Mettons de côté la définition du génocide [lire ici la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide approuvée à l’unanimité en décembre 1948 par l’ONU]. Les anciens élèves, les étudiants et le personnel de l’Université hébraïque de Jérusalem participent activement à la guerre. La dynastie de juristes que l’université a produite a joué un rôle dans la mise en place du parapluie juridique protégeant l’armée.
L’université a-t-elle une position sur l’assassinat par des frappes aériennes et des bombardements de plus de 12 000 enfants palestiniens à Gaza au cours des cinq derniers mois ? A-t-elle publié une position officielle sur la famine dans cette région [1] ? A-t-elle quelque chose à dire sur l’horrible projet de transférer, une fois de plus un million et demi de personnes, affamées, épuisées, traumatisées et endeuillées et de les entasser dans un espace encore plus étroit afin de poursuivre la « manœuvre » terrestre de l’armée à Rafah [2] ?
J’ai effectué une recherche sur Google et je n’ai trouvé aucune position officielle de ce type. Les hauts responsables de l’Université hébraïque, comme le reste du pays, se contentent-ils de regarder et de lire les médias israéliens, sans connaître (c’est-à-dire sans vouloir connaître) les réalités ? Ou doutent-ils des rapports de quiconque n’est pas le porte-parole des Forces de défense israéliennes (FDI) ? Pensent-ils que ce n’est pas le rôle de l’université d’exprimer une position ?
Google en hébreu m’a rappelé que, selon l’université, « le terrible massacre commis par le Hamas le 7 octobre contre des Juifs, simplement parce qu’ils sont Juifs, relève de la définition du génocide ». C’est ce que le professeur Asher Cohen et le recteur Tamir Sheafer ont écrit à Nadera Shalhoub-Kevorkian le 29 octobre, en réponse à sa déclaration selon laquelle Israël commettait déjà un génocide.
Etant donné qu’il s’agit de hauts responsables de cette institution universitaire réputée, et qu’à ma connaissance rien n’a été publié pour qualifier leur déclaration, on ne peut que conclure qu’il s’agit de la position officielle de l’Université, même s’il était déjà bien établi que les personnes assassinées, blessées et enlevées n’étaient pas seulement des Juifs, mais aussi des citoyens palestiniens d’Israël et des travailleurs étrangers [entre autres thaïlandais].
La vulnérabilité d’Israël, en ce jour terrible du 7 octobre, a résulté des synergies entre sa puissance militaire, l’arrogance et la dévalorisation des avertissements des femmes soldats [3] ainsi que de la force et des capacités des contestations des Palestiniens occupés. Tout cela s’est produit à un moment où l’Etat se concentrait sur l’accélération de son entreprise de colonisation en Cisjordanie (y compris à Jérusalem-Est). C’est pourquoi des combattants armés du Hamas et des civils de Gaza, confrontés à l’oppression israélienne et désireux de se venger, ont pu franchir les murs et les clôtures entourant leur prison collective. Soustraire cette attaque au contexte de l’occupation israélienne est une insulte à votre intelligence, à votre compréhension de l’histoire et aux capacités d’analyse sociale qu’un établissement d’enseignement supérieur devrait inculquer à ses étudiant·e·s.
Et oui, pour les Palestiniens, l’occupation a commencé en 1948, raison pour laquelle 75 à 80% des habitants de Gaza sont des réfugié·e·s ou des descendants de réfugiés. Certains d’entre eux/elles n’ont fui qu’à quelques kilomètres de chez eux, craignant la guerre (comme le font actuellement les résidents israéliens de la Galilée et du nord-ouest du Néguev). Israël n’a pas permis à ces Palestiniens de rentrer chez eux ; d’autres ont été expulsés de force.
En tant qu’ancienne étudiante en histoire de cette université, je devrais être blessée par la position de l’université, mais je ne le suis pas. Je ne pense pas que les capacités des institutions universitaires soient plus élevées que celles de n’importe quelle autre institution (médias, cliniques, compagnies d’autobus) lorsqu’il s’agit de s’affranchir de la justification ultranationaliste de la violence militaire et bureaucratique institutionnalisée qu’Israël emploie contre les Palestiniens, simplement parce qu’ils sont Palestiniens, le peuple que nous privons systématiquement de ses droits sur cette terre.
Amira Hass
Israël est un Etat souverain et une puissance militaire, économique et technologique. Présenter l’attaque du Hamas, sous tous ses aspects – un assaut militaire sophistiqué et humiliant, et une orgie de meurtres, de mutilations et d’abus sur les soldats et les civils – comme un génocide minimise et déforme les génocides des peuples indigènes par les mouvements et régimes colonialistes en Amérique, en Afrique et en Australie, des Arméniens en Turquie, et du peuple juif en Europe et en Afrique du Nord.
En tant que fille de survivants de l’industrie du meurtre nazie, la position de l’université sur le 7 octobre et son absence de position sur le massacre d’enfants à Gaza devraient me heurter. Mais ce n’est pas le cas, car je ne m’attends pas à ce que les représentants d’un établissement d’enseignement supérieur israélien prennent mes émotions en considération, pas plus que le rappeur de droite The Shadow [membre du Likoud depuis 2016 sous l’égide du député Oren Hazan qui appuyait Marine Le Pen et Trump], le groupe de d’extrême droite Im Tirtzu [qui qualifiait les écrivains Amos Oz et David Grossman d’« agents de l’étranger », voir Le Monde, 28 janvier 2016] ou Benyamin Netanyahou.
Bien au contraire. C’est justement en tant qu’étudiante au département d’histoire de l’université et fille de rescapés des wagons à bestiaux menant aux camps de la mort que je suis consciente du pouvoir glaçant des organisations ultranationalistes qui élaborent des théories suprémacistes visant à protéger le pillage colonial et les droits excessifs supposés d’un « peuple élu ». Je ne me fais pas d’illusions sur le courage des institutions académiques qui dépendent des budgets de l’Etat. Je ne m’attends pas non plus à ce qu’elles fassent preuve d’une conscience intellectuelle de leurs privilèges terrestres.
Des anciens étudiants de l’Université hébraïque ont protesté contre la suspension de Nadera Shalhoub-Kevorkian, et pas seulement en raison de la violation de la liberté académique. Ils ont souligné que le fait de réduire au silence les voix qui s’élèvent contre le génocide rend l’université complice du crime. Outre le fait qu’en tant que journaliste, je ne signe jamais de pétitions, mon manque d’attentes positives à l’égard des institutions universitaires est la principale raison pour laquelle je n’ai pas ajouté mon nom à leur lettre.
Amira Hass