamas ou qui ont simplement peur de lui, le résultat est le même.
Comme Basel et Nura, Amal met l’accent sur la misère et l’humiliation. « Jamais nous n’avons eu aussi faim, dans toutes les circonstances, à toutes les époques de lutte et de siège », dit-elle.
Certaines personnes n’osent pas aller aussi loin que mes quatre interlocuteurs dans leur critique du Hamas, mais elles reprochent à l’organisation de ne pas répondre en temps utile aux besoins de la population civile.
« Pendant le siège israélien de Beyrouth, l’OLP et Arafat ont veillé à ce qu’il y ait suffisamment de nourriture et d’eau pour tout le monde. Nous n’avons pas connu la famine et les prix du marché noir », explique cette ancienne habitante de Gaza qui se trouvait à Beyrouth en 1982. Elle est consciente des différences géopolitiques entre la capitale libanaise et la bande de Gaza assiégée, mais souligne que l’OLP a compris qu’il était de son devoir de s’occuper des civils, alors que le Hamas a explicitement récusé ce devoir.
Des habitants de Gaza attendent une aide alimentaire dans la ville de Gaza à la fin du mois dernier. Credit : Mahmoud Issa/Reuters
Basel et Shaher doutent fortement de la pertinence, de l’efficacité et de la légitimité de la lutte armée pour la libération nationale, en particulier dans des conditions de suprématie militaire israélienne. Ils représentent peut-être une minorité, et peu de Palestiniens exprimeront ouvertement une telle opinion.
« La lutte armée est un jeu qui se joue sur le terrain de l’occupant qui est mille fois plus fort que nous », déclare Basel. Il estime que la lutte armée de l’OLP, par exemple dans les années 80, n’a pas donné les résultats escomptés.
Shaher affirme que le Hamas ne comprend pas jusqu’à quel point Israël est une société spartiate qui ne peut être vaincue militairement. Il affirme que la lutte armée, telle qu’elle est menée par le Hamas, tombe dans le piège d’Israël. Lui, Amal et Nura sont convaincus que la plupart des habitants de Gaza ne soutiennent pas l’attaque du 7 octobre et qu’ils ont eux aussi été choqués par les atrocités commises contre les civils ainsi que par l’enlèvement de bébés et de personnes âgées, ce qui est en contradiction avec leur religion et toutes leurs valeurs, comme ils le disent tous les trois.
Sur la base de ce qu’ils connaissent, eux et Basel ont du mal à croire les résultats d’un sondage palestinien selon lequel le soutien au 7 octobre reste élevé et que la majorité - qui n’a pas vu les vidéos des atrocités - pense qu’aucun crime n’a été commis lors de l’attaque.
Shaher étend son propos en disant : « Il est très difficile de mener des enquêtes parmi les Arabes. Tout le monde a deux opinions en ce qui concerne la fierté nationale et militaire : une opinion pour le monde extérieur, y compris le sondeur, et une deuxième opinion, la vraie, que l’on garde pour soi. »Tout le monde sait que les gens qui ont commis [les crimes du 7 octobre] étaient membres d’un petit groupe qui a donné à Israël une bonne excuse pour détruire tout Gaza« , dit-il, ajoutant qu’il pense que »95 % des gens étaient contre [l’attaque du Hamas]« . Nura estime ce chiffre à 75 %, tandis qu’Amal dit que »la majorité y est opposée".
Basel a une vision plus complexe de la situation. « La plupart des gens n’ont aucun problème de principe avec l’attaque, mais ils critiquent le moment choisi et les résultats », dit-il. « Tout le monde a vu les vidéos. Je dirais qu’un tiers affirme que le Hamas n’a pas commis de crimes, qu’un autre tiers reconnaît qu’il y a eu des crimes mais ne veut pas les appeler ainsi - et affirme qu’ils ont été commis en réponse à des crimes commis par Israël au fil des ans. Enfin, un troisième - dont je fais partie - ne se voile pas la face et sait qu’il s’agit de crimes ».
Les quatre disent presque la même chose : le Hamas a déclaré que ses membres n’avaient pas enlevé de bébés et de personnes âgées, mais que c’étaient des civils qui le faisaient. Si c’est le cas, pourquoi ne pas libérer les otages immédiatement ? Vous ne contrôliez pas la frontière ? Vous ne saviez pas où se trouvaient les otages ? Après tout, vous contrôlez étroitement la société et savez tout ce qui s’y passe.
Quant aux prisonniers palestiniens qui doivent être libérés en échange d’otages israéliens (y compris d’Israéliens arabes) et d’étrangers, Basel et Amal affirment tous deux que les prisonniers ne sont pas plus importants que la vie des enfants de Gaza. Basel est particulièrement ferme.
« Que personne ne nous fasse la leçon sur les principes fondamentaux de la cause palestinienne. Les prisonniers palestiniens devraient faire entendre leur position sur ce qui se passe en leur nom à Gaza », déclare-t-il. « S’ils acceptent que nous soyons massacrés et expulsés dans leur intérêt et s’ils acceptent de quitter la prison sur les ruines de nos maisons et le sang de nos enfants, nous ne leur pardonnerons pas et ils seront couverts de honte pour le reste de leur vie ».
Ce sont des mots durs qui ne sont pas exprimés en public, mais Amal, dont beaucoup d’amis et de parents ont purgé de longues peines de prison en Israël pour leur militantisme contre l’occupation, confirme que de nombreuses personnes pensent la même chose. Et elle dit exactement ce que Basel a dit : « Les prisonniers ont de leur plein gré choisi leur voie. Pourquoi devrions-nous payer le prix de leur décision personnelle ? »
Amira Hass